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Où est l'urbain, et l'architecte ? Les villes coloniales, devenues algériennes, ont beaucoup changé
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 15 - 12 - 2012

Le changement le plus conséquent et le plus évoqué est lié à la nature des populations et à leurs pratiques des espaces urbains. Ces changements, qui n'ont pas encore bénéficié d'études historiques objectives, rappellent au survol que l'évolution de nos villes n'a jamais été homogène.
C'est le cas d'Oran dont la mutation a commencé dès les débuts de l'occupation française. Il s'agit pour l'essentiel de tout un processus de transformation et de modernisation de la ville qui n'a pas fait l'économie de la ségrégation.
Durant toute la période de l'occupation, la ville a cultivé la distinction des formes urbaines. Les quartiers des Européens se sont toujours démarqués des quartiers des indigènes. Deux tendances ont dominé: la recherche d'une image qui rappelle beaucoup l'Europe et la reproduction d'une autre, tout au moins bicéphale, qui reprend le langage européen avec quelques gestes supposés arabo-musulmans.
Autrement dit, au moment même où une tradition forte de la construction européenne s'installait progressivement, nous constatons qu'il n'en restait presque plus rien de la supposée tradition arabo-musulmane à Oran. Celle-ci s'européanisait progressivement à la française et puis fortement en affirmant son identité en tant que telle après plusieurs siècles de présence espagnole et une contribution, pour le peu qu'on puisse en dire, timide des Turcs qui ont construit quelques modestes mosquées qui se trouvent, d'ailleurs, actuellement, dans un sale état.
Pour revenir à nos propos, dans la haute ville, certains axes, particulièrement européens, ont été le produit exclusif de la promotion immobilière. Dans d'autres cas où les autorités n'intervenaient pas pour des raisons qui nous sont encore méconnues, les plans reprenaient l'état de fait de l'existant. Cela semble avoir été le cas des quartiers des populations indigènes.
Toutefois, le tournant décisif de l'histoire coloniale de notre ville est son déplacement du site mouvementé et escarpé de l'ancienne ville, au site plus ou moins plat de la haute ville. En fait, c'est tout l'esprit du développement de la ville qui changeait avec ce déplacement. Mine de rien, ce développement est synonyme du divorce entrepris avec l'esprit de l'art urbain. Dans cet esprit en question, on suppose globalement que l'arrivée des constructions n'excluait pas la volonté de continuité d'existence des sites qui les accueillaient.
Le déplacement est aussi synonyme de passage d'adaptation naturelle aux exigences du site à la rationalisation de son exploitation. La haute ville a corrompu de nombreux architectes par la facilité inopinée de sa platitude, et la disponibilité des moyens technologiques de construction. Le tout s'opérait autour du début du siècle dernier, avec la modernisation progressive des moyens de construction et bien sûr, comme beaucoup d'ailleurs s'en doutent, l'affirmation du matériau du progrès: le béton.
SUR L'URBANISATION DE LA PERIODE DE L'OCCUPATION
Vers les deux dernières décennies de l'occupation, la modernité au sens camusien du terme a fini par conquérir la ville d'Oran et à en faire l'un des fleurons dans le monde. De l'urbanisation plutôt horizontale de la ville, cette dernière est passée vers la fin de l'occupation à l'étape de la tourisation (terme que nous reprenons du Philosophe de l'urbain monsieur Thierry Pacquot) qui marque par son empreinte aux apparences irrégulières, la longue vue curviligne du front de mer d'Oran. Seulement cette urbanisation n'a pas été de tout temps un remplissage d'espace heureux. J'ai appris avec mes étudiants à penser que la structure urbaine, qui signifie dans l'esprit un équilibre dans la distribution des fonctions, une harmonie de la production des objets par la couleur, les hauteurs, les techniques de construction et les matériaux, et une présence soutenue de la dimension paysagère, n'a pas fait légion pendant l'occupation. L'exemple que mes deux étudiantes (Yasmine Sardi et Nezreg Ahlem) ont exploré selon une méthode très subtile que nous leur avons proposée: celle de l'observation utile du site de la cité Plein-ciel et son environnement direct, montre que le mythe de l'excellence de la production européenne n'est pas toujours vrai.
