Ils sont nombreux les citoyens à recourir à la «Rokia El Charîya» ou la guérison par le Coran, et ce, pour des raisons multiples qui se cristallisent, souvent, autour d'un seul objectif, celui de passer à un état meilleur. Une grande majorité de ces individus ont donc recours à ce type de traitement spirituel, comme seule alternative, par rapport à la médecine classique qui, selon eux, se montre de plus en plus limitée. D'autres le font pour des raisons sociales diverses, telles que religieuses ou pécuniaires. Si notre société admet de plus en plus ce type de pratiques, dites thérapeutiques et religieuses, il n'en demeure pas moins, qu'elle est confrontée à un réel danger, induit par la confusion entre le charlatanisme et la Rokia. A vrai dire, les Rakis ou exorcistes qui exercent cette Rokia, suivant les enseignements de l'Islam, sont, eux mêmes, victimes de charlatans qui monopolisent de plus en plus ces milieux. Ainsi, il n'est pas toujours facile de séparer «le bon grain de l'ivraie». Cette situation fait que de nombreuses personnes tombent dans les filets des charlatans… et parfois c'est le drame. Les résultats de cette pratique, ô combien douteuse, ne sont quasiment pas tous convaincants et les victimes d'erreurs collatérales se comptent par milliers. Dans cette enquête, nous avons donc tenté de dévoiler certains aspects sombres et effrayants de ces pratiques, en livrant les témoignages surprenants de certaines victimes, tombées entre les mains de ces charlatans. Des enseignantes aux mains des «rakis» Elle s'appelle A.L., elle est enseignante et ses souvenirs avec la Rokia, pratiquée sans doute par des charlatans, sont loin d'être réjouissants. «Certains exorcistes, des charlatans et même des ignorants, portent un sacré coup ou à la sacralité des prescriptions religieuses et ce qu'ils font ne repose ni sur la raison ni sur la science», dira-t-elle. Souvent, lors des séances de Rokia, le Raki demande au malade, venu le voir, de s'allonger, puis de fermer les yeux, bandés auparavant avec un morceau de tissu. Ensuite, on lui demande de se concentrer et d'écouter attentivement quelques versets coraniques. Dès que le sujet a une quelconque réaction, il est arrêté et l'exorciste lui demande de décrire tout ce qu'il voit et tout ce à quoi il pense. Et le hic dans cette situation réside dans le fait que le Raki demande, voire ordonne au sujet qui, parfois, n'a aucune vision, à voir quelque chose qu'il n'arrive pas à voir. Notre interlocutrice raconte, ici, comment s'est passée la séance de Rokia. «L'exorciste s'est adressé à moi en me disant: «Ce n'est pas normal, c'est du Coran, tu dois voir quelque chose…» «Ne me voyant pas réagir à ses directives, il me tiendra, d'un geste brutal, par la main et il m'a giflée. Il commencera à dire: Sors, maudit Djinn… Et ça ne sera pas tout. J'ai été ensuite soumise à des traitements de choc…, si bien que je me suis mise à crier et à lui demander de me lâcher et de me laisser partir», témoignera–t-elle, avant d'enchaîner: «J'ai été voir un autre Raki qui m'a fait, lui aussi, subir les mêmes pratiques. Mais cette fois-ci, je me suis vue contrainte de réagir malgré moi. Alors, j'ai menti. Je ne voyais rien, mais je disais le contraire… A vrai dire, je pense que je souffrais de «ouasswasse», cause des hallucinations visuelles qui me rendaient la vie compliquée.» Un Djinn brûlé dans un verre d'eau Nawel est une autre victime de ces Rakis ou charlatans, elle nous fait part, elle aussi, de sa mésaventure avec cette discipline thérapeutique. Apparemment habitée par un djinn ou diable, elle avoue avoir été soumise à un traitement de choc par la plupart des rakis qu'elle a eu à consulter. «Ils me demandaient tous de fermer les yeux et de concentrer ma pensée sur un objet précis, un corps ou bien un esprit…, et si l'objet de ma concentration se trouvait là où se déroulait la séance, El Raki me demandait de le prendre et de le mettre dans un verre d'eau. Il récitait ensuite quelques versets coraniques et m'informait enfin que le diable