Au lendemain de l'effondrement du Mur de Berlin, de l'écroulement du glacis soviétique, le monde vainqueur capitaliste occidental nous promettait le début d'une ère nouvelle emplie de paix et de prospérité. En fait de paix, le monde fut aussitôt ravitaillé par de prospères phases de guerres sanglantes et exterminatrices. D'abord, en Irak, ensuite en Yougoslavie, puis au Rwanda, en Afghanistan, en Syrie, au Libye. Enfin, dans toute la planète, notamment par l'explosion du terrorisme structurelle abondamment instrumentalisée par les puissances impérialistes. Quant à la prospérité économique universelle tant promise, elle ressemble à l'arlésienne : tous les économistes et politiciens bourgeois en parlent, mais les peuples opprimés attendent toujours de faire sa connaissance, la fréquenter, d'en faire leur intime, l'épouser socialement pour l'éternité. Une chose est sûre : cette prospérité tant promise s'est toujours dérobée à leur attente (à leurs étreintes économiquement toujours éteintes), à leurs suffrages courtoisement convoités mais irrévérencieusement trahis. Parallèlement à l'ensevelissement du monde soviétique, l'univers bourgeois mondial avait procédé joyeusement à l'enterrement de la lutte de classe, cette anomalie sociale générée, selon les puissants, par la morbide société stalinienne russe contaminée par le virus bolchévique. L'humanité était déclarée enfin guérie de cette pathologie sociale éminemment létale. L'humanité était enfin réunie dans une symbiotique fraternité d'où les conflits sociaux seraient désormais bannis, la question sociale un lointain problème politique. C'était, communiait-on en chœur, La fin de l'histoire, conceptualisée naïvement par Francis Fukuyama. Selon les thuriféraires du capital, la « mort du communisme stalinien » allait inaugurer l'ère indépassable de l'horizon du capitalisme triomphant. La lutte de classes était désormais considérée comme ringarde. Désuète. Une anomalie sociale. La maladie infantile d'un prolétariat enfantin et immature, longtemps en proie à une crise d'adolescence politique marquée par des rébellions stériles contre l'autorité des patrons et des gouvernants. De par le triomphe planétaire du capitalisme, la lutte de classe était devenue une espèce d'expression militante en voie de disparition. Bien évidemment, ce n'était que le rêve fugace et superstitieux des classes dominantes jamais à cours d'imagination pour élaborer des scénarios visant à s'assurer de leur éternité. (Hitler, après avoir brisé la classe ouvrière allemande, neutralisé despotiquement la lutte des classes, croyait fermement que son Reich durerait 1000 ans : « Mon empire vivra mille ans ! », déclarait-il sans discontinuer. Au final, son Empire aura duré 12 ans.) Au cours de cette période de libéralisme débridé impulsé dès les années 1980, la classe ouvrière, idéologiquement désorientée et politiquement affaiblie, était totalement écrasée par la domination sans vergogne de la classe capitaliste mondialisée arrogante, enivrée de triomphalisme. Etranglée par la corde du chômage enserrée constamment autour de son cou social pour mieux la ligoter et la soumettre aux diktats du capital, la classe laborieuse subissait dans le silence la dégradation de ses conditions de vie et de travail, avec la complicité criminelle des syndicats, ces suppôts du patronat. Dans de nombreux pays, plusieurs décennies durant, le peuple opprimé se résigna à endurer les attaques antisociales infligées par le grand capital, subir les plans de licenciement, les fermetures d'entreprises, la baisse de son pouvoir d'achat, la dégradation générale des services publics. Puis, le mouvement des Gilets Jaunes surgit des entrailles du capital pour démentir les mensonges éhontés sur la mort de la lutte de classe. Ce mouvement s'apparentait à un sursaut de recouvrement de dignité de la classe laborieuse longtemps piétinée, à un rejet catégorique de la perpétuation de sa condition sociale misérable. Sans conteste, la taxe sur le carburant fut la goutte d'essence qui mit en branle le moteur de la révolte sociale en France. De fait, l'instauration de la taxe sur le carburant constitua l'élément déclencheur du mouvement des Gilets Jaunes. Démarré sur les chapeaux de roues, le mouvement prit de vitesse les classes dirigeantes françaises