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Constantine, ville invitée du salon du livre de Paris 2016
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 19 - 03 - 2016

Le 17 mars 2016, un Salon du livre complètement repensé a ouvert ses portes. Comme l'assure M. Vincent Montagne, le président du Syndicat national de l'édition, ce sera un salon «ré-enchanté», autrement dit ouvert à «de plus larges publics, et notamment les jeunes lecteurs».
L'objectif est d'en faire un événement «populaire et familial, accueillant et chaleureux, exigeant et accessible». Ce ré-enchantement prendra la forme de toute une présentation mise au goût du jour: «Nouveaux noms, nouvelle signalétique, nouveaux aménagements scéniques, création d'espaces de détente, mise en place d'une nouvelle programmation1». C'est dans ce cadre rajeuni que la ville de Constantine se voit inviter, elle qui cumule les honneurs, puisqu'elle vient d'être promue «Capitale de la culture arabe» en 2015. On ne prête qu'aux riches !
Fixée sur un rocher, à quelque six cents mètres d'altitude, Constantine se dresse en une sorte d'amphithéâtre au-dessus de l'oued Rhummel. Ses ponts suspendus reliant, par-delà le ravin, les quartiers de la ville, en font une cité à nulle autre pareille. «Constantine est une ville de ponts suspendus dont les noms résonnent encore et toujours dans ma tête», se souvient Benjamin Stora, natif de Constantine. Il y a le pont suspendu Sidi M'cid, le pont d'El-Kantara, construit par les Romains, le viaduc de Sidi Rached, et la passerelle Perregaux. Jalouse de son intimité, Constantine se replie volontiers sur ses secrets. Longtemps, «un voile impénétrable ne permit plus de connaître les destinées de Constantine; les voyageurs des pays chrétiens ne purent plus pénétrer dans ces contrées», d'où partaient intrépides ces troupes de mahométans qui «menaçaient la Chrétienté de leur domination», comme le note un chroniqueur. Il fallut attendre le XVIIIe siècle et les voyages de l'Anglais Thomas Shaw dans les Etats barbaresques pour voir Constantine de nouveau citée dans la littérature européenne. C'est une ville bien fortifiée et se trouvant dans une situation avantageuse, à quelque trente lieues de la mer, dit Shaw en substance. Les portes de la ville sont en matériau précieux et tout aussi précieuses sont les décorations qui y figurent. Il ajoute que le haut de la ville domine une belle cascade que le Rhummel fait jaillir et où, à l'époque romaine, l'on précipitait les criminels. L'Anglais est admiratif des restes magnifiques de la ville qui, dit-il, donnent une idée de son antique splendeur.
Par-delà les époques et les siècles, la fascination qu'exerce Constantine sur les esprits demeure intacte. «Il existe peu de villes comme celles qui voisinent au cœur de l'Afrique du Nord, l'une portant le nom de la vigne et du jujube, et l'autre un nom peut-être plus ancien que Cyrtha», écrit Kateb Yacine dans «Nedjma». En raison de son passé, de sa situation, des événements qu'elle a connus, des hommes qui portent témoignage d'elle. Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle, la cite et en précise la position géographique. Cirta, l'ancien nom de Constantine, signifierait, en punique, l'Etat. Elle fut donc à la fois une cité et un Etat. L'historien romain Tite-Live nous révèle que Cirta était la capitale des Etats de Siphax2, roi de Numidie occidentale3 de 215 à 203 av. J-C. Massinissa, tombeur et successeur de Siphax, n'enleva rien à la dignité de Cirta. Son petit-fils, Jugurtha, fut adopté par son oncle Micipsa, le propre fils de Massinissa, et élevé à Cirta; ce qui n'empêcha pas Jugurtha d'assiéger la ville et une fois rendue, de massacrer son cousin Adherbal. Jugurtha finira par irriter le Sénat romain qu'on lui avait présenté comme corrompu et vénal -omnia Romae esse venalia4 comme l'écrit l'historien Salluste qui en savait quelque chose. Rome envoie une armée contre Jugurtha et ce sera la guerre cruelle dont Salluste donne un récit qui n'est pas toujours sûr. Trahi par le roi des Maures Bocchus, son propre beau-père, Jugurtha est pris et, chargé de chaînes, il est conduit à Rome. Il mourra, à 54 ans, dans une fosse où on l'avait jeté. Mais les appétits colonialistes de Rome la conduiront, après avoir détruit Carthage, à s'implanter en Afrique du Nord. En 46 av. J-C, la Numidie devient possession romaine. Détruite par l'empereur Maxence, Cirta est reconstruite par Constantin 1er au IVe siècle. Qui lui donna son nom. Deux conciles chrétiens s'y tinrent. Le premier, en 305, au moment même où l'empereur romain Dioclétien ordonnait une sévère persécution contre les Chrétiens. Dioclétien avait décrété la démolition des églises, ordonné qu'on jetât au feu les «Ecritures saintes» et condamné à mort ceux, tous ceux qui s'avisaient de les soustraire à l'autorité romaine. Certains prêtres cédèrent à la menace par crainte de la mort; ils furent appelés «traditeurs» (traîtres) et le concile, réuni en 305, prononça leur absolution. Le second concile, convoqué en 402, est attesté par un passage des Rétractations du Numide saint Augustin (354-430). Augustin tente d'y laver les catholiques des allégations diffamatoires portées contre eux.