s'était brûlé dedans. Si le diable s'est emparé de ton corps à travers la nourriture que tu as dû manger, El Raki te demandera de boire de l'eau «M'rakia», mélangée à une petite dose de sel, de l'huile et quelques gouttes de parfum. En bref, une recette que même les plus coriaces ne peuvent supporter. Une fois bue, cette eau te donnera envie de vomir et provoquera en toi des réactions gênantes, dont la lividité du visage. Selon El Raki, ces réactions expliquent que le Djinn ou le diable a été rejeté par ton corps.» Des sommes colossales jetées par la fenêtre De son côté, Mohamed K., originaire de la wilaya de Tlemcen, continue à souffrir, jour et nuit de troubles psychiatriques. «Les consultations chez les Rakis, m'ont ruiné, dira-t-il, et j'ai perdu beaucoup d'argent en fréquentant ces Rakis, tous des ignorants ou des charlatans simplement. A chacune des séances de Rokia, je subissais les pires traitements, qui arrivaient même à la violence physique. L'on me frappait et on m'expliquait que c'était le Djinn qui le faisait et que, eux, n'y étaient pour rien. Mon corps porte, à ce jour, les traces de toutes ces violences physiques qui m'étaient infligées. Pis encore, ces pratiques m'ont davantage traumatisé et ont aggravé les troubles psychiatriques dont je souffrais.» Quant à Naïma, rencontrée à l'hôpital d'Oran, elle qualifie son expérience avec la Rokia de dramatique, notamment lorsqu'elle est pratiquée par des ignorants. En général, la nature du problème est d'ordre psychologique ou psychosomatique, et la Rokia le complique davantage. Pour des raisons, le plus souvent pécuniaires, ces charlatans qui se cachent derrière les Rakis, induisent les patients en erreur et font d'eux une simple victime d'arnaque ou d'escroquerie qui ne dit pas son nom. Toujours dans ce même contexte, Nacéra, une jeune femme originaire de la wilaya de Sidi Bel-Abbès, affirme avoir eu affaire à un Raki plutôt respectable et ne se substituant pas à la médecine classique. «Après m'avoir soumis à des séances de Rokia, cet exorciste m'a affirmé que je souffrais d'un problème plutôt psychologique et ce même diagnostic me sera confirmé par de nombreux médecins. En revanche, l'expérience que j'ai vécue, lors d'une consultation chez un autre raki, quelques années auparavant, m'a été préjudiciable. Je n'avais que vingt ans, lorsque je m'étais rendue chez lui pour la première fois. Ce pas, je l'ai beaucoup regretté par la suite, vu que l'exorciste ne s'était pas gêné pour aller me dénoncer à mes parents et leur dira que j'étais une personne coléreuse, bavarde, anxieuse et aimant sortir de chez moi afin de me rendre dans des lieux abandonnés. En un mot, il avait terni ma réputation aux yeux de ma famille, vu que j'avais refusé de satisfaire ses besoins physiques ainsi que toutes ses pulsions animales. Il me fera subir ensuite un vrai chantage…» La vielle fille et «El Kbar El Mensi» C'est l'histoire d'une vielle fille qui dépasse la quarantaine et cherche désespérément un époux, alors elle n'hésite pas à frapper à toutes les portes et finira par franchir le pas… «J'ai été voir un soi-disant Raki qui m'a demandé de me déshabiller complètement puis de me couvrir d'un drap pour ensuite aller me baigner sur une tombe oubliée. Selon lui, ce procédé allait m'aider à me marier de suite… Evidemment, j'ai refusé de suivre cette prescription et à partir de là, je me suis fait une bonne raison. Celle de croire et d'accepter mon destin.» Nous l'avons rencontrée dans un bus, elle s'appelle Naïma et réside dans la localité de Sidi El Safi relevant de la commune de Aïn Témouchent. Elle souffre d'enflures au niveau du pied et que les médecins n'ont pu traiter. C'est ainsi que ses proches lui ont recommandé d'aller voir un raki. «Il m'a d'abord posé des questions, afin de s'informer sur ma personne, à l'exemple de mon nom, mon âge et la profession que j'exerce. Ensuite, il m'a prescrit une recette traditionnelle, faite à base d'un mélange d'herbes et de plantes… et imaginez quoi encore? Le Raki m'a demandé de me