Il y a 55 ans, un petit groupe de militants du FLN, conduit par l'infatigable organisateur des premiers réseaux au Maroc occidental, Allal Taalibi, arrivait à Tétouan, dans l'ex-zone nord du Maroc que les Espagnols venaient d'évacuer. Pour être plus précis, c'était au tout début du mois d'octobre 1956. En effet, il faudra attendre près de six années, six années de sang et de larmes, et le sacrifice d'un million et demi des nôtres pour que des contacts sérieux reprennent entre les Algériens et les Français. La réponse sanglante du peuple marocain Pour l'heure, cependant, nous n'étions pas, au sein de la mission permanente du FLN à Rabat, disposés à élaborer des réflexions à échéance si lointaine. Il nous fallut faire face, en effet, et dès le lendemain du rapt de nos dirigeants, à un soulèvement populaire, dans toutes les villes du royaume et dans certaines, à de véritables émeutes. La jeunesse marocaine, outragée par l'affront fait par l'armée fidèle à son souverain puisqu'elle avait osé arrêter ses hôtes algériens, dans un avion civil marocain, dans l'espace aérien marocain, profita de l'occasion pour régler de vieux comptes inassouvis avec les colons et les intérêts français dans le royaume. C'est à Meknès que les émeutes furent les plus sanglantes et les pertes humaines les plus lourdes : 45 morts et des blessés par centaines. A Rabat, les jeunes manifestants saccagèrent partout les magasins français, envahirent l'ambassade de France et brûlèrent le drapeau tricolore. Diplomates et personnel de l'ambassade ne durent leur salut qu'à l'intervention musclée de l'armée royale. Partout ailleurs, dans les autres villes du royaume, les mêmes scènes de colère populaire, des morts et des blessés. Les pompiers pyromanes du FLN Au sein de l'organisation du FLN, nous étions comme des pompiers pyromanes. Pendant que les uns excitaient les manifestants dans la rue et en prenant souvent la direction, d'autres, très ostensiblement et non moins hypocritement, lançaient des appels au calme, tout en accablant la France. Les responsables marocains, en proie à la panique, nous suppliaient de faire quelque chose pour calmer les esprits. Personne n'était dupe. Pour tous, les responsables, dans l'arrestation de nos cinq dirigeants étaient d'abord marocains. Si nous ne pouvions pas encore le dire en face, nous pouvions, pour le moins, exprimer notre colère en compagnie du peuple marocain. C'était aussi un complot contre nos deux peuples Mais à l'état-major où Boussouf était devenu, du jour au lendemain, le responsable le plus élevé, maintenant que Boudiaf était arrêté, on réalisa très vite qu'on avait affaire à un véritable complot contre l'Algérie combattante. De toute évidence, les auteurs de ce complot n'étaient pas exclusivement des français, tant les fautes, les imprudences et les négligences avaient été nombreuses et accablantes tout au long de la préparation du voyage et de son déroulement. A titre d'exemple : pourquoi avoir fait voyager les cinq dirigeants algériens dans l'avion des journalistes au lieu de l'avion royal, comme prévu initialement ? Pourquoi avoir donné un équipage exclusivement français à cet avion ? Et pourquoi a-t-on fait en sorte, en retardant son décollage de plusieurs heures et en le faisant transiter par Palma de Majorque, qu'il n'approche les côtes algériennes qu'une fois la nuit tombée ?Pourquoi aussi n'a-t-on pas pris des engagements, au plus haut niveau à Paris, quant à la sécurité des nôtres, pendant ce voyage, même s'ils devaient survoler le territoire national ? On ne tire pas sur les plénipotentiaires de la paix. Ca ne se fait pas, aurait-on pu faire valoir aux Français. Toutes ces questions et bien d'autres encore ont longtemps troublé les nuits de nos cadres et de nos dirigeants. Personne n'a pu expliquer comment Ben Bella, Boudiaf et les autres, des hommes de la clandestinité et du secret, donc par formation et par expérience vigilants et méfiants, aient pu tomber si bêtement dans la gueule du loup. Le FLN ordonne le retour au calme Pendant qu'on faisait ces analyses et qu'on tirait ces premières conclusions la situation ne faisait qu'empirer à travers tout le territoire marocain (6 jours d'émeutes sanglantes à Meknès et sa région !). Les groupes de l'armée de Libération marocaine, qui avaient pu survivre à la liquidation jusque-là, pouvaient intervenir à tout moment et profiter du désordre pour menacer le pouvoir jusqu'en ses fondements. Il fallait faire vite, et aussitôt des instructions fermes furent données pour arrêter les manifestations et calmer les esprits. Nos militants, admirables d'intelligence politique, de discipline et de dévouement, reçurent partout le message 5/5 comme on dit dans les transmissions. De son côté, notre commission «presse et information» que dirigeait mon ami, le regretté Mouloud Mammeri, rédigeait sans relâche papiers et communiqués. Le calme revint peu à peu et les liens fraternels avec le peuple marocain sortirent raffermis de ce complot destiné également à provoquer une cassure durable, profonde et irréparable, entre le peuple algérien et le peuple marocain. De ce côté, au moins, «ils» n'avaient pas réussi. Le rôle positif de la communauté algérienne au Maroc Comme toute communauté, dont