Au VIIe siècle, les Arabes, récemment islamisés, s'emparèrent, non sans mal, des territoires berbères et puniques. Par le sabre et la propagande, l'Islam s'implante en Afrique si bien que ces Berbères, qui commencèrent par le combattre, devinrent ses plus zélés apôtres. La plupart des soldats, qui conquirent l'Espagne au début du 8e siècle furent des Berbères, à commencer par Tarik Ibn Ziyâd qui joua dans cette conquête un rôle capital. Constantine apparaît dans l'historiographie musulmane à l'époque de l'émir omeyyade de l'Ifriqiya, Abû al-Muhajir Dinâr, disparu en 683. Plus tard, au milieu du XIIIe siècle, elle passe sous la domination des Hafsides5 qui avaient élu Tunis comme capitale. A la fin du XVe siècle, Constantine devient la capitale du Beylik de l'Est et connaît une effervescence culturelle et architecturale grandiose: des mosquées et des édifices officiels magnifiques y sont conçus. Lors de l'invasion française de 1830, les Français s'y heurtèrent à une belle résistance; une première tentative de prise de la ville échoue, en 1836. Ce n'est qu'un an plus tard que les soldats français parviennent, après de longs combats, à pénétrer dans la ville. La prise de Constantine a été, selon l'historien Benjamin Stora, «terrible, la résistance acharnée, et la répression horriblement cruelle». Un officier français, Saint-Arnaud, qui participa à l'assaut, écrit: «On marchait jusqu'aux genoux dans des sangs et dans le sang6 ». Avec la chute de Constantine, disparaissait le dernier bastion de la résistance algérienne à l'occupation française. Mais la guerre n'était pas terminée; elle se poursuivra jusqu'à la reddition de l'émir Abdelkader en 1847; elle renaîtra ensuite de ses cendres avec les campagnes du maréchal Randon7 et la révolte d'Al-Mokrani. Sous les Français, quel que soit le régime politique, l'Algérie ne connaîtra pas de paix. En revanche, d'autres massacres, ceux de mai 1945 notamment, viendront assombrir le tableau. Et quand les hostilités cessent provisoirement, l'exploitation, l'injustice, la discrimination, le mépris de l'indigène se donneront libre carrière. De cette histoire sanglante et heurtée, il restera quelque chose. Connu pour sa ferveur nationaliste et son penchant indépendantiste, le Constantinois donnera au mouvement national des militants aguerris et des cadres politiques de haute valeur, Larbi Ben M'hidi8 (1923-1957), Lakhdar Ben Tobbal (1923-2010), Rabah Bitat (1925-2000), Zighoud Youssef (1921-1956), sans oublier le vétéran célèbre du nationalisme modéré, Ferhat Abbas, disparu en 1985.
