Le parlement élu, établi dans l'est libyen, à Benghazi, a voté à l'unanimité samedi 4 janvier en faveur de la rupture des relations avec la Turquie et pour l'annulation de l'accord militaire entre le gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj et Ankara. Il a également demandé à ce que le chef du GNA, reconnu par la communauté internationale soit jugé pour «haute trahison». Il faut préciser par ailleurs que cette institution parlementaire, élue en 2014, est un allié du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l'Est libyen qui a lancé en avril une offensive contre le GNA. Son porte-parole, Abdallah Bleheq. A déclaré que les députés ont approuvé « l'annulation des mémorandums de sécurité et de coopération militaire entre le gouvernement de Fayez al-Sarraj et Ankara ce fin novembre » En effet, le GNA avait signé deux accords avec la Turquie. L'un porte sur la coopération militaire et l'aide que la Turquie pourrait apporter au GNA dans sa lutte contre les troupes du maréchal Haftar. Le second permet à la Turquie de faire valoir des droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale riches en hydrocarbures, au grand dam de la Grèce, de l'Egypte, de Chypre et d'Israël. Cette Réunion extraordinaire du parlement libyen est venue après le vote avancé de celui turc permettant au président Recep Tayyip Erdogan d'envoyer des militaires en Libye pour soutenir le GNA. Pourquoi avancé ? Le président turc l'avait annoncé auparavant pour le 8 janvier mais les circonstances et le timing d'une offensive éminente du Général Haftar contre Tripoli ont précipité les choses. De l'autre côté, des médias pro-GNA ont estimé pour leur part que le quorum n'était pas atteint. Le Parlement est aujourd'hui affaibli par des divisions après le départ d'une quarantaine de députés anti-Haftar pour Tripoli. Le GNA et le maréchal Haftar se disputent le pouvoir depuis plusieurs années en Libye, pays qui s'est enfoncé dans le chaos après la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Après la visite surprise du président turc et cette conjugaison des événements, le Président de la République tunisien, Kaïs Saïed, a décidé la prolongation de l'état d'urgence d'un mois, et ce, sur l'ensemble du territoire tunisien. Les frontières tunisiennes connaissent un important déploiement militaire, notamment au niveau des points de passage, avec la Libye, en prévision de l'afflux des réfugiés et d'autres imprévus liés à l'escalade redoutée chez leur voisin du sud. Une source sécuritaire du gouvernorat de Tatouine, citée par la radio nationale, a déclaré que les différentes forces armées affectées tout au long de la zone frontalière entre la Tunisie et la Libye, sont en état d'alerte élevé, à l'occasion des fêtes du nouvel an, et en prévision de toute possible infiltration, suite aux évènements survenus en Libye. Dans une déclaration à IFM, le porte-parole du ministre de l'Intérieur, Khaled Hayouni, devait justement confirmer que les unités sécuritaires ont intensifié leur présence sur les frontières avec la Libye, et les autres régions frontalières 1- historiquement l'histoire de l'empire ottoman se répète en Libye Tout a commence avec la facilité avec laquelle le sultan ottoman Soliman II le Magnifique s'est emparé du pouvoir de Tripoli qui était confié en 1510 au général espagnol Pedro Navarro pour le compte de Charles Quint, considéré à son époque comme le souverain européen le plus puissant. Un peu plus d'un demi-siècle après, toute la Libye est ottomane et devient la Régence de Tripoli. Le gouvernement de la Régence fut confié à un pacha, nommé pour trois ans par le sultan et assisté par un divan, une forme de conseil des Ministres. Mais, le véritable pouvoir est aux mains des janissaires qui sont les fantassins ottomans et aux chefs de clans locaux. Il n'y avait pas encore du pétrole mais la principale source de richesse du pays est sa mainmise sur le commerce et par une activité de piraterie. Le 11 juillet 1711 un noble, Ahmad, de la puissante et riche famille Karamanli, assassine le pacha et s'autoproclame beylerbey de la Régence ce qui signifie émir des émirs. Soutenu par les janissaires et les clans, le sultan Ahmet III le reconnait. Rapidement, le pays se détache de l'Empire et ne reste d'une province que de nom, le beylerbey devint le véritable maître du pays. En 1790, la régence est traversée par une crise de succession, le poste de beylerbey étant héréditaire. Secoué par des guerres civiles, il s'appauvrit et, quand, en 1832, le beylerbey Yousouf abdique, le pays redevient une véritable province de l'Empire Ottoman et comme si l'histoire se répétait, à la demande de la population qui avait peur de voir leur pays conquis par la France comme l'Algérie. À partir de 1835 la Libye fut dirigée par les vizirs ottomans eux-mêmes, par l'intermédiaire d'un wali, lui-même assisté par un conseil Militaire et par des trésoriers. Mais Istanbul perd vite son pouvoir qui réside en réalité dans les mains de Mohammed ibn Ali al-Sanusi, chef suprême de la Confrérie musulmane Senoussi. En 1895, la confrérie toute puissante réforme l'administration. Le pouvoir fut confié à un conseil de notables élu qui désigne ensuite le wali, représentant du sultan qui dispose d'un pouvoir honorifique. Le 18 octobre 