Nous avons hérité d'une figure urbaine aux carrures saccadées, qu'un remplissage postcolonial d'espaces urbains décousus par sa logique non architecturale a accentuées. Cet environnement nécessite une tentative de structuration architecturale et urbaine qui ramène l'environnement de la cité Plein-ciel à la logique du tissu urbain classique avec bien sûr toutes les valeurs qu'il sous-entend, comme celui du retour à la rue aux dimensions humaines, en tout cas dans le sens que Jean-Jacques Deluz consentait à cette expression. Le cas du quartier Saint-Charles est un autre exemple de l'absence de l'idée de la structure urbaine. Ce quartier en question est un mélange d'occupations du sol désordonné, où les équipements, les friches et l'habitat se mêlent sans aucune harmonie, sans aucune possibilité d'équilibre visuel, sans aucune logique de partage équilibré des fonctions. J'ai osé relever dans mon discours que ce quartier dispose d'immeubles pourtant modernes, par leurs formes représentatives de leur époque, et qui méritent de notre part un effort de valorisation historiographique. Mes étudiantes Mellah Imène et Kaibi Halima ont très vite remarqué que les obstacles visuels sont nombreux, et ne permettent pas la possibilité de percées visuelles intéressantes. L'obstacle le plus conséquent et le plus inesthétique qui soit est le mur qui sépare le quartier de l'espace des voies ferrées. L'obstacle est terne, laid et ne donne pas l'occasion de se familiariser avec l'activité ferroviaire qui a pourtant façonné de très nombreux villages et villes dans le monde par son caractère de transport classique qui fait rêver. Globalement, nous remarquons que ce quartier est abandonné et, comme tout le reste de la ville, il mérite l'apport d'aménagements qui le transforment en un espace agréable à vivre, suivant des propositions qui échappent, dans la mesure du possible, à la logique mercantiliste des entrepreneurs. Pour ce faire, les idées innovantes, fraîches de l'esprit créatif sont les bienvenues.
L'ABSENCE D'UNE HISTOIRE UNIVERSITAIRE ENGAGEE
Nous signalons que le département d'architecture d'Oran souffre de l'insuffisance de ce qu'ils appellent communément la production scientifique, particulièrement en matière d'histoire urbaine et architecturale. Les raisons qui sont à l'origine de cette situation sont pour certains la surdose de la gestion administrativement abusive et les injustices qu'elle produit en termes de grades immérités. Ces raisons détournent, voire découragent l'engagement scientifique libre de toute contrainte, pour l'essentiel de nature politico-administrative.
Je crois, à l'instar de ce que je sais des universités étrangères, que nous ne pouvons pas suggérer une histoire urbaine et architecturale de notre ville sans indiquer la position universitaire des architectes et de l'architecture, pour ce qui nous concerne, par rapport à l'hégémonie des ingénieurs et l'inexistence d'un débat réel en la matière parmi les rarissimes professeurs producteurs de livres et les maîtres de conférences qui ne font pas le travail nécessaire de diffusion de leurs recherches. En d'autres termes, si les départements universitaires qui se respectent à l'étranger se targuent d'avoir une histoire «scientifique» à raconter, et qui est vue et revue dans différents ouvrages édités, je pense à l'Institut d'urbanisme de Paris, nos départements n'ont, certes, malheureusement aucune histoire à révéler si ce n'est celle de l'infécondité ou de la production minuscule. Autrement dit, il y a toute une histoire de conflits d'intérêt carriériste à étaler, sur fond d'opportunisme (de khobzisme) et de trahison entre collègues, qui mérite d'être étalée, ne serait-ce que pour dénoncer l'état désastreux dans lequel se trouvent nos pauvres universités algériennes. Ce travail, qui relève de la sociologie du milieu professionnel, nous le ferons bientôt avec cette sincère intention d'aider nos décideurs d'en haut à mieux gérer les affaires des professionnels d'en bas. Ainsi donc, je crois que j'ai mis la lumière sur ce premier facteur nécessaire à la connaissance de l'histoire d'une ville: celui de la production scientifique et de l'engagement des institutions universitaires dans sa vie urbaine et architecturale. Il est concevable que nous encouragions nos jeunes «chercheurs» (ne faut-il pas abandonner ce terme qui ne signifie rien pour nous les diplômés d'architecture ?) à explorer l'étude de René Lespès en vue de mieux la situer du point de vue de l'Algérien que nous sommes, tout en évitant bien sûr toute forme de dérive idéologique. Nous avons remarqué qu'aucune étude situant la place de la production du bâtiment, encore plus en terme d'architecture, dans le lot gigantesque de la production urbaine n'existe au sein de nos universités. Les conséquences sinistres qui en découlent aujourd'hui se traduisent par le désintérêt et l'indifférence vis-à-vis d'édifices aussi importants comme la cathédrale d'Oran et la démolition fatale et récente des halles centrales.
NECESSITE D'UNE HISTOIRE URBAINE COURAGEUSE
Nous savons tous que les faiseurs de nos villes sont exceptionnellement issus de l'appareil politico-administratif. Cette réalité est la conséquence de toute une conjoncture dont les origines remontent aux choix politiques entrepris depuis l'indépendance, et le vide engendré par l'absence d'une représentation locale efficace. Les projets entrepris depuis l'indépendance et l'état par lequel ils ont marqué nos espaces urbains confirment ce constat. En ce sens, il serait judicieux et précieux de commencer à remplir le vide laissé par les historiens de la ville ou ceux qui prétendent à l'être, en entreprenant une histoire qui rapporte l'évolution de nos villes en fonction des personnes qui gouvernent nos villes.
