Parler est un exercice redoutable. Aujourd'hui, une certaine littérature nombriliste ne propose que cela. Parler de soi a été un exercice de haute voltige qui a donné des pages impérissables à la littérature universelle : De Saint-Augustin (a fondé le genre) à Neruda (avec J'avoue que j'ai vécu) en passant par Rousseau. Tolstoï, aussi. Voir également Trotski avec ma vie. Et plus proche de nous, Mouloud Feraoun, le Sénégalais Cheik Hamidou Kane avec son aventure ambigüe et l'oeuvre et les conversations katébiennes parsemées de fulgurances autobiographiques. On l'aura remarqué, avant, on vivait avant de raconter. Aujourd'hui, c'est l'inverse. On raconte, ou plutôt on se raconte interminablement, à peine sait-on tenir un stylo, taper sur un clavier. Et moi, et moi ! Dans une chanson, c'est court, dans un livre , c'est souvent lassant, quand il n'y a rien à dire de la vie, des hommes et du dur métier de vivre. Je ne sais plus qui disait: le moi est haïssable, Pascal, sans doute, qui ajoutait qu'il avait peur de l'homme d'un seul livre. Et Mahmoud Darwich nous confiait avant le Grand Départ: Celui qui écrit son histoire hérite la terre des mots, et possède le sens. Entièrement. Lecteur, considère ces lignes comme des excuses anticipées. En fait, je l'ai déjà écrit, voire publié dans les colonnes mêmes de ce journal. D'abord Aïn-Taya, le village natal, Maktaa alras, l'expression en arabe est d'une grande puissance évocatrice. On naît effectivement la tête la première, c'est là où le lien ombilical est coupé au sens propre du mot. La tête la première jetée dans son destin terrestre en provenance des profondeurs maternelles. D'une terre à l'autre. Ain-Taya, un certain 25 décembre du milieu du siècle dernier. Né dans un village colonial, au son peut-être des cloches de l'Eglise qui annonçait la glorieuse Naissance de Sidna Aïssa, le Christ rédempteur. Ce village remonte au temps de la conquête coloniale. Et selon la chronique de lépoque, ce n'était que fourrés et broussailles, un lieu-dit à trente kilomètres d'Alger, parsemé de palmiers-nains, inaccessible, la Rassauta. Faut-il penser que nul autochtone n'habitait les parages, une autre version de la terre promise ! En ce lieu, sur trois mille hectares, est né donc le village, suite à un décret signé le 30 septembre 1853 par Louis-Napoléon Bonaparte, empereur de France (qui fit au moins deux voyages en Algérie, la voulant érigée en royaume arabe dans le giron français, dirigée par l'émir Abdelkader lequel refusa sa proposition). Les premiers habitants furent des émigrants des îles Baléares, connus en tant que Mahonnais. Le mot fera fortune pour désigner un pain fameux, arabisé en khobz maounis (pain mahonnais). Prospérant par l'agriculture, entouré de domaines coloniaux, Ain-Taya , dans les années cinquante, était une sorte de quintessence du farniente colonial. La commune s'imposa très vite, et sans discontinuer jusqu'aux années 1960, comme l'incontournable station balnéaire, prisée des Algérois ! Les Tamaris sur la falaise, et tant de restaurants aux enseignes fleurant ouvertement les terroirs français, sourdes au monde autochtone : Le Bougainville, Le Châlet Normand, et toute la toponymie des flibustiers des rois de France, imposée aux villages avoisinants: La Pérouse, Suffrën, Surcouf et j'en passe ! Seul Aïn-Taya avait sauvé sa mise, peut-être au prix d'une déformation phonétique. Et du sens: Aîn-Teyri Pas une mosquée, pas un bain-maure. Il fallait à Rouiba, le chef-lieu de circonscription. C'était un évènement. Il fallait commanditer le taxi, préparer la famille au voyage: 7kms de route à travers des orangeraies! Senteurs de l'enfance, marques du lieu natal. Faire la part de l'épaisseur des choses, des parfums et des poussières - d'un monde comme évaporé, et aussi des images éparses d'un chemin de vie mouvant. Ce grenadier sauvage, poussant contre toute attente dans le pré à l'abandon, livré aux chardons, est-il toujours debout. Qu'est devenue la blonde petite Simone, la fille du voisin, et nos jeux de Sioux !? Un monde enfouit l'autre. Et Rose elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin (C'est du Ronsard, de mémoire). N'a-t-on pas dit que les morts commandent aux vivants. Derrière les apparences paternalistes de l'ordre colonial, des ressorts moins hypocrites tiraient les ficelles. Aïn-Taya, c'était aussi le siège de la sinistre XXe DP (Divsion parachutiste dont le chef suprême était un certain général Bigeard). Il me revient en mémoire l'arrivée de nouveaux camarades dont les familles avaient été déplacées, chassées de leurs villages en Kabylie et des Hauts-Plateaux déclarés zones interdites. Il me revient en mémoire, en écrivant ces