1912, le gouvernement italien signe avec le gouvernement turc un traité, le traité de Lausanne, qui effectue une sorte de partage sur tout le territoire. Le pays est divisé en wilayates, occupés militairement par l'Italie. Les wilayates sont dirigés par un « naib » et par un « kadi », nommés par le sultan, qu'ils représentent religieusement, avec l'accord du roi d'Italie. Les dépenses du naib et du kadi sont contrôlées par Istanbul, leur politique est contrôlée par Rome. En 1919, alors que l'Empire Ottoman s'effondre, l'Italie sépare la Libye en trois morceaux : un pays directement administré par Rome (le Fezzan, au Sud) et deux protectorats, la République Tripolitaine au nord, dirigée par un gouverneur, nommé par le roi d'Italie qui dispose du pouvoir exécutif avec des ministres et un Conseil de la Chora qui dispose du législatif et l'émirat de Cyrénaïque à l'est, dont l'émir fut Idriss, chef de la confrérie religieuse de la Snoussia. 2- L'ambition d'Erdogan n'a pas de limite. Il faut reconnaitre sur le plan interne que depuis 2002, le programme du président Recep Tayyip Erdogan a fait d'énorme progrès économiques et sociaux en multipliant le Produit Intérieur Brut (PNB) à par tête d'habitant par 3, il a multiplié le nombre d'universités, d'hôpitaux et de logements urbains. Lorsqu'il était maire d'Istanbul, les turcs ont constaté ses efforts pour rendre la ville attractive pour les touristes en construisant un nouveau pont dans le Bosphore, une mosquée géante et un nouvel aéroport. Ainsi le nombre de touristes a plus que quadrupler en deux décennies passant de 10 000 touristes en 2002 a 35 000 en 2014 et 45 000 en 2018/2019. Sur le plan politique, il s'est appuyé sur son parti l'AKP qui représente prés de 20% de la population turque. Il se trouve que son ambition à l'extérieur a été affichée dés le début de son premier mandat présidentiel à travers plusieurs réseaux dont le principal est celui diplomatique. La Turquie est classée cinquième mondiale dans les représentations diplomatiques avec 239 ambassades et consulats à travers la planète. Le président lui-même est très actif à l'ONU, ne rate jamais les réunions de G20 et membre de l'OTAN depuis 1952. En ce qui concerne la Libye, les accords qu'il vient de passer avec le GNA dans la précipitation totale lui règle de nombreux problèmes dans les eaux territoriales qu'il partage avec de nombreux pays riverains. En effet, la Turquie a des différents avec la Grèce au sujet des îles de la mer Egée depuis des décennies et avec la République de Chypre au sujet des eaux maritimes de l'île depuis 1974, lorsque les troupes turques ont envahi le nord après un bref coup d'Etat chypriote grec. En concluant l'accord avec la Libye, les analystes disent qu'Ankara a essentiellement mis la Grèce et Chypre sous surveillance immédiate, montrant qu'elle est prête à agir dur pour obtenir son chemin et, pourquoi ou forcer de nouvelles négociations sur leurs différends de longue date. Dans le même temps, la Turquie a jeté une clé dans les efforts déployés par Chypre, la Grèce, Israël et l'Egypte pour développer le gaz de la Méditerranée orientale, mettant une barrière sur un projet de pipeline qui irait des eaux israéliennes et chypriotes grecques à l'île grecque de Crète, sur le continent grec et dans le réseau de gaz européen via l'Italie. Le pipeline de 7 à 9 milliards de dollars devrait traverser la zone économique prévue entre la Turquie et la Libye. La Turquie crie à qui veut l'entendre que cet accord vise à protéger ses droits en vertu du droit international et qu'il est ouvert à la signature d'accords similaires avec d'autres Etats sur la base d'un «partage équitable» des ressources. La Grèce et Chypre, qui ne l'entendent pas de cette oreille affirment que l'accord est nul et viole le droit international de la mer. Ils y voient une saisie cynique des ressources conçues pour freiner le développement du gaz de la Méditerranée orientale et déstabiliser ses rivaux. La Grèce est allée même trop loin en expulsant l'ambassadeur de Libye à Athènes et déposé une plainte auprès des Nations Unies. Chypre, où la partie nord de l'île est détenue par la Turquie, a soulevé ses propres objections. Lors d'un sommet le 12 décembre dernier, les dirigeants de l'UE ont publié une déclaration «sans équivoque» du côté des Etats membres, la Grèce et Chypre. L'Egypte et Israël, qui ont investi massivement dans l'exploration énergétique dans la région, sont alarmés par la décision Turquie-Libye, qui pourrait menacer leur capacité à exporter du gaz vers l'Europe. L'Egypte l'a qualifié «d'illégal et non contraignant», tandis qu'Israël a déclaré qu'il pourrait «mettre en danger la paix et la stabilité dans la région». Il faut préciser par ailleurs que l'enjeu n'est ni la crise libyenne et encore moins le peuple libyen mais le bassin de la Méditerranée orientale qui pourrait contenir au prix moyen actuel du million de BTU de gaz naturel autour 4 dollars un peu plus de 700 milliards de dollars, selon le US Geological Survey. À un moment donné, il a été considéré comme une aubaine pour la région, qui pourrait générer des revenus massifs et a aidé à forger une solution au différend chypriote et à resserrer les liens entre Israël et ses voisins * Consultant, économiste pétrolier