procurer la peau d'un serpent, car, selon lui, seule cette recette pouvait me débarrasser de la sorcellerie et me guérir. Quelques jours après cette première séance, je suis retournée le voir, munie de la peau d'un serpent. Durant la séance, il m'a bandé les yeux puis a commencé à psalmodier quelques paroles, alors que le vertige lui faisait tourner la tête. A ce moment précis, El Raki a commencé à me brûler les pieds en utilisant un morceau de fer. C'était très douloureux, voire même insupportable, à tel point que j'ai hurlé de douleur. Les malades qui se trouvaient dans la maison du raki, ont été choqués de voir la profondeur des points de brûlures. Et c'est en courant que je suis sortie et je me suis engouffrée dans le véhicule que j'avais spécialement loué, au prix de 2600 DA. Après cette dure épreuve, j'ai été admise dans l'un des hôpitaux de la wilaya et les médecins m'ont affirmé que je souffrais d'un dérèglement de la circulation sanguine, provoqué par ces points de brûlures. Je suis restée sous surveillance médicale, pendant quinze jours. C'était une expérience effrayante… Et malheureusement, je ne peux même pas traduire ce charlatan devant la justice, vu que je suis issue d'une famille conservatrice. Autrement, ce n'est pas du tout l'envie qui me manque.» Battu violemment pour faire sortir le Djinn de ses orteils C'est un homme âgé d'une quarantaine d'années qui nous dévoile avec beaucoup d'amertume et de regret, les épisodes d'une expérience douloureuse et pénible vécue avec l'un de ces soi-disant pratiquants de la Rokia. «Sincèrement, j'ai honte de ce que j'ai fait et je le regrette profondément. J'ai été voir un raki qui semblait, pourtant, être un homme respectable et j'espérais trouver, chez lui, un remède à mon angoisse ainsi qu'au stress et à la colère permanente et injustifiable que je ressentais. Durant la première séance, il m'a donc demandé de m'allonger puis de fermer les yeux. Ensuite, il m'a remis un verre d'eau au goût très étrange. Après avoir bu cette eau, je commençais à transpirer, à trembler et ce n'est qu'à ce moment là qu'il m'a informé que j'étais habité par un Djinn. Ainsi et pour le faire sortir, il a pris un bâton avec lequel, il a violemment flagellé les orteils de mon pied gauche. Et tout en me frappant, il criait: «Sors maudit djinn! Sors… A la fin de la séance, le raki m'a dit que j'étais rétabli et qu'il avait définitivement chassé le djinn. Il me soutirera 2.000 dinars, alors que je continue, à ce jour, à souffrir d'angoisse et de stress permanent.» Le sang de la grenouille et la canine du cochon… Lors de ce reportage, nous avons rencontré M. Djillali qui n'a pas hésité à qualifier cette discipline, la «Rokia» d'un simple bizness, très fructueux et attirant, de plus en plus, les personnes qui ne voient aucune honte à monnayer le sacré Coran, «que Dieu leur pardonne», et sont prêts à tout pour gagner plus d'argent. La cervelle d'un oiseau géant sert au traitement des paralysies et le rhumatisme et se vend au prix de 09 mille dinars, tel que le prétendent les Rakis. Ils disent aussi qu'avec deux grammes de cette cervelle, le malade peut guérir en un quart d'heure. La graisse de cet oiseau est connue aussi pour ses effets guérisseurs et vendue à 200 dinars la dose. Ces charlatans prétendent que ce sont là des ingrédients purs et garantis à 100%. Parfois, ils ont tendance à prescrire des recettes plus étranges et vont jusqu'à vendre la canine porcine pour le traitement de l'hypertension artérielle et les poils d'âne pour soigner l'eczéma ou alors le sang de grenouille pour traiter l'anémie… Le mercure rouge pour chasser la magie noire C'est surprenant de voir tous ces rakis rédiger des prescriptions, ressemblant dans leurs formes à celles faites par des médecins, telles ces prescriptions utilisées dans le traitement de la stérilité féminine et dans lesquelles on recommande l'utilisation du mercure rouge et du musc. Le coût de ces ingrédients peut atteindre, parfois, la somme de 05 millions de centimes et les herboristes vous