Depuis quelques temps, la statue en marbre blanc d' « Icare tombé des cieux » n'orne plus le petit jardin du rond-point du Petit Vichy de la ville de Sidi Bel Abbés. Pourtant, elle avait trôné presque inaperçue sur ce petit espace vert, durant plus d'un siècle, dont presque cinquante ans depuis que l'Algérie est indépendante. Pour l'histoire, elle fut offerte à la ville par le ministre des beaux-arts de l'avant dernier siècle pour agrémenter ce petit jardin, en même temps que deux autres statues, en marbre blanc également, représentant « La mort d'Orphée » et « La caresse du faune ». Ces deux dernières furent installées dans le grand jardin public situé à l'autre extrémité de la ville, mais leur sollicitude ornementale fut écourtée. Elles ne firent pas long feu après l'indépendance et furent déboulonnées bien plus tôt. Tout compte fait, c'est la statue d'Icare qui a battu le record de longévité parmi les réalisations artistiques laissées par les français dans nos espaces publics et les fresques d'une valeur inestimable qui ont par le passé orné les murs de certains édifices publics de notre si belle ville. Maintenant que la statue n'est plus là, nous avons jugé utile d'en parler et d'évoquer l'histoire du malheureux Icare, à qui les ouvertures aux grands airs ne semblent pas porter chance. Une similitude frappante rattache le dénouement de ses deux tristes destins. Celui en tant qu'héros de la mythologie grecque, et celui en tant que simple statue d'un petit jardin de province. Pour l'histoire encore ou pour le mythe qu'elle abrite, Icare fut enfermé avec son père Dédale dans le labyrinthe par Minos, mais il put s'en évader en même temps que son père grâce aux ailes que ce dernier fabriqua. Alors Icare, n'ayant plus devant lui ces murs infranchissables du labyrinthe, et, se voyant propulsé dans les airs, libre de promener son regard loin devant et autour de lui, s'émerveilla de tant d'espaces à conquérir, s'oublia et vola imprudemment si proche du soleil que celui-ci lui lança ses dards de feu, faisant fondre la cire qui attachait ses ailes à ses épaules. Icare tomba alors dans la mer qui porte encore son nom. Son mythe, comme tous les autres, marqua l'inspiration des peintres et des sculpteurs. On en fit donc une statue, et on l'installa dans le petit jardin Bel-Abbésien, probablement entre 1870 et 1880, puisque ces dix années correspondaient à l'époque où l'institution culturelle des Beaux-Arts prenait pied en Algérie, notamment avec la création du Cabinet du dessin et de l'école de Beaux-Arts. Mais l'administration communale peut trouver éventuellement dans ses archives des traces de ce don et en préciser la date exacte. A l'Orée donc du troisième millénaire, on décida d'aérer les alentours du rond-point du Petit Vichy, et on élimina la haie de verdure avec la clôture qui ont toujours protégé le petit jardin et la statue, et leur assurer une aléatoire discrétion certes, mais ô combien précieuse! Cette phase de l'ouverture de l'espace vert aux quatre vents sera suivie de quelques brimades avec de la peinture à l'endroit de la statue, livrée à elle-même. Et voilà donc que l'histoire se répéta, du mythe à la réalité pour le pauvre Icare, puisque l'extension de l'espace du Petit Vichy permit de porter nos regards un peu plus loin que d'habitude, et mettra du coup, à l'épreuve l'intimité séculaire de la petite statue. Icare lui-même commençait, à partir de son élégant piédestal, à devenir un peu trop apparent, et à dominer le rayon visible, récemment élargi, du Petit Vichy, et disputait la vedette au gigantesque trophée du grand jet d'eau du rond-point par son originalité, son particularisme culturel, et devint une curiosité plus ou moins contestée. Mais fidèle à son mythe, et dans son sommeil de marbre, lui aussi prit plaisir de libérer enfin son regard pour contempler autour de lui ces nouvelles perspectives agréables à voir, qui s'offraient à lui depuis la chute de sa prison verdoyante. Ce qui lui fut fatal hélas, comme au temps où il se libéra du labyrinthe de Minos. Ce petit jardin, se trouvant tout près d'un grand établissement d'enseignement secondaire datant de l'époque coloniale, était familier avec sa statue pour les anciennes générations de lycéens. Il nous envoûtait de son romantisme, inspirait la paix du cœur et la sérénité de l'esprit, et suggérait des poèmes quand le vent chuchotait aux arbres. Ce petit jardin, était telle une oasis paisible au milieu de la ville, avec la statue représentant Icare, affaissé sur son flanc regardant tristement ses ailes abîmées. Tel aussi un butin de guerre, grandi de sa richesse qui ne s'achève pas, la statue était digne des plus belles répliques artistiques de l'âge d'or de la civilisation hellénique, son style classique donnait de l'élégance à l'attitude d'Icare, bien que malheureux dans son sort. Et à ceux qui s'émeuvent de sa disparition, il leur sera rétorqué : « On s'en fiche, ce n'est pas notre culture, on la remplacera par autre chose capable d'amuser les regards innocents, des enfants par exemple. » Et puisque l'histoire d'Icare est une affaire de plumes, un spécimen d'emplumé rompu à la technique du modelage fera l'affaire, mais même ce dernier a fini lui aussi par succomber sous les coups de je ne sais quelle malédiction. Quant au gigantesque trophée d'en face, les embellisseurs attitrés de la ville ont opté pour une série de dauphins noirs et blancs, chacun debout sur son promontoire. Tous identiques les uns aux autres, disposés face aux passants autour d'une base circulaire, elle même décorée d'effigies de l'Emir Abdelkader côtoyant ce qui ressemble à des représentations d'édifices publics, et le tout était fait dans un style naïf. Au milieu de l'ensemble, émergent des tours garnies d'un décor rappelant des grottes souterraines suintant d'eau, et donnant en sus l'apparence d'être couvertes d'algues pigmentées. D'ailleurs, cette inspiration caverneuse, qui n'a de sens qu'inondée, marque aussi le décor d'une série de ronds-points de la ville, et même celui d'un village voisin. Toutefois le souvenir d'Icare est resté persistant au Petit Vichy grâce à ce nouvel espace aux allures marines par la faune qu'il exhibe, alors nous rappellera-t-il la mer d'Icare, là où il est tombé. Même que l'inspiration créative des embellisseurs nous a gâtés, en surmontant les tours centrales de trois énormes bougies. On aurait pensé à ces phares, qui indiquent aux bateaux les récifs dangereux de l'Ile Icarie dans la mer Egée, et aux pieds desquels Hercule a recueilli le corps du malheureux héros tombé des cieux. Il est intéressant de remarquer que cette statue d'Icare, a réussi durant la dernière décennie, à braver les éradicateurs dans les pires moments du summum de l'intolérance qu'a connu notre pays. Le texte est une contribution de l'artiste peintre et universitaire