Aujourd'hui, le ciel est gris, il pleut, une pluie fine se mêle à nos larmes pleurant la perte d'un frère et d'un ami de toujours, le docteur Abdelkader Abid. Il avait pour l'Algérie le rêve d'un géant et l'ambition de la faire belle, rebelle, libre et démocratique, un projet hérité de son père Djelloul. Moujahid de la première heure, Abid Djelloul est tombé en martyr en 1956 les armes à la main, afin que l'Algérie vive libre et indépendante. A peine âgé de 28 ans, il est officier de l'Armée de libération nationale et meurt au combat pour l'indépendance de son pays. Il laisse derrière lui une jeune veuve et 4 enfants en bas âge, Kader étant l'aîné, il n'avait que cinq ans. Ils ne survivront et feront de brillantes études que grâce au dynamisme de leur maman et l'aide familiale. Peu de gens ont entendu parler de Abid Djelloul et de son amour pour l'Algérie éternelle, les jeunes générations ne le connaissent pas. Kader est toujours resté discret sur son père, ce héros, il n'en parlait pas, et ne s'en vantait jamais, peut être à cause de la souffrance d'en avoir été privé, il en avait de vagues souvenirs et n'en a jamais fait un fonds de commerce et un faire-valoir, comme on le constate de nos jours. Pourtant, il était le fils d'un authentique moudjahid de la première heure, il en était fier et a toujours voulu lui ressembler. Il vivra dans son sillage jusqu'à la fin de sa vie. Entre lui et son papa existait une forme de connexion avec l'au-delà, et le paradis des martyrs par la clé des forces de l'esprit. Fidèle aux idéaux de Novembre, Kader avait tout pour lui, la beauté, l'intelligence, la bonté et les yeux d'un Dieu de l'olympe. Jamais, Il ne faillit à ses devoirs et ses engagements. Toujours parmi les meilleurs de sa classe et de l'université, l'élève idéal, studieux et bien éduqué, que les maîtres et professeurs adoraient. Il était aussi le camarade loyal et généreux, qui depuis la prime enfance vadrouillait de maison en maison et de famille en famille pour s'enquérir de ses amis et partager leurs préoccupations, une habitude qu'il a gardé et qu'on lui connait, quand il fait le tour de ses amis aussi bien à Oran, Alger que dans sa ville natale d'Aïn-Temouchent ou dans tous les lieux où pouvaient séjourner ses amis. Il frappait à notre porte aux heures où on s'y attendait le moins, il entrait comme un rayon de soleil pour créer de la joie et de la convivialité. Kader aimait les gens et les gens l'aimaient pour sa simplicité et son authenticité. Passionné de culture, d'histoire et de science, il débattait en permanence des grands sujets de l'actualité du monde, de grands auteurs et écrivains, expliquant ses engagements futurs pour les grandes idées porteuses de justice et liberté. Tout comme les amis de sa génération, il a été forgé par l'élan de l'indépendance, convaincu que le monde devait être transformé, et que l'Algérie ne pouvait qu'être «belle, rebelle «et promise à un grand destin. Il marchait avec ses rêves d'enfant et les étoiles l'accompagnaient dans les lieux de mémoires de son enfance de l'antique «Albulaé» la ville blanche des Romains pour laquelle le président Boudiaf «Si Tayeb El Watani», que dieu ait son âme, réserva sa première sortie officielle, en souvenir d'une réunion des années 1950 qui regroupa d'autres héros du mouvement national. Tout en étant une ville coloniale, Aïn-Témouchent est un lieu chargé d'histoire, plongeant ses racines dans le royaume de Syphax qui a combattu l'empire Romain, sans occuper son mausolée, qu'on peut voir sur l'île de Rachgoun ; le roi Syphax a fini sa vie dans un cachot de Rome. C'est aussi la terre du lieutenant de l'émir Abdelkader Bouhmidi, son souvenir est vivace dans «Ghar el Baroud» à Oulhaca à proximité d'Aïn-Témouchent, sans oublier les premières manifestations des populations civiles au cri de Tahia El Djazaïr» qui accueillent en 1960, l'arrivée du général De Gaulle et qui marquent un tournant dans la guerre de libération. Sa particularité est d'avoir souffert