le pays d'origine traverse de graves épreuves, la communauté algérienne du Maroc avait répondu très vite, massivement et volontairement, à l'appel du sien, dès le début de la lutte armée. Elle était forte de quelque 150.000 âmes en 1954 (enseignants, interprètes, cadres fonctionnaires et commerçants, propriétaires pour la plupart). Elle est passée, en l'espace de moins de deux ans, à 800.000 personnes. «Ansar» des temps modernes, ils avaient accueilli fraternellement, avec l'aide généreuse du peuple marocain, ces Mouhadjirin chassés de leur pays. Plus que jamais, l'Algérie devenait plus chère à nos yeux que nos propres yeux, ou les larmes de nos mères faisant leurs adieux à leurs cadets montant au maquis. Quelqu'un dira, un jour, la mobilisation spontanée, l'apport considérable de cette communauté à la révolution ainsi que le sacrifice suprême de milliers de ses enfants volontaires, dans les rangs de l'ALN, à l'intérieur, pendant que d'autres fuyaient le pays, pour l'étranger. Ce ne sera que justice. Le troisième complot : l'agression tripartite contre l'Egypte La tempête au Maroc, en Tunisie ainsi qu'à l'intérieur de l'Algérie venait à peine de se calmer, qu'une autre, beaucoup plus redoutable encore, se profilait déjà l'horizon. Cette fois, l'agression était dirigée contre notre troisième base arrière – après la Tunisie et le Maroc – contre l'Egypte combattante et militante de Jamal Abdel-Nasser en un mot, contre une des bases vitales de notre lutte armée. L'histoire se répète. Plusieurs décennies plus tard, un autre pays arabe, l'Irak était terrassé par une coalition internationale occidentale avec la participation de l'Etat hébreu. Le «crime» de l'Egypte et de l'Irak était cependant le même aux yeux des deux coalitions : l'aide à des mouvements de libération nationale arabes : Algérien en 1956, Palestinien en 1991. L'Egypte, base vitale Il faut rendre à César ce qui est à César et répéter, inlassablement – malgré les amertumes et le découragement que nourrit en nous tout le comportement des Arabes en général, depuis quelques années – une vérité historique qui doit s'imposer à nous tous. L'Egypte était alors notre allié le plus sûr et le plus efficace, certainement aussi important pour nous que pour nos voisins immédiats, à l'est comme à l'ouest. Certes, les fonds provenaient souvent d'autres pays arabes. Le regretté roi Fayçal, le grand souverain patriote de l'Arabie Saoudite, mort, assassiné par un agent d'une grande puissance, a offert le premier don conséquent à la révolution algérienne. C'est le regretté Cheikh Abbas qui eut l'honneur de recevoir ce chèque historique. La famille régnante d'Irak et leur Premier ministre d'alors, Noury Saïd, faut-il le rappeler aussi, suivirent rapidement cet exemple, imités à leur tour par tous les autres souverains arabes. Tout cela pour dire que l'invasion tripartite – France-Angleterre et Israël contre l'Egypte, quelques semaines à peine après les arraisonnements de l'Athos puis de l'avion des cinq dirigeants, était avant tout, une expédition punitive et terroriste contre l'Egypte et à travers elle, contre tous les Arabes qui oseraient encore aider les Algériens. On connaît la suite : la résistance populaire en Egypte, les tentatives désespérées de l'armée égyptienne pour contenir l'invasion combinée des Français, des Anglais et des Israéliens et le coup de gong sauveur de Boulganine, le 1er secrétaire du Parti communiste de l'URSS, menaçant d'user de tous les moyens à sa disposition pour arrêter l'agression ainsi que la condamnation ferme du président des Etats-Unis, le général Eisenhower. Une révolution renforcée par les épreuves Ces derniers mois de l'année 1956, riches, comme on le voit, en agressions graves contre notre pays, devaient, contre toute attente de l'adversaire et de ses complices, renforcer solidement les rangs de notre peuple et ceux de notre armée de Libération nationale, au lieu de les disloquer et de les affaiblir. Contre toute attente, aussi ces événements avaient consolidé fermement les liens entre les trois peuples du Maghreb.Notre lutte en sortit grandie et les événements eurent un retentissement considérable dans le monde. Partout on sut que le peuple algérien se battait pour la liberté et partout des amitiés nouvelles s'offrirent pour nous soutenir dans notre combat. Il est certain que les stratèges qui avaient conçu, préparé et mis en œuvre ces trois complots ne se doutaient pas alors qu'ils allaient récolter des résultats aussi négatifs.Mais de l'autre côté, celui des responsables algériens, le constat était plutôt amer : les espoirs de paix négociée s'étaient envolés, pour longtemps et la guerre allait être plus dure à supporter par nos populations. De plus, le ravitaillement en armes et munitions par voie maritime, en provenance du Moyen-Orient, était définitivement compromis. Il ne restait plus qu'à compter que sur nous-mêmes. Je crois que le peuple algérien était conscient, depuis le début de la lutte, qu'il ne fallait compter sur personne pour arracher notre indépendance à la France à notre place. Il savait aussi, depuis le début, qu'un peuple qui se bat pour sa liberté est déjà un peuple libre et que la victoire, tôt ou tard est au bout du fusil. Fin