Jamais de mémoire d'homme une pandémie comme celle du Covid-19 n'a été aussi étendue touchant pratiquement tous les pays du monde. Des prévisions sombres en matière de morbidité et de mortalité sont formulées par de nombreux chefs d'Etat dont le président américain Donald Trump. La course des scientifiques pour mettre au point un nouveau vaccin adapté au nouveau virus ou de nouveaux traitements est soutenue avec force par une opinion publique qui s'insurge contre toute attente ou tout retard. Cela justifie-t-il tous les moyens même les plus réprouvés ? Des relents colonialistes toujours vivaces Profitant de ce désarroi mondial face à l'absence de vaccins immédiatement opérationnels mais devant préalablement faire l'objet d'essais, la chaîne d'information LCI filiale de TF1, appartenant au milliardaire Bouygues, ne trouve pas mieux que d'inviter des médecins français qui préconisent comme au temps de la colonisation d'effectuer des essais d'éventuels nouveaux vaccins en Afrique. Sur le plateau organisé par cette chaîne et qui regroupait deux éminentes personnalités scientifiques françaises : le Professeur Camille Locht, directeur de recherche à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale établissement public à caractère scientifique et technologique français spécialisé dans la recherche médicale), et le Professeur Jean-Paul Mira, chef du service de réanimation à l'hôpital Cochin à Paris. Le Pr Locht, qui avait exprimé son souhait de voir les essais avancer rapidement, s'est vu répondre par le Pr Mira : « Ne pourrait-on pas d'abord tester cette étude en Afrique, où il n'y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation ? » Il argumente son idée en ajoutant que des essais sur le sida ont été effectués chez des prostituées : « On essaie des choses parce qu'on sait qu'elles sont hautement exposées et qu'elles ne se protègent pas ? » Le directeur de recherche à l'Inserm, au lieu d'arrêter cette dérive et de dire que ce n'est pas éthique et que tout protocole scientifique doit obéir à des règles éthiques comme c'est le cas dans tous les pays du monde, il donne raison à son interlocuteur et annonce que ces essais sont sur le point de commencer en Afrique : « Vous avez raison. D'ailleurs on est en train de réfléchir à une étude en parallèle justement en Afrique pour faire ce même type d'approches avec le BCG. Je pense qu'un appel d'offres va sortir. » Ce débat a des relents colonialistes et même racistes, il montre que des personnalités scientifiques de haut rang ne se sont pas départies de leurs sentiments colonialistes et racistes et qu'elles considèrent les autres (entendez les non Européens et Anglo-Saxons) comme des « indigènes » ou des « serfs » c'est-à-dire des sous-êtres mis à leur disposition sur terre. Le long passé des dérives éthiques Ces discours nous rappellent les grandes dérives éthiques des temps modernes et les conflits observés entre bons et mauvais scientifiques. L'œuvre de Jules Verne (1828-1905) regorge de portraits de bons savants luttant contre des savants dévoyés appliquant à des fins néfastes pour l'humanité les avancées technologiques. Jules Verne n'a pas été uniquement un romancier scientifique dont certains livres exploraient le futur, il a aussi su faire la part entre bons savants et savants dévoyés. Il utilise dans ses œuvres différents termes pour qualifier ces derniers : savants obscurs, savants introvertis, savants cupides, savants fantaisistes, savants fous, savants démythifiés... Pour cet auteur, « il existe mille manières d'être savant... Parfois, chez un même personnage, des traits de comportement hétérogènes se chevauchent, s'entrecroisent, coexistent. Jeune turc ou vieux briscard de la science en marche, le savant vernien semble se dérober à toute identification sommaire, à toute classification réductrice »1 Lorsqu'on recense tous les manquements à l'éthique qui ont été commis au cours du XXe siècle et même au début du XXIe siècle, on est saisi par une grande inquiétude. Quelles sont les limites de la science ? Jusqu'où les pouvoirs publics peuvent pousser la science à devenir un instrument de mal ? Peut-on compter uniquement sur la responsabilité des savants pour éviter les dérives éthiques de la science ? Le grand Louis Pasteur voulant montrer que son vaccin contre la rage était efficace s'est mis à chercher où l'expérimenter à grande échelle. Il n'a pas trouvé mieux que demander dans une lettre adressée à Pedro II, empereur du Brésil, de l'aider à entreprendre des essais sur les condamnés à mort dans les prisons du Brésil : « Si j'étais roi ou empereur, ou même président de la République, voici comment j'exercerais le droit de grâce sur les condamnés à mort. J'offrirais à l'avocat du condamné, la veille de l'exécution de ce dernier, de choisir entre une mort imminente et une expérience qui consisterait dans des inoculations préventives de la rage pour amener la constitution du sujet à être réfractaire à la rage... ». Commentant la dérive de son ancien maître, Charles Nicolle fera cette remarque : « La conscience du savant étouffait la conscience de l'homme. »2 L'un des premiers scientifiques à se poser ces questions est probablement le physicien américain Robert J. Oppenheimer (1904-1967) qui s'interroge : «Comment est-il possible que des scientifiques aient participé à la guerre des gaz de 1915-1918 ? Aient conduit des expériences pour déterminer quels gaz étaient les plus efficaces pour tuer des êtres humains !» Dans l'intervalle de nombreuses expérimentations ont été menées aussi bien aux Etats-Unis d'Amérique qu'en Europe notamment dans les centres abritant des personnes handicapées. La Seconde Guerre mondiale a certainement catalysé l'horreur avec les multiples dépassements éthiques enregistrés de la part de tous les protagonistes sauf que les vainqueurs ont eu le beau rôle de juger les vaincus et de médiatiser davantage leurs errements « inéthiques ». Les nazis ont abusé dans les pratiques non éthiques comme l'eugénisme et l'euthanasie. Les Américains n'ont pas hésité à lancer deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 alors que le Japon était à genoux avec une marine, une aviation et défense antiaérienne hors service. Le procès des médecins de Nuremberg a révélé bien des dérives éthiques tant de la bouche des anciennes victimes ou de leurs bourreaux scientifiques que des experts appelés à éclairer le tribunal militaire américain confirmant la sentence du philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962) : « C'est de l'homme aujourd'hui que l'homme peut recevoir ses plus grandes souffrances. »3 Mettre halte à l'apologie des dérives Chercher des cobayes humains pour mener des expérimentations, par la force, sans leur consentement ou en leur donnant une fausse information, revient à considérer ces personnes comme des sous-êtres « qu'il serait légitime de sacrifier au profit de cette humanité glorieuse dont on se promet de soulager les souffrances. »2 Après deux guerres mondiales, les guerres de décolonisation et les innombrables conflits, la création des Nations Unies et de ses agences spécialisées avait pour objectif premier de reconnaître à tout individu et à tout pays les mêmes droits que ceux reconnus aux autres. Dans le domaine scientifique, le respect des règles éthiques est devenu un principe intangible. Les autorités françaises devraient réagir face à ces graves déviations éthiques, car il y va de l'honneur de la Révolution de 1789 et du pays où a été signée la chartre des droits de l'homme. Références : 1- Didier Robrieux, Figures du savant dans l'œuvre romanesque de Jules Verne, Rédaction, chroniques http://www.didierrobrieux.com/pages/essais/les-savants-chez-jules-verne.html 2 - Alex Kahn, https://www.futura-sciences.com/sciences/dossiers/philosophie-humanisme-medecine-160/page/3/ 3 - Bachelard Gaston, La formation de l'esprit scientifique, Jean Vrin Ed, Paris 1980 *Pr - Médecin chercheur