des affres du colonialisme et de l'apartheid des gros colons, tout en bénéficiant d'un collège d'excellence prévu pour les enfants des colons au nom de Pierre Brossolette avec de grands instituteurs qui nous ont marqués et initiés aux idéaux révolutionnaires portés par Danton qui affirmait «qu'après le pain, l'instruction est le premier besoin d'un peuple» et où on entendait parler des philosophes des lumières tels que Voltaire et Rousseau, comme on nous enseignait que «science sans conscience n'était que ruine de l'âme». C'est dans ce climat intellectuel qu'évolue notre ami Kader, et que se forge son amour pour la justice et la liberté. Ce n'est pas par hasard qu'il devient militant de l'Union nationale des étudiants algériens et du parti de l'avant-garde socialiste. Pour ceux qui ne le savent pas, Kader sacrifiait souvent ses vacances entre l'organisation et ses études, la charge de travail ne l'a jamais empêché de se maintenir dans l'excellence. Contribuer du mieux qu'on pouvait pour transformer l'Algérie et notre monde était l'hymne de notre génération, qui voulait à tous prix faire avancer la société. Autant d'occasions ratées pour l'Algérie qui n'a pas su profiter des hommes de valeurs pétris dans des valeurs nationales et universelles, sans rien demander pour eux, leur seul souci étant le développement de l'université et de leur pays. Nous étions des idéalistes et nous rêvions avec l'étoile la plus lointaine bercée par la poésie d'Aragon et de Jean Ferrat. De ce temps là «Alger était la Mecque des révolutionnaires. L'Algérie était sereine et pleine de promesses, la question religieuse relevait de la vie privée et de l'intimité de chacun, il faisait bon d'y vivre. En écrivant ces mots, je me sens inondé par une nostalgie ou plutôt «une nostalgérie» pour reprendre le terme de Jacques Derrida. Avec le recul du temps, et le regard de l' innocence, nous avions plutôt fait preuve de naïveté, nous n'avions pas vu les choses venir et mal apprécié la situation, le vers était déjà dans le fruit, le pays portait déjà les prémisses de l'opportunisme, du carriérisme et de l'intégrisme, que nous subissons jusqu'à ce jour. Il n'a pas su profiter d'une génération nourrie aux idéaux de Novembre engendrée par l'élan de l'indépendance, une opportunité unique dans l'histoire de notre pays. Notre seul but était de construire une université forte, libre et ouverte sur le monde, dans laquelle on entendrait résonner : Averroès, Sidi Boumediène el Ghaout, Ibn Arabi, Voltaire, Rousseau et Diderot. Ma mémoire remonte le cours du temps, je me souviens comme hier des journée de la fête des étudiants du 19 mai, où on déclamait la poésie d'Abou el Kacim Ecchabi, de Bachir Hadj Ali et de Nazim Hikmet, j'entends encore la voix de notre ami «M'hamed Djellid « lui aussi disparu, interpeller «Babba Arouj lui demandant, où es tu? Et si tu savais?». Pour rester dans nos traditions ancestrales, nous invitions dans ces circonstances «Hadj Ghaffour» nous bercer par sa sublime voix et sa poésie. Tout ce qui nous importait était de servir le pays, avec abnégation, sans aucune contrepartie. Kader croyait dur comme fer, et il acceptait de consentir à des sacrifices pour avancer, il ne pensait ni à s'amuser comme les jeunes de son âge, ni à penser à ses intérêt personnels, il était très loin des plaisirs égoïstes. Je le vois se remémorer les mots du poète «Si je ne brûle pas, si tu ne brûles pas, si nous ne brûlons pas, comment les ténèbres deviendront-elles clarté?» Il était déterminé à brûler pour ses idées. Il appartenait à cette génération formée par la belle école de l'Algérie d'antan, où les maitres enseignaient, et j'évoque pour l'occasion notre maitre vénéré le professeur Boudraa, Allah yerhamou, qui répétait : «Qu'être responsable c'est d'abord servir et non se servir, gérer et non digérer, c'est éduquer, éduquer par les devoirs de l'homme». Kader, plus que tout, appartenait à la race des seigneurs. C'était «Djelloul el fheimi» de Abdelkader Alloula, avec