depuis longtemps habituées à écraser en toute impunité le peuple, mais également les vulgaires observateurs médiatiques, le nez à tel point enfoncé dans le guidon de leurs mesquines analyses sociétales qu'ils ne pouvaient pas apercevoir le resurgissement de la Question sociale, débouchant de la grande autoroute de la lutte des classes longtemps déclarée définitivement fermée à la circulation de l'histoire. Cette embardée sociale subversive causa une onde de choc parmi les élites françaises, prises de panique devant la propagation fulgurante incontrôlée du mouvement des Gilets jaunes, essaimant dans l'ensemble du pays, bloquant les axes routiers, occupant les ronds-points. La singularité de ce mouvement résulta de sa spontanéité. En effet, le mouvement s'ébranla de manière aussi impromptue qu'inorganisée, par-delà les appareils traditionnels d'encadrement politique et syndical. Le rejet de ces instances institutionnelles officielles inféodées au pouvoir, soumises au capital, constitua la pierre angulaire de ce mouvement original en rupture avec les modes de luttes classiques. Sa caractéristique remarquable fut sa méfiance viscérale envers tous les représentants des organisations politiques et centrales syndicales, ces mandarins enfermés dans leur tour d'ivoire bourgeoise hissée au-dessus du territoire familier du peuple. Plus significativement, au cours de leurs luttes, par l'occupation des ronds-points, les membres du mouvement découvrirent de nouveaux rapports de solidarité. Spontanément, au cours de leurs rassemblements hebdomadaires et les occupations des ronds-points, ils tissèrent de véritables liens de fraternité fondés sur la souffrance sociale commune, l'appartenance sociale misérable identique. Fondés sur la même aspiration humaine de changer leur vie, le monde. Sur la même volonté d'instaurer une « démocratie authentique, directe, horizontale », appuyée sur des représentants élus et révocables à tout moment des représentants qui ne soient que des porte-paroles et non des délégués accrédités ou habilités à voter. Sur l'impérieuse urgence de transformer le système économique, d'abolir les inégalités sociales, et donc la superstructure sociale capitaliste faussement démocratique. Au demeurant, par la diversité de ses membres, composés de catégories socioprofessionnelles hétérogènes, ce mouvement manifestait également sa spécificité. Il n'en demeure pas moins que ce mouvement était composé majoritairement de « travailleurs pauvres », animés par la même « haine des riches », de l'élite. Pareillement, politiquement, ce mouvement exprimait une tendance singulière. Quoiqu'en rupture avec les catégories de pensée classiques gauche droite, il semblait réunir une palette hétéroclite d'obédiences politiques exprimées de façon diffuse, confuse, incohérente. Quoi qu'il en soit, en dépit de la violence des « casseurs » instrumentalisée par le gouvernement Macron et ses médias stipendiés, la popularité du mouvement demeura longtemps intacte. Selon les sondages publiés par les médias à l'époque des mobilisations massives des Gilets jaunes, près des deux-tiers de la population soutenaient le mouvement. Et plus de 55% étaient favorables à la poursuite de la lutte, en dépit des débordements des manifestations. Dans tout mouvement de lutte, la violence accompagne inéluctablement la révolte sociale. Jusqu'à l'ère de l'éruption du mouvement des Gilets jaunes, le capital assenait que la lutte de classes était révolue, la Question sociale résolue. Puis, par le relèvement de sa combativité, la remise à l'ordre du jour de la lutte des classes, le mouvement des Gilets jaunes impulsa un souffle salvateur à la vie sociale et politique, aussi bien en France que dans d'autres pays, enflammés par l'aube du Grand Soir, le Crépuscule du petit jour du capital. De toute évidence, ce mouvement original imprévu bouscula les schémas habituels d'analyse des luttes. Il avait entraîné les révolutionnaires à revoir certains paradigmes. Incontestablement, il avait ouvert des perspectives de combats internationaux. Surtout, il avait bouleversé les interprétations classiques sur les mouvements sociaux pollués par le prisme du stalinisme et du gauchisme. Nul doute, depuis le surgissement du mouvement des Gilets jaunes, la lutte de classe ne serpente plus les