En plus des difficultés de toutes sortes que connaissait la Tunisie depuis son accession à l'indépendance, un autre drame, d'origine française celui-là, s'abattit sur elle ainsi que sur l'ALN et les réfugiés algériens. II s'agit du raid aérien de l'armée de l'air française, le 8 février 1958 contre le petit village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, proche de la frontière. L'ALN savait, depuis un certain temps déjà, que l'état-major français en Algérie envisageait «d'infliger une sévère leçon» à la Tunisie pour complicité avec «les rebelles algériens». En fait, le but recherché par le commandement français et le gouvernement de Paris n'était pas tellement «de punir la Tunisie» : l'état-major de l'armée française à Alger et le gouvernement français à Paris savaient parfaitement que Bourguiba n'avait pas les moyens de sa politique de sévérité avec les Algériens et qu'il ne pouvait empêcher ces derniers de passer outre les injonctions de la Garde nationale tunisienne, quand ils le voulaient et là où ils le voulaient. En vérité, l'objectif des Français à travers l'exercice du «droit de poursuite» était beaucoup plus ambitieux. Il s'agissait pour eux de saboter l'ALN en Tunisie, de briser littéralement la solidarité et l'entente algéro-tunisienne et de dresser les autorités tunisiennes contre nos djounoud, nos réfugiés et l'organisation civile FLN dans le pays. Au sein de l'état-major de l'ALN au Kef et à Ghardimaou, on était conscient du risque. De toutes les façons, l'ALN était résolue à affronter ce risque plutôt que d'accepter de cesser ses opérations aux frontières. On savait aussi que le commandement français avait donné des instructions à ses généraux du Constantinois pour se tenir prêts à attaquer massivement et «brutalement» la Tunisie. Une agression délibérée et préparée longtemps à l'avance Voici, à cet égard, les instructions données par le général Loth au général du commandement de la zone du Nord Constantinois. «Dans l'éventualité d'une attaque générale par l'ensemble des éléments FLN stationnés en Tunisie, notre riposte sur les bases rebelles serait susceptible de provoquer des événements graves en Tunisie et d'exiger notre intervention en vue de rétablir notre contrôle sur une partie du territoire tunisien, notamment la région de Tunis, Bizerte et Sousse. Le 18 septembre 1957, dans une nouvelle version de cette instruction, le général Loth a ajouté un autre paragraphe, spécifiant que toute opération dépassant le classique droit de poursuite et incluant l'emploi de moyens aériens lourds exigerait son autorisation spécifique». Le 19, ce même général Loth écivait : «Le général Salan vient de me donner carte blanche pour réagir brutalement en Tunisie en cas de nouveaux incidents de frontières (...) bien situés dans le cadre du droit de poursuite... II me précise également que les moyens mis en œuvre devront être calculés de façon à infliger à l'adversaire un indiscutable et sanglant échec».(1) Le ministre résident Lacoste se fit plus précis encore quelque temps après, au sujet des représailles éventuelles contre la Tunisie. Le 3 février 1958, il observait que «s'il arrivait qu'un avion français soit abattu à partir du territoire tunisien, cela pourrait conduire malheureusement à des conséquences que le Quai d'Orsay serait le premier à déplorer». Ainsi, toutes les instructions données tant par l'état-major que par le ministre résident au sujet de l'exercice du droit de poursuite montrent clairement que la hiérarchie militaire française envisageait sérieusement d'en user et même d'en abuser. Elle avait même prévu que des moyens aériens lourds pourraient être utilisés (allusion aux B26 américains). Or, ces avions lourds étaient l'objet de restrictions imposées par les Américains. Transgresser ces restrictions, c'était exposer les relations franco-américaines à des difficultés. Pourtant, pour Sakiet Sidi Youssef, l'état major français en Algérie est passé outre. Le Premier ministère Félix Gaillard, son ministre de la Défense Pleven ainsi que le ministre résident à Alger Lacoste étaient donc parfaitement au courant des préparatifs d'une attaque-punition contre la Tunisie. Aucun d'eux n'a tenté de s'y opposer. Aucun d'eux, non plus, n'a osé en assumer la pleine responsabilité une fois commise. Ce qui fait dire à l'auteur des Etats-Unis et la guerre d'Algérie(2) «Ainsi, les bombardements de Sakiet Sidi Youssef (le 8 février 1958), souvent présentés comme l'exemple le plus frappant de la désobéissance de l'armée au pouvoir civil, s'inscrivaient bien dans le cadre d'une action autorisée par le pouvoir : «C'est ce qu'à toujours affirmé le commandant de l'armée de l'air, le général Joahaud (un pied-noir). «...Que les militaires aient perdu leur sang-froid, en Algérie, ou qu'à Paris des ministres aient agi à titre individuel, sans l'autorisation du président du Conseil du gouvernement, ou que Gaillard ait été au courant dès le début et l'ait nié par la suite, il n'y avait plus personne à Paris avec qui on pût discuter». Un marteau pilon pour écraser des paysans un jour de marché Quoi qu'il en fût, le raid de Sakiet Sidi Youssef avait mobilisé 24 appareils (10 bombardiers B26, 6 chasseurs bombardiers Corsair et 8 chasseurs Mistral). A suivre