du tact et de la finesse. Il est évident que des hommes de ce niveau étaient préparés pour exercer de hautes responsabilités dans notre pays et qu'ils auraient fait éviter à notre pays toutes les tragédies, les échecs et les égarements qu'on lui connaît. L'Algérie avait pour vocation de faire partie des pays émergents, elle en avait les potentialités et les hommes. Et c'est ce qui reste sur le cœur. Quelle gabegie? Quelle tristesse ? Quel désarroi ? Cardiologue de haut niveau, Abdelkader a consacré sa vie à ses patients, il a quitté la carrière universitaire sans jamais la quitter vraiment, il a continué à enseigner et à illuminer son auditoire dans toutes les réunions et congrès, devenant un conférencier respecté sur le plan international et participant à des projets de recherche. Persuadé que le vrai combat est la lutte contre l'ignorance, son devoir étant de réveiller les consciences en participant activement à l'enseignement et aux séminaires sur tout le territoire national et à l'étranger. C'est ce qu'il a continué à faire jusqu'à ce que la maladie l'invalide pour l'emporter. Il a fait sa dernière conférence le 21 juin 2015 à l'Harmattan de Paris, en m'invitant à y participer, lui abordant la tragédie du monde Arabe et de ses élites et moi éclairant l'avenir avec les lumières de « l'Andalousie arabe «. On s'était merveilleusement retrouvé et complété et on avait décidé de continuer à approfondir ce travail, la retraite n'étant pas loin, nous allions enfin disposer de plus de temps pour nous investir dans la culture. A la demande d'une association, on avait rendez-vous à Marseille en octobre 2015, et nous devions poursuivre ce projet pour diffuser de la lumière en Algérie. Le destin en a voulu autrement, il n'a même pas eu le temps de partir à la retraite et concrétiser son projet. Trois mois après, tout s'effondre, la maladie survient de manière tout à fait inattendue, lui qui n'a jamais été malade. C'est le coup de tonnerre dans un ciel serein, et la fin de tous les projets. Il devait affronter le mal qui l'envahit de manière fulgurante, sans aucun répit, ne lui donnant aucune chance. Et voilà mon cher ami, tout va, tout s'en va, ainsi va la vie. Tu m'avais envoyé un jour du nouvel an le poème de Jabran Khalil Jabran «vivre à moitié» expliquant qu'on était créé pour vivre pleinement et non pas à moitié» étais-ce prémonitoire ? Ce que je sais, c'est que même si ta vie a été courte, tu as vécu pleinement par l'intense énergie et l'activité déployée durant ton passage sur terre. Aujourd'hui, tu as rejoint le paradis des martyrs qui occupait ton esprit, tu es près de ton père qui t'a tant manqué et de notre mère à tous Karima. Nous en souffrons, nous te pleurons dans le silence de la nuit. Mais que faire face à la fatalité et le mektoub ? Que faire devant l'inéluctable ? Jusqu'à la dernière minute j'ai cru au miracle, implorant le Seigneur des mondes de t'épargner, lui demandant de faire une exception, juste pour toi Kader, parce que tu n'a pas eu le temps de vieillir, et que nous avions encore besoin de toi et de tes lumières. Mais la vie est ainsi faite, l'homme est condamné à disparaître, la volonté de notre créateur est intransigeante et nous devons l'accepter. C'est la seule vérité, car toute chose a une fin, tout périt, seul le Seigneur des mondes demeure, nous l'implorons, nous le prions de te recevoir dans son vaste paradis. Le bien accompli sur terre t'immortalise dans le cœur de tes patients, de tes amis, de tout ce qui ont eu la chance de te connaître, et dans tous les lieux et les mémoires. Tes patients te remercient pour tes bons soins, et nous d'avoir existé et de nous avoir appris. Il n'y a rien d'éternel, toute chose est périssable, «le corps n'est qu'une prison, mais l'âme est libre» de là où tu es, tu nous regardes, tu vis et vivras dans nos cœurs jusqu'à la fin des temps. Adieu mon ami, mon camarade, mon frère. A Dieu nous appartenons et à lui nous retournons. * Pr - Chirurgien et ancien recteur