lignes, la joie obscène des colons chantant et dansant à l'annonce de la mort du colonel Amirouche, comme le martelait la presse coloniale: le loup de l'Akfadou ! (sic). Et la crise de nerfs de l'oncle sortant dans la rue, clamant, à gorges déployée : Vive Ferhat Abbas ! Vite ligoté, déclaré fou et interné durant une période Images d'horreur également en 1959 (Ô) à la Dechra de Surcouf : des moudjahidine refugiés dans un gourbi, localisés ou dénoncés- qui résistèrent les armes à la main de longues heures. Des troupes sans discontinuer s'abattant atrocement sur les villageois, et nous enfants et femmes acculés dans les fossés sous bonne garde. Images à la Goya : des jeunes de 15 à 17 ans fusillés froidement, brûlés, les femmes courageusement recueillant leurs dépouilles. Ain-Taya par les plages, svp, pour l'enfer cet été-là ! Au centre du village, le bal fut plus joyeux pour les ultras. Plus tard, l'OAS ne trouva rien d'autre que d'aller tirer sur Tilouche, le placeur du cinéma, le Rex, si je ne me trompe d'ailleurs, en grandissant, j'ai pu lire La guerre d'Algérie d'Yves Courrière (interdit à l'époque pour des motifs obscurs qui me dépassaient) et qui relatait dans le dernier volume de l'oeuvre cet épisode ainsi que la riposte de la Zone Autonome d'Alger avec laquelle faisaient jonction quelques libéraux français engagés dans le combat contre l'OAS, tel ce directeur d'école, M. Hongrois (pour l'orthographe du nom, j'ai des doutes) Ensuite, les premières allégresses de l'indépendance. Que reste-t-il d'Aïn-Taya de ces moments, de la fête algérienne, des comités de gestion dans les anciens domaines coloniaux ! D'Aïn-Taya du football-roi, de l'EASAT qui affrontait le Mouloudia sans désemparer Ben Bella, premier président de l'Algérie indépendante, venait, au passage, donner un coup de pied dans le ballon au stade municipal. La première femme cosmonaute du monde, la soviétique Valentina Tcherechkova passant (c'est ainsi que l'image remonte à ma mémoire) dans une voiture découverte et la population l'applaudissant à l'époque sans réserve. Qu'est devenu le Seigneur de la Mer, ainsi nommions-nous P'tit Bouguin, ami d'enfance de mon père, pêcheur qui faisait office de maître nageur durant la période estivale. C'était un silencieux qui semblait ordonner, par un effet de sa volonté, les vagues de la mer. Je crois qu'il lisait à peine, il m'avait demandé un jour de lui lire un article du journal. Je ne sais d'ailleurs plus de quoi parlait cet article dans le quotidien unique de l'époque en langue française. Comme maître-nageur, P'tit Bouguin avait succédé, je crois à l'oncle, foudroyé par le volant dans un accident avec sa Quatre- chevaux Renault au Ravin de la Femme Sauvage, à Alger. En ces années-là, l'auteur de Nedjma mettait au point à Surcouf, m'a-t-on dit plus tard, son Cercle des représailles. C'était au moment où nous découvrions, fascinés, la beauté de la langue française, par les soins d'un Alsacien, notre maître (comme on disait alors), Pierre Koehl. Une langue que nous pouvions aimer enfin, dans une Algérie indépendante, sans perdre notre âme ! Comme disait le poète persan Saadi, la pensée reconnaît la pensée par-dessus le gouffre du temps. Ainsi donc la mémoire est un long, un interminable voyage entre plusieurs rivages. Et le retour de mémoire est une tumultueuse remontée vers ce qu'il y a de plus irrécusable et en même temps de plus précaire dans les avatars d'une vie. Un entre-deux, pèlerinage aux sources- ou païen par ailleurs. Senteurs de l'enfance, entre basilic et jasmin s'élançant avec force de simples pots en terre rassemblés et peints à la chaux par la grand-mère, dans la petite cour. Mimi, elle se prénommait Malika, la reine. Un personnage tout en ordre, penchant vers l'autoritarisme domestique pour diriger la tribu familiale en expansion. Elle trahissait rarement ses émotions. La vie était dure, pénible, et le grand-père si peu conformiste, taciturne, sortant parfois de son silence en lissait ses moustaches ottomanes après un détour vespéral. L'air gai et les poches pleines de bonbons pour les petits-enfants quand il s'était attardé. Curieusement, en vieillissant, Mimi est devenue plus fantasque que grand-père, comme libérée de tant de devoirs et de comportements compassés. Facteur auxiliaire (et réfractaire, on peut le dire maintenant qu'il y a prescription, il refusait de livrer une part importante du courrier des colons que la grand-mère brûlait avec une discrétion absolue) de son état, baroudeur aux Dardanelles, dont seule la moustache évoquait l'équipée de 14-18, est parti le premier à l'hôpital de Blida au bout d'une semaine n'ayant pu dépasser le chagrin de voir son fils, Liès, mourir