« Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. » Frantz Fanon « Peau noire, masques blancs » Le 20 juillet dernier Frantz Fanon aurait eu 90 ans. De sa Martinique natale, à l'hôpital psychiatrique de Blida, en passant par ses années de militantisme et de combat en Algérie et à Tunis, en faveur de l'indépendance, jusqu'à son dernier souffle dans ce département de l'hôpital Bethesda de Washington, Frantz Fanon mena un combat pour la vie d'une égale intensité. Perdu, certes, à un âge où l'on peut tout espérer encore de la vie, 36 ans, un 6 décembre 1961. Combats admirables. Pour la CIA, qui n'ignorait rien de son identité, ni de ses convictions, il était aussi Ibrahim Fanon. Le nom sous lequel le décès du chantre de la libération de l'homme africain, et de l'homme, fut enregistré. Pour être enterré au cimetière des martyrs de Aïn Kerma, près de la frontière tunisienne. Il gênait les forces coloniales qui l'expulsèrent d'Algérie en 1957. Il gênait par les questions qu'il se posait et posait à ses proches de combat, pendant son séjour à Tunis. Il s'interrogeait, déjà, sur l'avenir de son pays d'adoption qu'il ne verra pas libéré, frappé par la leucémie à quelques mois seulement de l'indépendance. Aujourd'hui, sa pensée, toujours d'actualité - la liberté et sa conquête sont toujours d'actualité, n'est-ce pas ? continue d'être au centre de recherches, de colloques. L'auteur de « Peau noire, masques blancs » et « Les damnés de la terre », en somme, demeure parmi nous. Chez lui. Dans sa lettre de démission adressée au ministre résident, socialiste, gouverneur général de l'Algérie, Robert Lacoste, il écrivait : « le statut de l'Algérie ? Une déshumanisation systématique ». Il ajoutait : « la fonction d'une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l'homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire ». C'est fort. C'est clair. C'est actuel. Si Dieu lui avait prêté vie, il aurait vécu pour voir que ses craintes n'étaient pas infondées, que des pays sont toujours à libérer, que le Printemps arabe est un troll pour détourner les peuples de leurs préoccupations essentielles, que l'Afrique n'est toujours pas maîtresse de son destin. Que les « peaux noires et masques blancs » sont toujours présents. Mais que les hommes, en dépit de tout, ne courbent pas l'échine. La seule donnée permanente, éternelle, propre au genre humain. Quelques jours après sa disparition, la police française fit retirer des librairies son ultime opus, « Les damnés de la terre », Editions Maspero. L'introduction était signée de Jean-Paul Sartre, philosophe, chantre de l'existentialisme auquel Josie, la veuve de Frantz, s'opposa à ce que ce magnifique texte soit associé, dans une même livraison, une nouvelle édition, au message de son mari. Le philosophe français s'était, entre-temps, éloigné des thèses palestiniennes de libération. Josie Fanon, son épouse, expliquait : « en juin 1967, quand Israël a déclaré la guerre aux pays arabes, il y a eu un grand mouvement pro-sioniste en faveur d'Israël parmi les Occidentaux (Français) intellectuels. Sartre a pris part à ce mouvement. Il a signé les pétitions favorables à Israël. J'ai jugé que ses attitudes pro-sionistes étaient incompatibles avec le travail de Fanon. ». Il continue de vivre, Frantz Fanon. A travers la Fondation créée par sa fille, Mireille Fanon-Mendès France, et ses amis d'esprit, de conviction et de cœur. En 2014, lors de la semaine anticoloniale, son prix, biannuel, fut décerné à Georges Ibrahim Abdellah, alors âgé de 62, instituteur, militant des Forces armées révolutionnaires libanaises, embastillé depuis 1984 - à la suite d'accusations le liant aux meurtres du lieutenant-colonel R. Ray, du diplomate Yaakov bar-Simantov durant la guerre civile au Liban. Sa libération sur parole lui fut refusée en 1999, puis, en 2003, quand sa mise en liberté conditionnelle, à laquelle il aurait pu avoir droit, fut contrariée par un appel de Dominique Perben, ministre de la Justice. Plus tard, le 14 janvier, après avoir purgé trente années de sa peine, qui le rendait éligible pour une expulsion vers le Liban, le ministre de l'Intérieur d'alors, Manuel Vals, s'opposa à la décision de justice, en refusant de signer les documents validant sa mise à la disposition de son pays d'origine, le Liban. Comme pour donner raison à Frantz Fanon qui « éclairait » le visage d'une « Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles... qu'au nom d'une prétendue «aventure spirituelle» elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité. » Cette année 2015 a été l'occasion d'organiser des rencontres d'experts autour de son oeuvre. Ces chercheurs ont revisité les travaux de Fanon à l'aube du XXIe siècle, à l'ombre de la « mondialisation, globalisation, communautarisme, islamisme politique, prédation des richesses du tiers-monde, retour des guerres coloniales (Afrique, Asie, etc.). » L'actualité, en somme. J'ai mal et honte à évoquer Josie Fanon, son épouse. J'ai eu mal et j'eus honte en prenant connaissance du récit de Djillali Khellas sur l'agression dont elle fut victime, à Alger, à quelques mètres de la statue de l'Emir Abdelkader. J'ai toujours mal et toujours honte en pensant aux raisons, nos échecs, sans doute, qui ont poussé cette femme, un jour de grande solitude, de détresse, dans son appartement d'Aïn Nadja qui, désespérant de tout, après avoir soigneusement rangé ses affaires, décida de rejoindre son mari. Un 13 juillet 1989.