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Nazim hikmet, les symboles et allégories de la vie
Pour les beaux yeux de la dulcinée et l'amour de la patrie
Publié dans El Watan le 06 - 01 - 2005

N'est pas enragé qui veut. Mauvais endroit, mauvais chien, le hasard vous attrape et ne vous quitte pas. Parfois, c'est embêtant parce qu'on n'a même pas été mordu, mais seulement léché. Alors, on remet vite sa main mal léchée au fond de sa poche, on se terre comme un ours et on attend. Trente- deux jours après, on sait qu'on n'est pas enragé si on est encore vivant. Entre-temps, il faudra se munir d'un manuel de médecine et vérifier les symptômes. Il s'appelle Ahmet et n'a pas voulu attraper la rage mais, mauvais endroit, mauvais chien, et le voilà en quarantaine dans une cabane en bois à Smyrne, au bord de la mer Egée. La vue est imprenable, mais Ahmet n'a pas le loisir d'en profiter. Son esprit est pris par le souci de la rage. Chaque jour, une barre. A la trente-deuxième, il saura. Ahmet est enragé. Il aurait pu aller se faire vacciner en urgence dans un hôpital à Istanbul, s'il ne savait pas que les chiens politiques de la police l'attendaient sur le quai. Alors Ahmet compte les barres qui décomptent le solde de son existence sur la porte de la cabane en bois, au bord de la mer Egée. Au premier symptôme de la rage, il compte sur son ami Ismaïl pour l'abattre comme un chien.
La dent de sagesse
Un jour, quand il était plus jeune, Ahmet a renoncé à tout, femmes, bonne chère et autres plaisirs terrestres. En cet instant de grâce, le jeune homme ne regardait pas le ciel mais le plus beau pays du monde : l'Anatolie. Il regardait et il se disait, lui le fils d'un pacha : « Je ne serai ni député ni ministre. » La main sur le cœur, Ahmet a juré qu'il ferait de la politique dans le mauvais camp, celui des hommes qui rêvent d'un monde meilleur parce que leur pays est beau et que ce pays, l'Anatolie, le plus beau pays du monde, mérite d'être servi au mieux, comme il le mérite. Cela s'est passé comme je vous le dis, aussi simplement. Ce ne sont ni les livres, ni la propagande, ni sa situation sociale qui ont amené Ahmet là où il est. C'est le paysage de l'Anatolie qui l'a fait échouer là où il est, dans cette cabane en bois, en quarantaine au bord de la mer Egée. Il enrage, il aurait pu aller se faire vacciner mais... les chiens sur l'autre rive, dans l'autre camp... Les chiens sont lâchés. Vingtième barre. Ismaïl ne rentrera pas ce soir. Le camarade a été arrêté et conduit à la direction de la police politique d'Istanbul. Sur le mur de sa cellule, Ismaïl trace une première barre. Ismaïl a de l'expérience. Il sait ce qu'il doit faire au moment de la torture. Comme un enragé, il se rue sur ses bourreaux, plus nombreux, plus costauds. C'est idiot mais ça fait rien, mon vieux, ça fait du bien d'être enragé, ça te donne de la force, la douleur a du mal à traverser ta colère. A Istanbul, les barres s'alignent sur le mur de la cellule d'Ismaïl. Combien de barres ? Beaucoup, mon vieux. Cela fait plusieurs mois qu'Ismaïl a été arrêté. Torturé, il s'estime heureux. Son camarade Ziya a été brûlé à la cigarette, enfermé dans une cellule où tu ne peux tenir que debout, crucifié sur le mur de sa prison, comme l'autre, celui qui voulait sauver le monde. Mais il faut croire que ces deux-là, doux agneaux, n'étaient pas assez enragés. Trentième barre. Ahmet a de la fièvre. Premier symptôme de la rage peut-être. Il ne doit plus compter sur Ismaïl pour l'abattre. Il place le pistolet sous son grabat. Il délire. Il est sur une montagne d'Anatolie, il chevauche aux côtés de Keuroglou, le cavalier vengeur. Le père de Keuroglou est mort en prison, les yeux crevés par un bey tyrannique et cruel. Depuis ce jour, Keuroglou chevauche sur son cheval argenté il vengera son père, il libérera son peuple de la tyrannie.
Les chevaliers de la soif
Tous les paysans d'Anatolie, tous les soirs, aperçoivent le cavalier et sa monture, ils voient Ahmet, oui, mon vieux, Ahmet en personne, la crosse à la main, chevauchant sur sa cervelle pour défendre le pays qui lui a pris son cœur d'un seul coup et pour toujours. Ni les livres ni la propagande. Le fils du pacha est enragé. Trente-deuxième barre. Ahmet trace un grand X sur toutes les barres. Il sourit, il n'a pas la rage. Bon endroit, bon chien. Mauvais camp. Bonne raison. Tu as raison Dulcinée est la plus belle du monde Bien sûr qu'il fallait crier cela A la figure des petits marchands de rien du tout. Bien sûr, ils devaient se jeter sur toi Et te rouer de coups, Mais tu es l'invincible chevalier de la soif...
Condamné à 56 ans de prison, Nazim Hikmet en a purgé 17. Combien de barres pour le poète emprisonné ? Beaucoup. Inutile de compter, ou alors il faudrait rajouter celles de la Bastille ou de Pretoria. Beaucoup de barres. Jamais assez de romantiques, des enragés qui se font mordre par leur pays, à mort. A la trente-deuxième barre, tu ne meurs pas, mon vieux. C'est là que tout commence, à la trentaine. Le meilleur âge pour être tout amour des pieds à la tête, debout, crucifié dans une cellule-cercueil. Invincible.


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