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Notre humanité à l'épreuve de la terreur
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 24 - 11 - 2015

La tragédie du vendredi 13 novembre, qui a frappé tous les Français sans distinction d'origine, de religion ou de couleur, a bouleversé l'équilibre précaire qui régnait depuis les tristes événements de janvier. Elle constitue une arme de destruction massive du vivre-ensemble et dans l'émotion on est enclin à penser que rien ne sera plus jamais comme avant. Panser les plaies prendra du temps pour toutes ces familles ébranlées par la Bête humaine ; penser l'avenir exigera un travail de longue haleine qui s'impose aujourd'hui plus qu'hier.
La France découvre le quotidien du terrorisme aveugle qui fauche la vie d'innocents en Libye, en Irak, en Syrie, en Turquie, au Liban... où chaque jour est synonyme de litanies macabres signées par des kamikazes sanguinaires dans des lieux publics, sur les marchés, jusque dans les mosquées, les églises… normalement destinées au recueillement. La veille des attentats parisiens plus de 40 âmes étaient fauchées par une explosion à Beyrouth dans un silence médiatique quasi assourdissant ! Une triste banalité est à rappeler : les musulmans sont de loin les premières victimes de la barbarie terroriste de ces nébuleuses autoproclamées «islamiques» : Boko Haram, Daech, et autres mouvements qui ont prospéré sur le lit de l'oppression et des dictatures soutenues par nos démocraties occidentales. L'intervention occidentale en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie a accéléré un chaos planétaire qu'on nous avait vendu après les attentas du 11 septembre 2001 dans l'emballage attrayant d'un nouvel ordre mondial. La lutte anti terroriste doit se cantonner à neutraliser des mouvements fanatiques enfantés par l'Occident lui-même et ne saurait se transformer en guerre de religions.
Soyons clairs : le terrorisme doit être combattu avec fermeté et efficacité mais les mots ont un sens et nos responsables politiques ne doivent pas céder à l'émotion ou aux calculs électoralistes dans l'usage qu'ils font du terme «guerre». La guerre implique par définition au moins deux états, deux armées en confrontation, ce qui n'est pas le cas dans les événements qui ont ensanglanté Paris. Ce type de discours fait jubiler les terroristes ainsi légitimés à l'instar d'une armée formellement reconnue. Du statut d'assassins ils se retrouvent promus au rang de soldats au service d'un état officialisé sur le plan international. On fait ainsi le jeu du terrorisme en tombant dans le piège de la surenchère. Depuis Clausewitz la guerre serait la continuation de la politique par d'autres moyens, la formule pouvant d'ailleurs être lue dans l'autre sens, notamment en période électorale. Mais il n'est pas certain que les bombes américaines ou françaises lâchées en Syrie auront les résultats escomptés, promis à une opinion publique traumatisée.
On sait depuis longtemps ce que recèlent les éléments de langage militaires tels que «frappes chirurgicales» et autres «dommages collatéraux». On connaît aussi les effets d'une politique étrangère ravageuse et peu visionnaire qui a contribué à organiser le désordre mondial depuis la première guerre du Golfe. Ce sont pas moins de 3 millions de morts qui sont directement imputables aux politiques occidentales, le tout au nom des droits de l'homme et de la démocratie. Le fossé se creuse inexorablement entre un monde musulman fébrile, en quête de liberté, dépité par ses régimes autocrates, usé par le népotisme, la médiocrité et la corruption et un monde occidental arrogant, dont la suprématie économique et militaire est traduite en velléités de domination néo impérialiste, voire en croisades du 21ème siècle. Un occident dont le double discours hypocrite («exporter» la démocratie tout en demeurant l''allié objectif de régimes totalitaires, oppresseurs, au nom de la realpolitik ) ne passe plus. Les musulmans de France sont eux aussi meurtris lorsque leur pays est touché par un drame national ; ils portent le deuil lorsque des centaines de leurs concitoyens sont touchés dans leur chaire ; ils sont solidaires de la nation dans l'adversité ; ils ont conscience de cette appartenance à une grande communauté de destin. En même temps, ils sont heurtés lorsque médias et politiques nourrissent les amalgames et les préjugés. Ils sont «gavés» de répéter à qui veut l'entendre qu'ils ne sont pas comptables des crimes commis par de vulgaires terroristes. Ils ont beau crier «Pas en mon nom !», la présomption de culpabilité a la dent dure. Ce contexte est exploité par un populisme hideux en quête de nouveaux boucs émissaires. Pegida en Allemagne, Aube dorée en Grèce, PVV aux Pays Bas, Bloc identitaire, Front National en France... soufflent sur les braises du ressentiment, de la division et instrumentalisent la crise sociale, économique et identitaire d'une Europe, pourtant berceau des Lumières et de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Le Pacte de stabilité a cédé le pas au Pacte de Sécurité : cette dernière est un impératif urgent car l'heure est grave et les pouvoirs publics doivent mettre tout en œuvre pour la protection des citoyens. Le terrorisme émanant de citoyens français, noyés dans leur «ignardise» d'un self-made islam «bricolé», souvent passés par la case «prisonniers de droit commun» avant d'aller faire leur «djihad» en Syrie ou en Irak, est une réalité qu'il faudra gérer sur le plan sécuritaire avec tact et efficacité.
