Quelques-uns seront servis sous la table, les langues se délient, la foule gronde et l'appel à l'émeute de quelques personnes fuse. En moins de six heures, la petite ville paisible de Guelma est mise à sac par des groupes de jeunes et moins jeunes, sous l'œil approbateur de la population. Ainsi, Guelma a emboîté le pas aux événements qui ont secoué 48 heures auparavant la capitale. « Nous savions que quelque chose allait arriver, mais les renseignements qui nous parvenaient n'étaient pas précis. Nous ne savions pas où, quand et comment allait se produire le grabuge. Nous étions consignés pour 15 jours et personne n'avait le droit de quitter son poste », raconte un policier, aujourd'hui à la retraite. Et d'ajouter : « Notre effectif à l'époque ne dépassait pas les 100 policiers, soit 10 fois moins que l'actuel. Même les renforts n'étaient pas autorisés, chaque wilaya devait compter sur elle-même, quant au parc roulant, rien d'extravagant que de vieilles voitures et des armes datant de la Seconde Guerre mondiale. » En effet, tous les policiers que nous avons contactés et qui étaient en poste le vendredi 7 octobre 1988 sont unanimes là-dessus : ils étaient dépassés par les événements, pris de court par la vague de pillages et saccages à laquelle se sont livrés pas moins de 3 groupes de 100 personnes. Selon nos interlocuteurs, ils ont laissé faire jusqu'à la fin de l'émeute pour ensuite procéder aux interpellations et arrestations des personnes suspectes, soit une cinquantaine au total. Seuls quelques véhicules de la police sillonnaient la ville pour alimenter le renseignement. En effet, l'armée et la gendarmerie avaient alors pris position au niveau de Bab Skikda, à proximité de la kasma FLN, sur la place et une grande partie de l'avenue du 1er Novembre où se dressaient à l'époque palais et cour de justice, tout près du pénitencier qui est à deux pâtés de maison du secteur militaire. Les troupes formées à la majorité d'appelés devaient faire face aux groupes d'émeutiers pour les empêcher d'investir le secteur militaire, les banques, etc. Saccages, pillages et tirs à balles réelles 20 ans après, la mémoire populaire est aussi fraîche et raconte les souvenirs des émeutes. Des témoins présents au niveau de Aswak El fellah El Karmette (actuellement siège du centre de loisir scientifique) lieu où tout a commencé vers 9h du matin. L'un d'eux nous raconte : « Nous attendions, après avoir payé à la caisse, d'être servis en café, quand soudain, des personnes en kachabia ont fait éruption en criant. Elles se sont dirigées vers les rayons de la vaisselle et à l'aide de cannes et de gourdins, elles ont commencé à tout casser. Saisissant ce moment de panique et de stupeur, certains clients, aujourd'hui riches comme Crésus, n'ont pas raté l'occasion de rafler les caisses abandonnées, principalement celles de la semoule. » Un autre témoin nous a déclaré : « Un jeune homme est monté sur un fût pour s'adresser aux clients et personnes présentes. Son discours prônait la révolte, mais une chose est certaine personne ne le connaissait ! » Déboulant sur la rue d'Announa, quelques minutes plus tard, le groupe d'émeutiers a pris pour cible les édifices publics à caractère économique, administratif et d'utilité publique, tels Districh, qui sera vandalisé et pillé par des jeunes en furie. Des riverains affirment avoir vu plusieurs jeunes blessés aux jambes suite à des tirs nourris. La SNED et l'OPU ont été vidés de leur contenu (livres, papeteries, articles scolaires ont tapissé la rue Patrice Lumumba). Une véritable expédition a également ciblé la grande surface Aswak Mahouna, il n'en restera que des rayons et étalages vides. Entre-temps, le premier arrondissement de la police de Guelma, situé à l'époque à la cité Bencheguib, est pris en tenaille par une bande de jeunes armés de pierres. En rangs dispersés, les policiers ne savaient pas où donner de la tête, pris pour cible au niveau de l'avenue du 1er Novembre, un de leurs véhicules n'a trouvé