à 24 ans dans ses bras. Les grands-parents, cousins germains (à l'époque, on se mariait en famille), reposent tous deux dans un coin de Bousakloul; une sorte de cimetière marin où repose également l'ancien grand journaliste sportif Abdallah Benyekhlef (paix à son âme). Dans ma mémoire comme un petit éclat d'Eden reste fiché. Mémoire d'enfant, de tous les enfants, en dépit de la guerre, celle de ma génération. l'orée de nos jeunes années, la guerre d'Algérie vécue à la fois dans une confuse conscience et des élans d'exaltation sur lesquels il était difficile de mettre un nom définitif. Naître au milieu d'un siècle et au carrefour d'une rupture du monde qui paraissait posé de toute éternité, cela pouvait relever d'un destin inédit. Plus de cinquante plus tard, un courrier m'est parvenu de la ville de Tours que je n'ai toujours pas vue, seulement hanté par les pages inimitables des romans de Balzac.. Une dame de mon âge m'écrivait pour me demander des nouvelles de son village natal. Dans mon double exil, je n'habitais le lieu que dans le souvenir. Nous nous parlons aujourd'hui, locataires d'un commun exil. Dans le lieu de nos enfances, nous avons dû nous frôler, ombres fugitives du même pays, promis au départ, à la séparation. En dépit d'un certain paternalisme bonasse, qui pouvait passer pour du respect ou de l'amitié entre individus en particulier, entre les deux communautés, dans le monde colonial, les frontières étaient de mise en règle générale. Malheur à celui qui osait les franchir !... Et les livres, la littérature, l'écriture, la poésie dans tout cela a commencé par un pantoum, une forme poétique indienne, adaptée comme un sonnet par Charles Baudelaire (1821-1867). C'est le maître alsacien qui nous la fait connaître au collège : Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige! Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige, Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Par la suite, grâce à lui, j'ai connu tant d'autres auteurs pour lesquels je garde une affection particulière: Hugo celui des Orientales avec Les Djinns, Musset et sa lune sur le clocher comme un point le i,Georges Sand et sa Mare au Diable, Léon Tolstoï et sa RésurrectionTchékov et sa Cerisaie et plus tard ( n'étant plus au collège mais toujours en contact avec lui), j'ai découvert ébahi Soljenitsyne en lisant. Une journée d'Ivan Denissovitch. Je lisais grâce à Pierre Koehl le Bloc-notes de François Mauriac. Peut être est-ce pour cette raison que je prise tant les chroniques. Et puis mon oncle, M'Hamed Aoune, Khaldoune pour nom de guerre et les intimes, poète en uniforme, officiant au Commissariat politique dans la revue El-Djeïch. Il venait de temps à autre rendre visite à sa soeur. Et nous allions, lui et moi, bavarder sur la falaise. Je lui posais des questions sur la poésie. Il était très réservé sur le sujet alors qu'El Djeïch publiait en page quatre ses poèmes de temps autres, surtout à l'occasion du 1er Novembre. Ephémère renommée. Il m'exhortait à m'intéresser plutôt aux mathématiques, à la physique, à la chimie autant de disciplines qui me sont restées grandement fermées mais avec lesquelles j'ai été plus ou moins réconcilié par ma compagne qui y excelle ! Chez mon oncle, grâce à sa modeste bibliothèque, j'ai découvert les poètes algériens de combat, l'anthologie Espoir et parole, et toute la série de poètes d'aujourd'hui des éditions Seghers. Le Français Paul Eluard m'a fasciné, Rabindranah Tagore, l'Indien ma apaisé. Et à un autre moment de ma vie Maïakovsk, Lorca, Hikmet et Neruda sont devenus mes amis. Et tous les poètes du monde (à l'exception des phraseurs et des rimailleurs de mauvais aloi) font partie de ma famille, de ma tribu. Et Messaour Boulanouar, El-Keïr de Sour El-Ghozlane, le bien-nommé, le chantre de la meilleure force qui reste la métaphore vivante même du poète. Incandescent dans sa réserve et blessé par l'indifférence à la chose poétique dans une société qui tira longtemps de ses terroirs son identité et ses mues du Verbe et de la Parole qui préparent l'insurrection de l'esprit selon Jean Sénac. Un soir, j'avais 13-14, face au couchant, j'ai écrit mon premier sonnet. Si mes souvenirs sont bons, il s'agissait du crépuscule et du chant du grillon face à la mer. Je l'ai lu à ma soeur cadette. Je ne sais plus ce qu'elle m'a vraiment dit. Elle m'a toujours encouragé dans cette voie, l'écriture, dans laquelle il faut dire je me suis peu illustré en matière d'édition. Le journalisme m'a dévoré. Mais la poésie reste mon irréfragable astrolabe. La suite dans une prochaine chronique, si vous le voulez-bien. En attendant, la question de fond reste posée: Par quelle main retenir le vent. A.K