Il est évident que ces hommages rendus à Constantine sont largement mérités. En effet, cette cité, à travers les noms qu'elle prit dans l'histoire, les hommes de lettres qui y sont nés ou qui y vécurent, les historiens qui lui ont consacré leurs travaux, offre un intérêt culturel et historique exceptionnel. Parmi les modernes, un nom domine tout lorsqu'on parle de Constantine, c'est celui du Cheikh Ben Badis. Savant musulman, commentateur du Coran, vaillant éducateur, talentueux éveilleur, poète et journaliste à la plume acérée, il fut l'âme de la résistance spirituelle, contribuant d'une manière décisive à la renaissance de l'identité culturelle algérienne. En promouvant le retour aux sources, il contribua puissamment au combat contre l'idéologie coloniale, en inspirant la lutte contre l'illettrisme, la dépersonnalisation et en s'attaquant au charlatanisme et à la superstition. Dans un vers célèbre, Ben Badis tonne contre l'assimilation et combat ceux qui nient l'existence d'une patrie algérienne. «Qui vise l'assimilation du peuple algérien demande l'impossible», écrivait-il. A quoi fait écho l'un des personnages du «Muezzin» de Mourad Bourboune: «Je n'ai plus qu'une seule certitude, c'est que mes ancêtres ne sont pas gaulois», formule révélatrice sous la plume d'un romancier francophone. Non seulement les Algériens avaient subi une dépersonnalisation, une aliénation culturelle et linguistique d'une rare violence, mais, de plus, ils n'étaient pas admis à jouir de tous les droits du citoyen, bien qu'ils aient été promus à la «dignité» de «Français musulmans». Le 16 avril 1940, Ben Badis meurt dans sa ville natale, sans voir éclore le fruit de son gigantesque effort. Une foule considérable lui rend hommage en assistant à ses obsèques, ce qui donna à la cérémonie funéraire les dimensions d'une manifestation politique.
Le regretté Reda Houhou, écrivain et nouvelliste, collaborateur des journaux réformistes de l'association des Oulémas, joua un rôle essentiel dans le combat libérateur sur le plan culturel et moral. Natif de Biskra, Houhou choisit de s'établir à Constantine, la capitale du mouvement réformiste où A. Ben Badis faisait rayonner son enseignement réformateur. S'inspirant de l'écrivain égyptien Tawfiq al-Hakîm (1898-1987), il publie trois recueils de nouvelles et, en 1947, un court roman «La Belle de La Mecque». Reda Houhou prend souvent pour thèmes des sujets épineux, des questions qui soulèvent les passions. A propos du mariage, de la femme, de l'instruction, il délivre au lecteur des vérités dérangeantes. Sous une forme romanesque, Houhou poursuit un projet émancipateur. Ce ténor de la nouvelle est donc connu pour sa passion de la liberté, pour sa ferme opposition à la colonisation et pour son combat contre toutes les aliénations coloniales et les atteintes à l'identité algérienne. Ses nouvelles sont sobres et pleines de charme et en même temps d'une portée profonde, qu'il nous suffise de citer son recueil de nouvelles «Echantillons d'humanité» (Namadij bashariyya), le portrait qu'il y trace de cheikh Rezzouk y est révélateur de son art. Par le récit et la littérature, Reda Houhou participe pleinement du projet émancipateur de l'association des Oulémas algériens, association qui a œuvré pour rendre au peuple algérien les éléments fondamentaux de son identité culturelle et religieuse, sans laquelle il n'est pas de renaissance possible. Reda Houhou continua son combat par la plume et par l'enseignement, car il fut investi par l'association des Oulémas comme directeur d'école, jusqu'au moment où il fut assassiné par la Main rouge, un lycée de Constantine porte aujourd'hui son nom.
Du côté des hommes de lettres francophones, se distingue l'attachante personnalité de Malek Haddad. Né en 1927, Malek Haddad se fait un nom en publiant quatre romans dont Le Quai aux fleurs ne répond plus et L'Elève et la leçon; ses thèmes de prédilection sont l'exil, la mère-patrie, l'engagement. Malek Haddad a eu ce mot célèbre qui a eu un certain retentissement: «La langue française est mon exil», formule en réponse à Gabriel Audisio9(1900-1978) qui lui répétait que lui-même s'était choisi pour patrie la langue française. Or, il n'est pas exclu que la filiation constantinoise, puisque Constantine est un conservatoire de la culture arabe, ait pu avoir quelque influence sur Haddad. Kateb Yacine aussi donnera une évocation de Constantine dans Nedjma, récit archétypal qui doit sans doute sa puissance d'évocation au cadre de l'histoire dans laquelle il s'insère, à l'envoûtante beauté de Nedjma, femme fantasmée, aimée, devenue le paradigme de la patrie aliénée, soumise à toutes les servitudes. Ce récit peu commun doit certainement sa fascination à l'écriture saccadée, heurtée, à ce souffle convulsif qui traverse tout le roman, qui tient autant de la nature du récit qu'au tempérament de Kateb Yacine. Le thème des ancêtres et de l'inscription de l'Algérie dans une histoire plusieurs fois séculaire a pour visée de faire obstacle au récit colonial, celui d'un Louis Bertrand, qui, identifiant l'Afrique du Nord à l'Afrique latine, voulait faire table rase du passé arabo-berbère de l'Algérie. «J'ai apporté, écrit-il dans ‘Les Villes d'or', une conception nouvelle de l'Afrique du Nord, laquelle n'est en somme que l'ancienne province romaine d'Afrique».
