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Oui pour le changement mais de quelle manière ?
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 12 - 05 - 2016

Sans me laisser forcément tenailler par l'envie pressante de pleurer sur le sort de ma patrie, j'aimerais bien plutôt être optimiste. J'aimerais bien surtout gagner quelques arpents d'espérance dans ce vaste champ fertile mais en jachère qu'est l'Algérie.
J'aimerais bien dire non au fatalisme et à la désolation qui ravagent la chair de notre jeunesse. Toutefois, mes rêves sont vite remisés au placard, rattrapés qu'ils sont par une réalité sans pitié. Et je me rends compte avec une douloureuse sensation d'impuissance que les choses ne sont pas telles que je les imagine, ou du moins les pense. Mais l'Algérie se dirigerait-elle, inévitablement, vers le gouffre? Bien que tous les indicateurs (économiques, sociaux, politiques, etc.) soient en couleur orange, il n'est pas du tout facile d'affirmer ni d'infirmer une telle supposition. Et puis, n'est-il pas irraisonnable, voire inepte d'appliquer une description peu avenante, destinée à l'origine à une nomenklatura vieillissante en fin de cycle, à l'endroit d'un si jeune pays de 40 millions d'habitants? Et encore si la colère crue qui couve dans l'Algérie profonde n'est-elle pas à prendre dans le sens d'une probable mobilisation citoyenne dans l'avenir? Qui ose dire le contraire? Personne bien sûr! Ce ne serait pas si mal déjà si c'était le cas. Et, en plus, la psychologie des foules populaires n'est-elle pas souvent mystérieuse ; insaisissable ; intempestive ; indiscernable? En ce sens qu'elle peut à tout moment basculer vers des «choix brutaux» auxquels on s'y est attendu le moins. De toute façon, on voudrait bien qu'il y ait éveil pour le grand bonheur de notre pays. Car, jusque-là, on est atterrés de remarquer qu'il y a quelque chose d'indéniablement «frustrant», voire de maladif, si j'ose le mot, dans cette façon bizarre d'attendre le changement surgir de nulle part sans que nous ne nous dépensions la moindre énergie. En cela, nous sommes peut-être le peuple le plus amoureux dans le monde des paradoxes, sinon le champion!
Pour l'anecdote, j'avais eu l'occasion de croiser l'année dernière dans un marché populaire de la banlieue algéroise, plus précisément à Bab El-Oued, un jeune Algérois aux alentours de la quarantaine qui me confie ceci sur le vif «moi, ça m'intéresse pas de changer quiconque ni rien! L'Algérie va bien, Bouteflika est un président sympathique, il nous a octroyé des voitures, des camions, des fourgons, des prêts bancaires, des logements, des projets de l'A.N.S.E.J, etc.! …Il ne faut pas qu'on soit ingrats, nous les Algériens. Avant, on le savait pourtant tous, il n'y avait rien...oui pratiquement rien pour nous les jeunes», et d'enchaîner, catégorique, un peu sûr de lui-même, «vous voulez dire quoi par «changement»? Qu'on devienne comme la Libye ou la Syrie? Qu'on tombe dans la pagaille et le chaos? Qu'on retourne, la queue entre les jambes, aux années de larmes et de sang? Non merci!...Y en a marre, sincèrement!». En revanche, à quelques encablures de là, un autre jeune, la trentaine accomplie celui-là, fraîchement diplômé d'une école de commerce et déjà «trabendiste» à ses heures perdues confirme un rien sceptique tout le contraire du premier «nous sommes devenus la risée du monde entier! Les nôtres doivent arrêter ce cinéma...la jeunesse en a ras-le-bol...ça y est, elle sait tout, elle se tait seulement par fatigue et allergie au désordre politique mais attention pas pour longtemps», avertit-il menaçant «pourquoi, tu crois encore au changement par les émeutes et la révolte?» M'empressai-je de l'interrompre pour l'amener à aller au bout de sa pensée «le silence du peuple est fragile mon ami! C'est pas possible! Un enfant de 2 ans sait bien que Bouteflika vieux, malade et assis sur son fauteuil roulant ne gouverne pas et qu'il y a des gens derrière lui qui tirent les ficelles,...et que, ce sont eux qui continuent de cacher la vérité par un tamis. Regardez un peu autour de moi ici à qui on a offert gratis ce scénario de mensonges : que des jeunes désœuvrés et sans le sou—comme la majorité de ceux du reste du pays sans doute— qui souffrent, dans l'ennui et l'incompréhension de la société, c'est extrêmement pitoyable ce qui arrive! Nos responsables ont maintenant tout le temps devant eux pour imaginer la réaction de la rue, surtout avec cette baisse des prix du pétrole et la politique d'austérité qu'ils ont mise en place...» «Tu parles du président?», coupe un deuxième jeune vendeur à la sauvette de son état, «oui» répondit avec verve mon interlocuteur «mais dis-moi honnêtement pour le remplacer par qui?» «par un jeune de la nouvelle génération!» «mais tu ne vois pas que la gangrène est montée jusqu'au cou et que la gestion de la nation se fait au jour le jour? Pas de relève, pas de compétences, pas de transparence, rien.. Dommage pour l'Algérie... et sa jeunesse!». Pour un simple touriste occidental, une pareille mosaïque d'opinions dans une discussion populaire relève de la diversité sociale dans une rue algérienne trop jeune en matière de démocratie mais pour un connaisseur averti de l'anthropologie du terroir, cela ne peut illustrer que les terribles fissures ayant été provoquées ces dernières années dans le psychisme de l'Algérien. D'une part, le poison de la rente a subverti les comportements, en les contaminant pour, enfin, les clouer au statu quo. De l'autre, un sentiment diffus de peur et d'incertitude des lendemains a descendu sur les esprits comme un gros nuage qui empêche la visibilité. Où va-t-on? Qui gère le pays? Que se passera-t-il si Bouteflika meurt demain, si les réserves de changes finissent, si..., si...?, etc. Or comment fuir pour toujours le reflet de notre image dans le miroir du monde? Comment taire nos failles et les escamoter? Comment peupler le vide de nos incohérences? Et puis, comment espérer le salut, en esquivant d'affronter nos vrais problèmes? Un facteur encore plus alarmant s'ajoute à la liste combien longue de nos inquiétudes : le pays est en plein milieu de foyers de tensions régionales et il y a lieu d'en prendre vite note au risque de subir des impacts négatifs.