minuscules cours sinueux balisés par le capital. Elle est sortie de son lit assoupi pour sillonner librement les voies fluviales torrentielles de la lutte sociale spontanée « tempêtueusement « déchaînée. Aucune digue politique traditionnelle ne peut plus contenir sa fougueuse force subversive et insurrectionnelle. De fait, portée par une nouvelle génération de travailleurs pauvres tumultueux, la lutte de classe est sur le point de submerger l'ancien monde. Le nouveau peuple travailleur s'apprête à engloutir définitivement le capital déjà en plein naufrage. Une chose est sûre : avec le mouvement des Gilets jaunes, les peuples opprimés ont appris que la révolution ne sera pas l'œuvre des seuls »prolétaires», mais également de l'ensemble des salariés et des catégories sociales non-exploiteuses. Contrairement à la conception ouvriériste répandue par le gauchisme adepte de la transplantation de la conscience de classe par des révolutionnaires professionnels dans le prolétariat réputé par essence ignorant, la transformation sociale révolutionnaire ne triomphera que par la participation de la majorité laborieuse du peuple (femmes, hommes, jeunes, travailleurs, chômeurs, étudiants, retraités, petits entrepreneurs prolétarisés. Comme l'avait écrit Lénine en 1916 : « Quiconque attend une révolution sociale «pure» ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n'est qu'un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu'est une véritable révolution. ( ) La révolution socialiste (en Europe) ne peut pas être autre chose que l'explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement : sans cette participation, la lutte de masse n'est pas possible, aucune révolution n'est possible. Et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement, ils s'attaqueront au capital, et l'avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d'une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l'unir et l'orienter, conquérir le pouvoir, s'emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d'autres mesures dictatoriales dont l'ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme. ». Assurément, le mouvement des Gilets jaunes, structure embryonnaire et hétéroclite, demeure encore à l'état infantile sur le plan politique. Certes, c'est encore un nouveau-né enfanté dans la douleur par les contradictions de classes, les injustices sociales criantes et intolérables infligées par le capital. Mais, par sa force exceptionnelle, avec promptitude, il a su faire preuve d'une croissance combative prodigieuse. Après seulement quelques mois d'existence, il a acquis de la maturité. De la combativité. De la popularité. Du haut de ses quelques mois d'âge subversif, il a su faire pousser des cheveux blancs aux classes possédantes françaises, entrevoyant leur mort dans l'œil brillant de jeunesse de ce «peuple jaune» emmailloté symboliquement du drapeau rouge des Communards ; donner du fil à retordre au gouvernement Macron saisi de frayeur devant la fraîcheur insurrectionnelle de ce mouvement juvénile doté d'une énergie militante vigoureuse ; faire couler des sueurs froides aux forces de l'ordre depuis longtemps assurées de leur supériorité répressive exercée en toute impunité. Le mouvement des Gilets jaunes force le respect. À son évocation, on se remémore instantanément ses milliers de martyrs : manifestants bousculés, bastonnés, blessés, éborgnés, assassinés, embastillés. De même, il aura marqué l'Histoire. Y compris la linguistique, puisque désormais on parle de giletjaunisation d'un mouvement de lutte (des esprits), pour signifier sa radicalité, exprimer sa dimension subversive et insurrectionnelle. Aujourd'hui, depuis l'éruption du vaillant mouvement des Gilets jaunes, partout dans le monde, la peur a changé de camp. Le nouveau camp de la peur tremble sur ses bases vermoulues. La peur règne dans les palais présidentiels en proie à une fièvre obsidionale. La faiblesse a envahi le pouvoir, désormais gouvernant par la seule force. Dans le même temps, le pouvoir de la force s'est également emparé du peuple. Il ne demeure au peuple qu'à s'emparer de la force du pouvoir pour abolir définitivement la gouvernance par la force imposée par la minoritaire classe dominante, restituant au majoritaire peuple spolié la force de sa gouvernance.