proposent, eux aussi, des recettes à des prix vertigineux. Selon l'un de ces herboristes, le prix du mercure est estimé à un milliard de centimes le gramme. «Il coûte cher car il est importé d'Inde», nous dira-t-on. Quant au caméléon qui est utilisé dans les recettes anti-sorcellerie et magie, il se vend à 5.000 dinars, le sang de grenouille à 3.000 dinars et la queue de loup à 25 millions. D'autres herboristes proposent des recettes encore plus bizarres, entre autres, les griffes de volaille, le sang du lapin, les œufs du coq… etc. Selon les herboristes, certains animaux camphrés jouent un grand rôle dans le traitement de certaines maladies et sont également utilisées pour chasser la sorcellerie. «Nous vendons l'urine de mouton aux femmes qui veulent posséder leurs époux et la vésicule de la chèvre pour celles qui veulent diminuer l'autorité abusive de leur époux», révèlera un herboriste. Qu'en pensent les rakis se disant «vrais»? Une question que nous avons posée à Allal Moussa, un raki installé à Sidi Bel-Abbès et à laquelle il répond: «Le vrai raki est cette personne qui se respecte, se réfère, dans tout ce qu'il fait aux préceptes de l'Islam et n'interfère, en aucun cas, dans le domaine de la médecine. Il y a 15 ans de cela, j'ai reçu un médecin, accompagné de son épouse et de sa belle-sœur, cette dernière voulant se faire soigner par la Rokia. Le médecin avait proposé alors de laisser les deux femmes puis de revenir les chercher, une fois la séance de Rokia terminée. Mais l'épouse réussira à le convaincre à assister à la séance, pour des raisons qui lui étaient propres. Comme à l'accoutumée, j'ai commencé la séance en expliquant, à mes patients, les principes de base de la Rokia et tout ce qui peut la distinguer du charlatanisme. Ensuite, j'ai posé quelques questions à la patiente pour avoir les éléments d'informations susceptibles de m'aider à diagnostiquer sa maladie. Suite à quoi, je lui ai donné quelques conseils à suivre puis j'ai procédé à la séance, proprement dite de Rokia. A la fin de la séance, l'épouse du médecin m'a regardé avec une petite grimace et m'a dit: «Avant de venir chez vous, mon époux ne croyait pas du tout à la Rokia, mais maintenant, il vient de changer d'avis et dorénavant il ne se moquera plus des gens qui la pratiquent», dira notre interlocuteur avant d'ajouter: «Cela fait plus de 17 ans que je pratique cette Rokia et je n'ai jamais imposé de tarifs à mes patients et quelque soit la somme d'argent qu'on me donne, je l'accepte, même si ce n'est qu'un dinar. Je souhaiterai donc que toutes ces personnes, notamment les plus instruites d'entre elles, apprennent les principes élémentaires de la Rokia et la pratiquent eux même, selon leurs propres besoins. Il faut savoir que la Rokia est avant tout une pratique religieuse, inspirée du Coran et de la Sunna. Celle-ci vous procure un bien-être psychique.» El la religion ? Approché à ce sujet, Ahmed L., un imam prêcheur à Oran, dira: «Dieu a créé un remède à chaque mal. Comme chacun le sait, chaque domaine a besoin de ses propres spécialistes, la menuiserie nécessite des menuisiers et l'électricité, des électriciens, etc. Idem donc pour la fatwa qui ne peut être faite que par des religieux et des muftis. Ceci m'amène à dire que les maladies en rapport avec «El Masse oua El Djini» ne peuvent donc être prises en charge que par des rakis. Ces derniers doivent se conformer à l'enseignement islamique. Toutefois, je tiens à mettre en garde les gens contre certaines pratiques inhérentes au charlatanisme et qui est profondément préjudiciable à la Rokia, pratique qui se limite à la lecture du Coran.» La Rokia et la déontologie médicale? Interrogé sur l'avis de la déontologie médicale, quant à ce type de disciplines dites thérapeutiques, un conseiller en la matière dira: «Il existe un vide juridique dans ce domaine et je souhaiterai que la tutelle prenne des mesures pour mettre fin à ce type de pratiques préjudiciables à notre société, à la science, et surtout à la santé publique.» Par Yahia Dellaoui