Il importe de remarquer en effet que sans transformation de soi, aucun changement n'est possible. Cela commence, tout naturellement, par ce que l'on appelle «changement microscopique», c'est-à-dire, des réformes au niveau individuel (éducation, culture, savoir-vivre, etc.) avant de culminer par le «changement macroscopique» (conscience citoyenne, participation et engagement politique), lequel imprégnera toute la société. «Soyez le changement que vous voulez dans le monde», disait un jour à ses compatriotes, le dirigeant indien Ghandi (1869-1948). Or rien de tel n'a eu lieu chez nous, hélas! Et pire, de manière surprenante, la plupart de nos citoyens se déchargent à bon compte de la responsabilité du désastre national sur le dos de leur classe dirigeante. Celle-ci étant accusée d'avoir accouché du bilan amer de leurs désillusions. Est-ce à dire par là qu'aucune chance ne nous reste? Est-ce à dire aussi qu'on est à jamais grillés et que ce cancer, le nôtre, est entré dans sa phase terminale? Le désespoir vertigineux que l'intelligentsia aux commandes relaie insidieusement aujourd'hui mériterait, à coup sûr, autre chose que «ce bourbier du fatalisme» qui nous pousse sans relâche à l'auto-dénigrement, l'auto-flagellation, l'auto-culpabilisation et «la haine obsessionnelle de soi». Bref, on ne sait pas réfléchir par nous-mêmes en Algérie mais seulement à partir d'une conception aussi erronée que stéréotypée de la réalité. Somme toute, une conception qu'on importe ou que l'on nous prête parfois même d'ailleurs, c'est-à-dire chez ceux-là à qui on impute, jusqu'à nos jours, nos errements, violence, régression, sous-développement...., décadence (l'ex-puissance coloniale). On dirait que notre force d'explication du monde qui nous entoure est stagnante. Autant dire, elle ne sort guère d'elle-même pour nous inviter à l'exploration de notre soi intérieur, hors du temps qui défile, à partir de n'importe quel angle situé à l'extérieur. Peut-être est-ce, qui sait, une ramification malsaine des effets du colonialisme, de notre problème d'identité et surtout de notre refus à nous accepter tels que nous sommes, nous les Algériens au passé à la fois riche, confus et complexe? Or «l'homme ne peut vivre, dirait le poète algérien Jean El-Mouhouv Amrouche (1906-1962), s'il ne s'accepte pas tel qu'il est, s'il ne se sent pas accepté par la société, s'il ne peut avouer son nom (…) on peut affamer les corps, on peut battre les volontés, mater la fierté la plus dure sur l'enclume du mépris. On ne peut assécher les sources profondes où l'âme orpheline par mille radicelles invisibles suce le lait de la liberté..». Il est clair que «le fonds de commerce du pessimisme» pour emprunter l'excellente expression du penseur Alain Minc a cassé toute volonté ou curiosité du savoir, sapant ce rare enthousiasme à l'état brut qui, une fois réactivé, peut relancer la quête volontaire du changement. Pire, il a détruit le cordon ombilical des solidarités durables tissées dans les tripes de famille traditionnelle. Or si l'Algérien veut peser, fût-ce marginalement, sur son destin, ce ne peut être qu'en se projetant sur son être profond, son identité plurielle ; tolérante ; diverse et l'héritage authentique de ses ancêtres.