Plaider la cause de l'origine latine de l'Afrique du Nord, c'est travestir l'histoire et c'est, de surcroît, perdre de vue la richesse de son tissu humain, son métissage séculaire, comme c'est le cas dans la tradition droitière française qui est celle de Louis Bertrand. C'est, d'autre part, passer sous silence la part juive de cette histoire. En raison de leur complexe de supériorité et à leur tropisme civilisateur, les Européens, arrivés dans le sillage de la colonisation, ne se sont pas assimilés aux populations locales. Ils se souciaient plutôt de se distinguer notamment dans le domaine de l'architecture: «Les Français substituent de grandes rues à arcades aux petites ruelles tortueuses des Maures. C'est une nécessité de notre civilisation. Mais ils substituent aussi leur architecture à celle des Maures et ils ont tort; car cette dernière est très appropriée aux besoins du pays et, de plus, charmante»10. Constantine est la ville où les Juifs algériens étaient les plus nombreux Et Stora de rappeler les célébrités de Constantine, le peintre Jean-Michel Atlan (mort en 1960) et les grands artistes de la musique arabo-andalouse, Raymond Leyris, Alexandre Nakache ou Sylvain Ghrenassia, (le propre père d'Enrico Macias) et Mohammed Tahar Fergani. «Dans le vieux quartier juif de Constantine, écrit Benjamin Stora, juifs et musulmans vivaient imbriqués les uns dans les autres et séparés du quartier dit ‘européen'. Deux villes se juxtaposaient ainsi: la judéo-arabe, la vieille cité de Constantine où s'entassait une population extrêmement nombreuse et complètement mêlée, et l'européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l'autre côté… Nous sentions que c'était un autre lieu, très ‘français'».11.
C'est à donc à une ville chargée d'ans et d'histoire que s'apprête à rendre hommage le Salon de Paris dont quelques événements scanderont les temps forts. Un débat aura lieu entre Edwy Plenel, auteur d'un «Pour les Musulmans» qui en est à sa troisième édition (60.000 exemplaires vendus), et Benjamin Stora sur le thème «La société française sait-elle accueillir ?». Un espace sera d'autre part consacré à l'édition des livres religieux et à la manière de lire les textes sacrés. Parmi les auteurs algériens invités, figurent en bonne place pour le roman et la fiction Mme Maïssa Bey, MM Waciny Laredj et Miloud Yabrir; Mme Mounira-Saâda Khalkhal et M. Adel Sayad pour la poésie. MM. Abdallah Hamadi, Abdelmadjid Merdaci, Ahmed Bedjaoui pour l'essai et M. Racim Bey Benyahia pour la bande dessinée.
Note:
1- Mes remerciements à Mme Daphnée Gravelat pour le copieux dossier de presse fourni.
2- «Cirta caput regni Siphacis erat», Tite-Live, Histoire romaine, Livre XXX.
3- L'ancienne Numidie occidentale correspond grosso modo à l'Oranie et à une partie de l'Algérois d'aujourd'hui
4- Salluste, Guerre de Jugurtha, XX.
5- Dynastie berbère qui gouverne entre autres le Constantinois mais aussi la Tunisie.
6- Cité par Benjamin Stora, Les clés retrouvées, p. 17, éd. Stock, 2015.
7- Né en 1795, il prit part à l'invasion française de l'Algérie. Nommé gouverneur de l'Algérie, il a dirigé la terrible répression de Kabylie en 1857. Il est mort en 1871.
8- Mort en martyr, «suicidé» par le commandant Aussaresses.
9- Poète et écrivain français, il fut, sous de Gaulle, conseiller culturel auprès du Secrétariat d'Etat chargé des affaires culturelles algériennes.
10- Alexis de Tocqueville Notes du voyage en Algérie de 1841, Œuvres, 1. Gallimard.
11- Les Clés retrouvées, p. 31.


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