son salut qu'après l'intervention des gendarmes qui ont tiré des rafales de sommation pour disperser la foule, nous a-t-on dit. Ce n'est que vers midi que les riverains ont appris la nouvelle, prévisible, 3 morts et des dizaines de blessés sans aucun doute. Trois jeunes gens fauchés Abdelmadjid Kebabssa, surnommé Karim, est né le 17 janvier 1972 à Guelma ; le sort a voulu qu'il décède à l'âge de 15 ans des suites de deux blessures par balles ; l'une en plein cœur et la seconde en pleine bouche dans la matinée du 7 octobre 1988, il se trouvait à la cité Ghehdour. Selon son beau-frère, que nous avons contacté, le corps de l'enfant a été admis au niveau de la morgue de l'hôpital de Guelma. Il nous raconte : « Lorsque nous sommes allés identifier le petit à la morgue, il avait la boîte crânienne arrachée et un trou dans la bouche. C'était horrible ! Une autre balle l'avait atteint en plein cœur. Aujourd'hui encore, je doute que ce soient des balles perdues ». Et d'ajouter : « Nous n'avons pas déposé plainte ! Qui pouvait le faire à l'époque ? Ce n'était qu'un enfant innocent ! Qu'a-t-il fait de mal ? Nous sommes restés 30 heures d'affilée à la maison sans sortir. » Zenati Badreddine, dit Badine, avait 18 ans, selon son frère, il a été atteint par une rafale d'arme automatique. Il se trouvait à quelques pas du secteur militaire. Trois balles l'ont atteint ; l'une au niveau du coup, la seconde au cœur et la troisième à la jambe. Le cadavre sera également transféré à la morgue au niveau de l'hôpital de la ville le 7 octobre 1988. Le frère du défunt nous raconte son malheur et celui de sa famille : « Nous habitions à cette époque dans une ruelle à quelques pas du secteur militaire. En rentrant à la maison vers 10 heures du matin, j'ai dit à Badine, qui jouait avec ses copains aux dominos sur le palier de notre maison, de ne pas bouger, car il y avait des émeutes et ça tirait dans tous les sens en ville. Mais, il a voulu raccompagner un ami à lui, c'est au niveau d'un angle de la rue débouchant sur le secteur militaire que mon frère a été fauché. J'ai appris son décès en allant à l'hôpital, car nous tous, mon père et ma mère pensions qu'il n'était que blessé à la jambe. » Et de conclure « Badine était apprenti mécano et suivait des cours de comptabilité, il rêvait d'avoir son propre atelier de mécanique… Le lendemain, jour de son enterrement, ils n'ont même pas voulu nous restituer son corps, il a été enterré discrètement. Depuis, un capital décès d'une douzaine de millions de centimes a été attribué aux ayants droit et une pension de 3000 DA similaire à une même position que celle d'un accidenté du travail est versée à ma mère ». Quant à la troisième victime, le jeune Latrache, qui, en sortant de la mosquée El Attique de Guelma, a été atteint par une balle, décédera des suites de sa blessure. Son frère à l'époque, nous dit-on, douanier, avait remué ciel et terre pour que justice soit rendue, en vain. Concernant les blessés par balles, probablement des dizaines, certaines sources concordantes affirmeront qu'ils ont reçu des soins hors secteur sanitaire public de peur de représailles. La Protection civile intervient et nettoie Les archives du palais et la cour de justice, le siège d'Air Algérie, le CEM 1er Novembre, la Sonipec, la SNED et l'OPU, Aswak Mahouna, le dépôt de la Sempac, l'Office du tourisme et la SNTV ainsi que des véhicules administratifs et de particuliers ont été incendiés le 7 octobre 88 par les émeutiers à Guelma. A la demande des autorités locales, l'intervention de la Protection civile a démarré vers 11h 30, moyennant 6 camions anti-incendie, deux ambulances et deux véhicules de liaisons. A 16h 15, les agents de la Protection civile ont continué leur travail en procédant au nettoyage des édifices, rues et avenues de la ville, jusqu'à 3h 45. Au jour d'aujourd'hui, des traces indélébiles d'impacts de balles subsistent ici et là à travers la ville pour nous rappeler un tristement célèbre 7 octobre 1988 à Guelma.