Le problème est en nous, décidément, pas chez les autres. C'est pourquoi, on devrait discuter sans œillères de notre mal-être général ; nos impasses économiques ; la souffrance de notre jeunesse à qui on a séché toutes les ressources de l'espoir. Comme on devrait réfléchir aussi sereinement sur nous-mêmes avant de nous jeter en accusateurs zélés sur les autres. Il est tentant toutefois pour certains d'arguer qu'il y a des dizaines de priorités avant, je dirais non d'autant que si on arrive à résoudre ces dilemmes qui paraissent pourtant a priori superflus (culture du dialogue, communication sociale, respect de l'altérité, etc.), tout sera facile après. Cette assertion n'est pas à prendre, bien entendu, au premier degré mais elle est le noyau substantiel de ce que subit le gros lot de nos masses .... Si, par exemple, tous les citoyens frétillent à la perspective de la mise en place d'une justice plus équitable, ils n'en manifestent presque aucun engouement. Et cela même si leur vie quotidienne est «une grande crise d'angoisse» : aller dans une administration publique quelconque pour se renseigner sur un dossier ou une formalité est une corvée, demander à voir un maire en est une autre, solliciter une autorisation de construction dans une daïra (sous-préfecture) ou un logement compte parmi leurs pires cauchemars, etc. «La main invisible de la maârifa» est pendue aux basques de l'imaginaire collectif des masses. Une force malveillante qui, semble-t-il, ne s'épuise jamais. Plus constante que d'ordinaire, elle enfonce les réflexes des uns et des autres dans «l'abîme de l'incivisme». Ce qui met en exergue l'opportunisme moralement répréhensible sévissant dans les entrailles de notre société. Pas de fraternité construite dans les ferments de la citoyenneté mais seulement des bribes du cynisme caché dans des comportements anormaux, se déguisant sous le moule du «conformisme religieux et social». On connaît tous l'antienne : mon proche construit ou achète une villa de haut standing, je dois faire pareil même si je n'en avais pas les moyens. Mon voisin va à la Omra (pèlerinage à la Mecque), en trichant et volant l'argent du fisc, j'en ferai autant. Une de mes connaissances détourne le matériel de l'hôpital où il travaille comme médecin pour sa clinique privée, je l'imiterai... Tout est licite pourvu qu'il mène au but : s'en remplir les poches. Les heureux bénéficiaires ne sont pas nécessairement les plus méritants mais les plus sournois, les plus hypocrites, des gens sans scrupules, aux méthodes peu orthodoxes. Et là le retard n'est qu'un cercle vicieux que chaque génération d'Algériens a tendance à reproduire dans des circonstances quasiment identiques aux précédentes pour l'offrir, elle aussi, en héritage aux autres. Ainsi l'échec des aspirations de la nation force-t-il le saut dans l'inconnu. Mais pour quand une «insurrection des consciences» en bonne et due forme alors que tout un chacun sait que la culture est le grand absent de notre quotidien? Selon une étude de Emrhod Consulting (un bureau d'études de marché nord-africain) menée en marge de la foire internationale du livre tenue en Tunisie entre le 25 mars et le 03 avril dernier, la lecture n'est pas la priorité n°1 des Maghrébins, encore moins des Tunisiens. En Tunisie par exemple, un pays culturellement nettement en avance par rapport à l'Algérie, au moins depuis le début des années 1980, 75% des sondés ne possèdent pas de livres chez eux, exception faite des livres scolaires et du Coran, 82% n'ont pas acheté de livres les 12 derniers mois et 77% des Tunisiens n'ont pratiquement lu aucun bouquin au cours de la même période [Voir à ce sujet l'article de Marouen Achouri, «Tunisie.
Un peuple qui parle mais ne lit pas», Courrier International du 17 avril 2016]. D'ailleurs, un de mes amis tunisiens que j'avais rencontré en Hexagone n'a jamais pu cacher son étonnement, voire sa consternation, en comparant les marques de voitures flambant neuf qui circulent dans les rues de Tunis à celles plus modestes en France, pourtant plus développée «les nôtres ont l'esprit matérialisé à fond la caisse», me dit-il d'un ton résigné «en descendant la dernière fois à Tunis où j'habite, j'ai remarqué le vide dans les discussions familiales, le culte fou du paraître, l'argent qui achète tout, même l'humain, l'absence de compassion pour les pauvres, etc». «Mais pourquoi tout ça?» L'ai-je interrogé sur le coup «Avant la révolution, on sent que la société est fermée, la liberté cadenassée, les pulsions tues mais après le Printemps du Jasmin, les jeunes se découvrent transformés dans un nouveau décor qu'ils ne connaissent pas avant, ils se lâchent alors» -«Mais, ils ont changé en positif ou en négatif?» «Dis-moi depuis quand une voiture est-elle un luxe alors qu'elle n'est qu'un simple moyen pour se déplacer? En quoi l'apparence peut-elle te donner droit à des avantages mieux que les autres? Tous les vices cachés de la société ont explosé avec la montée de l'islamisme, le spectacle flirte avec le ridicule, la Tunisie en est le théâtre, plus vrai que nature» «presque la même chose qu'en Algérie donc?» «Peut-être pire», conclue-t-il.


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