Les forces de l'ordre sont sur le qui-vive comme on l'a vu avec la multiplication des perquisitions et l'intervention récente à Saint Denis pour neutraliser des individus présentés comme les commanditaires des attentats du 13 novembre. Pour autant, notre démocratie ne doit pas succomber au tout sécuritaire pour entamer une nouvelle chasse aux sorcières. Récemment la perquisition d'une mosquée à Aubervilliers, en présence du préfet, a donné lieu à des actes de saccage de la part des forces de police ! Démarche incompréhensible et contre productive, y compris dans le cadre de mesures d'exception, qui risque encore de nourrir les frustrations et qui renvoie à des procédés indignes de l'Etat de droit. Les mesures annoncées de «dissolutions des mosquées salafistes» et l'expulsion des «imams radicalisés» voire la déchéance de la nationalité pour les binationaux interpellent : sur quels critères de classification se fera la reconnaissance de la dimension «salafiste», qualificatif du reste polysémique sur le plan strictement étymologique et théologique ? Il y a de quoi s'inquiéter lorsque les «experts» et autres «consultants» consultés Place Bauveau n'ont qu'une connaissance approximative de la théologie islamique, de sa jurisprudence, de l'histoire de l'islam, des mouvements et autres tendances au sein d'un islam pluriel essentialisé dans des raccourcis éloignés de la rigueur scientifique ; lorsque ces mêmes «experts», parfois non arabisants, mélangent sur les plateaux télé les qualificatifs «salafistes, islamistes, djihadistes, fondamentalistes, tablighis, frères musulmans, intégristes….» dans un patchwork lexical confus, le téléspectateur en ressort désorienté et pas mieux informé ! La radicalité sur le plan religieux n'a jamais été synonyme de «djihadiste» au sens médiatique du terme. La radicalité religieuse n'est pas le gage d'un passage à l'acte. Le meilleur exemple est celui des «tablighis» (représentés au CFCM par l'association Foi et Pratique), musulmans fondamentalistes, rigoristes sur le plan de la pratique, prédicateurs piétistes mais complètement apolitiques.
On constate malheureusement une méconnaissance criante du «paysage islamique» français, y compris de la part de décideurs au plus haut niveau de l'Etat (qui il est vrai s'appuient sur des «expertises» tronquées). Et comme toujours, les bonnes décisions se prennent sur la base de bonnes informations. La République doit réviser sa copie sur la sempiternelle question de la place de l'islam. En amont, la prévention du radicalisme mortifère et de son corollaire, le terrorisme, est tout aussi impérieuse. La formation des imams et cadres religieux ainsi qu'une représentativité crédible constituent l'un des défis majeurs pour l'avenir, à côté du rôle de l'Ecole. A côté du Pacte de Sécurité nos décideurs politiques doivent élaborer un nouveau Pacte d'Humanité et réviser leur «logiciel de civilisation». Ne pas céder aux thuriféraires de la haine, rejeter la quête perpétuelle du bouc-émissaire, promouvoir le dialogue des civilisations pour mieux démentir Huntington et ses admirateurs… constituent autant d'enjeux pour une coexistence pacifique, pour que notre humanité ne cède pas face aux promoteurs de la terreur quels qu'ils soient.
* Historien, auteur


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