Cette histoire a pour premier intérêt de présenter le profil social et professionnel du wali, du maire et des autres responsables. Ce profil peut nous permettre de comprendre les choix entrepris dans l'aménagement des villes, comme celui de la plantation des palmiers dans les villes côtières, le réaménagement des (mêmes) ronds-points et carrefours, et la réparation répétée des chaussées et des trottoirs qui ne répondent jamais aux normes, créant d'ailleurs le plus souvent des situations de conflit d'usage.
Nous pouvons même vérifier le niveau d'implication de ces acteurs dans la production de figures urbaines jugées pour le moins de bonnes ou de médiocres. Comme nous pouvons aussi mesurer leur capacité à s'adapter aux exigences des populations en termes de confort urbain, surtout quand ils ne sont pas issus des lieux qu'ils gouvernent.
Cette histoire liée au profil de l'individu (qu'il soit wali ou autre) a pour objectif de lever le voile de l'anonymat sur nos villes. De nous donner le sentiment que nous vivons dans des lieux qui ont droit à l'histoire. C'est pour cette raison que j'ai rapporté dans l'un de mes articles cette citation: «Supposer la +mort de l'auteur+, considérer que le projet de la ville est l'œuvre d'un auteur implicite, de sujets collectifs mal identifiés ou encore de la culture d'une époque, sans entrer dans les mécanismes de sa production et de sa réalisation; c'est pour le moins aussi une fuite sur le plan historiographique.» (Bernardo Secchi, Première leçon d'urbanisme - 2000 -, Editions Parenthèses, Paris, 2006, p. 41).
BREF APERÇU DE L'ETAT DE L'ARCHITECTURE
Longtemps, le doigt a été mis sur la responsabilité des maîtres d'ouvrage du secteur public concernant l'inexistence de la qualité architecturale.Les années 2000 ont vu défiler des formules multiples dans le secteur d'habitat, et des chiffres mirobolants de logements, qui n'ont pas, pourtant, diminué le poids lancinant de la crise de logement. Il y a eu même ce que l'on appellera un effet pervers dans les modes de distribution des logements par l'installation dans l'espace public de pratiques stratégiques, comme l'établissement des bidonvilles, qui donnent à leurs habitants une priorité d'accessibilité gravement ressentie par les universitaires à titre d'exemple, et posant par-là la question de l'ayant droit.
Ce type d'idées complète les considérations de Deluz qui affirmait que «Les administrations appliquent des méthodes quantitatives stériles sur le plan qualitatif et produisent des normes réductrices, les bureaux d'études répètent les mêmes projets sans états d'âme, par intérêt, par inertie ou par ignorance, les entreprises n'ont que profits à reproduire les mêmes modèles; et les utilisateurs sont trop contents d'être logés pour voir au-delà: leur malaise se limite aux servitudes quotidiennes.» Il est sûr que l'architecte devenu maître d'ouvrage n'a pas fait mieux que ses prédécesseurs. En effet, l'intérêt, l'individualisme et l'ignorance toujours les propos de Deluz dépeignent un tableau noir et même pollué de l'état de l'architecture dans notre pays.
Le passage au libéralisme n'a pas encore enclenché l'éveil tant espéré, peut-être parce que nous n'avons pas encore saisi que le développement commence à partir de sa propre expérience. Celle-ci doit servir de leçon à inculquer et à développer à partir de ses propres erreurs et performances. Seulement, pour ce faire, nos ordres qui nous représentent ont un grand travail à accomplir, comme celui de libérer le métier d'architecte des bureaucraties des administrations qui nous suspectent continument de faire du gain, et qui nous traitent donc comme des épiciers, et je dirai qui nous obligent à agir en tant que tels. La responsabilité de cet ordre, pour traduire les propos de F. L. Wright dans le cas algérien, est d'éviter à l'architecture «la vulgarisation de l'activité commerciale», une attitude que les pouvoirs publics continuent à cultiver et à transmettre à nos représentants qui exigent des montagnes de documents pour l'exercice de la maîtrise d'œuvre.
Nous avons le devoir de transformer tout le monde des diplômés de l'architecture en la faveur de l'idée et de sa réalisation la plus parfaite possible, et à apprendre à laisser nos susceptibilités vis-à-vis des vérités qui dérangent de coté. Ce qui compte est de lutter pour un environnement propice à l'épanouissement des talents.
* Diplômé d'architecture)


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