Dans la foulée des années vingt du siècle écoulé et durant lesquelles se composent les germes de la littérature algérienne d'expression française et celles d'expression arabe qui mettent en place de nouvelles structures de production et de diffusion culturelle (presse et littérature), - et ce, en dépit des contraintes, conditions et censures dictées par les lignes rouges à ne pas dépasser imposées par l'establishment colonial,- une autre sphère culturelle tout à fait particulière et différente de celle des groupuscules de concitoyens minoritaires, tributaires de la culture savante, francophone ou arabophone (écrite et parlée), voit le jour : en l'occurrence, celle véhiculaire d'une culture ou production culturelle orale et qui, pareillement à la culture ancestrale de l'oralité populaire, dialectale, diversifiée, s'adresse au vaste public des «illettrés» au taux particulièrement élevé en cette époque de domination française qui privilégiait l'instruction extensive de sa colonie de peuplement surtout, cela va sans dire. Et il s'agit, on l'aura deviné, de l'art populaire par excellence qu'est le théâtre : noble mission dont s'acquitta à merveille le théâtre populaire algérien d'expression arabe-dialectal ou langage populaire courant des Algériens. Ses principaux et célèbres promoteurs et animateurs - qui n'en a pas entendu parler ? - sont Sellali Ali dit Allalou, Mahieddine Bachetarzi et Rachid Ksentini. Ils appartiennent tous à cette «élite populaire» qui n'a connu ni l'université d'Alger, ni celle de Paris ni de Djami'at El Azhar ou de la Zitouna. Et c'est avec ces autodidactes chevronnés que le théâtre débutant en Algérie cesse d'être un «acte normatif limité aux puristes de l'arabe classique» pour devenir un spectacle éminemment populaire. L'avènement de ce théâtre constitue, en effet de par sa particularité esthétique et langagière recourant au dialecte populaire et scènes du quotidien social algérien, une nouvelle forme de prise en charge du vécu populaire. Avec la pièce « Djeha » de Allalou , présentée le 12 avril 1926 au Kursaal, le signal est pratiquement donné pour l'inauguration d'une nouvelle socialisation culturelle où le public s'identifie avec les sujets des scènes puisées essentiellement dans la tradition culturelle citadine et les vicissitudes de la vie quotidienne... Mahieddine Bachetarzi, à l'instar de ses deux compères, s'illustra dans la multiplicité de rôles qu'il accomplissait, d'auteur dramatique, musicien, comédien, ayant été acteur de cinéma avant de s'intéresser à l'art scénique et s'étant d'abord distingué par une voix extraordinaire qui allait lui ouvrir les voies de la consécration. Et en effet, à ses débuts dans le monde des arts, Mahieddine Bachetarzi animait des concerts et organisait des spectacles un peu partout à travers l'Algérie et se fit connaître comme chanteur ou maddih religieux tout d'abord, en chanteur profane et auteur acteur de théâtre ensuite. Personnage légendaire, ses mémoires publiées par l'ex-maison d'édition algérienne SNED, demeurent une référence incontournable d'un témoin d'une époque particulièrement riche en évènements (Voir Mahieddine Bachetarzi, Mémoires 1919-1939, pp. 43-44, Editions SNED, Alger 1968). Né le 15 décembre 1899 à Alger, dans une famille bourgeoise d'origine turque, Mahieddine Bachetarzi étudia à la médersa libre de Cheikh Ben Ousman pour être désigné par la suite lecteur de Coran à la mosquée d'Alger « Djemaa Djedid » et muezzin. Le grand musicien Edmond Yafil, séduit par sa voix de ténor, lui suggéra de se lancer dans la carrière qui s'ouvrait à lui. Sa notoriété reconnue, il est désigné en 1930, troisième Maghrébin membre de la Société des auteurs et des compositeurs de musique de Paris (SACEM) après avoir dirigé la célèbre société musicale El Moutribia (1923). Après la mort d'Edmond Yafil, Bachetarzi assura la présidence de cette société et occupa également les fonctions de professeur de musique arabe au conservatoire et de directeur des enregistrements phonographiques en Afrique du nord en 1929. Il n'arriva au théâtre qu'en 1933, en adaptant un conte (Djeha et l'usurier) qui eut beaucoup de succès. Cependant, en ces début des années trente, les temps sont durs pour le théâtre algérien qui voit l'éclipse progressive des hommes du théâtre qui avaient permis la naissance du quatrième art en Algérie. Allalou s'était arrêté d'écrire en 1932, Rachid Ksentini avait ralenti son rythme de production, mais leurs succès antérieurs avaient donné l'envie à Bachetarzi de monter sur scène et d'écrire des pièces stimulantes. A travers cet art qu'il affectionnait, Bachetarzi s'attaqua au maraboutisme («Djouhala mudda'iine fil ilm») (Des ignorants se prétendant savants), au charlatanisme et aux méfaits de l'alcoolisme entre autres... Dans «Fako!», une reprise d'une production de Ksentini, Bachetarzi raillait les faux philanthropes et des profiteurs de toutes sortes (le titre «Fako!» (Vous ne nous aurez pas !), paraissait proposer une lecture politique de la pièce, ce qui lui valut d'être interdite à l'époque). Dans d'autres représentations, «Après l'ivresse», «El kheddaïme», «En-nissa», «Béni oui oui», Bachetarzi dénonçait l'alcoolisme, le maraboutisme, les élus musulmans dociles et appelait à l'instruction des femmes. Bachetarzi adapta également des pièces de Molière: « Sliman Elluk » (tirée du malade imaginaire), El Mech'rar (l'Avare)...etc. Il eut le mérite d'introduire des types sociaux qui représentaient des entités et des groupes. On y trouve le mufti, l'homme de religion, le grippe-sou, le bourgeois musulman parvenu, l'élu tourné en dérision, les paysans évoqués avec ironie, le héros souvent représentant des gens modèles du menu peuple. Parlant de Bachetarzi, Allalou dira: «Il était doué d'une voix merveilleuse de ténor et avait acquis une grande réputation. Il emploie dans ses dialogues le langage de la rue, l'arabe, le français, le kabyle et même le sabir. Il crée un personnage des plus cocasses, Si Kaci, qui est devenu populaire et dans le rôle duquel il est unique». Mahieddine Bachetarzi a été désigné à la tête du conservatoire d'Alger après l'indépendance de 1967 à 1974. Entre 1967 et 1972, il a couronné brillamment tous les festivals de musique andalouse en tant que jury organisateur - conseils et chanteur. Considéré comme l'un des promoteurs du théâtre algérien avec Allalou et Ksentini, Mahieddine Bachetarzi dispose également de près d'une centaine d'émissions dramatiques pour la radio et s'est également investi dans la production cinématographique et télévisuelle (campant des rôles dans, entre autres, Hassan Terro, L'opium et le bâton, Kenza...) Il obtient la palme tunisienne en février 1986 et le 21 mai 1992, il lui est décerné à titre posthume, la médaille «Athir» de l'ordre de mérite national. *Auteur - journaliste indépendant