Il y a quelques jours, la chaîne Historia a diffusé une série d'émissions sur l'Algérie et la guerre menée contre le colonialisme français. L'une d'elles, celle sur la torture, était particulièrement habile parce qu'elle se déroulait en dehors de toute polémique sur un sujet brûlant aujourd'hui encore. Le parti pris de neutralité apparaissait dans la succession de prises de parole des acteurs, sans enchaînement, sans transition, l'un chassant l'autre avant de réapparaître plus tard pour se faire chasser à son tour. La torture en mots et sans image, en une série de tableaux cloisonnés, avait du mal à s'accrocher au mur de l'entendement. Les discours se suivaient et s'opposaient comme s'opposent victimes et bourreaux, et l'horrible chose se débattait sans vouloir donner prise. Elle passait d'une bouche à l'autre, comme un comprimé que l'on a du mal à avaler. Sans précautions d'usage, sans mode d'emploi clairement défini, la torture restait en travers de la gorge. C'était du grand art. La chaîne histoire avec un petit h nous livrait un grand moment d'Histoire « avec une grande hache », selon la formule célèbre de Georges Perec. Armée de violence, la grande Histoire livrait l'un de ses secrets, l'une de ces choses qui se font dans les caves et les sous-sols où le supplice s'abîme, livrant un homme à la merci d'un autre homme. Sans pitié, sans merci. L'impunité à l'abri des regards, garantie par des murs cotonneux qui absorbent les cris, la douleur, la peur, le plaisir de l'aveu arraché au forceps incandescent, au bout de la langue exsangue. Avec une grande hache, la petite historia crevait l'écran et livrait aux voyeurs que nous ne sommes pas, un impossible croisement de fer entre des hommes que la guerre avait réunis dans l'indicible d'un instant passé, et que le présent empêchait de se retrouver dans un face-à-face voué à la stérilité d'opinions opiniâtres et tranchées une fois pour toutes. BOURREAUX ET VICTIMES Paradoxalement, la lumière a pourtant jailli, non pas de la confrontation directe, encore moins de la discussion, mais de la hache qui découpait les séquences, l'une après l'autre, comme pour montrer l'impossibilité de s'entendre entre hommes sur un sujet que tout le monde semble connaître, et qui n'est connaissable que par l'expérience vécue. C'était bien là, l'effet voulu et obtenu par un réalisateur qui savait que l'objectivité du document se trouvait toute entière dans la subjectivité des témoignages, livrés tels quels, sans habillage impudique, sans tutelle impudente, bien ou malveillante. C'est évident ! La torture est un comprimé trop plein de sens à effet retard. Ses effets secondaires se font encore sentir un demi-siècle plus tard. La chose horrible se vit, partagée à jamais entre bourreau et victime inexorablement désaccordés. Les spectateurs restent en dehors du champ d'action, chacun choisissant son camp. Face aux images successives proposées par Historia, mon camp restait stationné chez Henri Alleg, la victime qui disait avec des mots simples ce qu'il avait enduré, tandis qu'un autre, un bourreau, s'excitait et jurait ses grands dieux que la torture pratiquée en Algérie n'avait pas porté atteinte - jamais -, à l'intégrité physique et morale des prisonniers. La gégène ? Juste un petit coup de jus à fleur de peau, à la manière de ces barrières électrifiées qui dissuadent un troupeau d'animaux de se disperser et les fait revenir au centre, là où ils sont bien en sécurité. Vous rigolez ? Je rigole. Parce que des animaux, j'en ai, et ce sont des hommes. J'ai aussi un camp de haute sécurité qui est un centre de torture. Début 1961, Abdelhamid Benzine est transféré du camp de Lambèse - ô douceur de l'Est - au camp militaire d'internement de Boghari, bienvenue dans l'enfer du Centre. « Ici, à Boghari, il n'y avait ni questions posées ni réponses à faire. Prisonniers depuis des années, nous avons tous connu, lors de nos arrestations, les interrogatoires policiers. Nous avons été jugés, condamnés et astreints, en 1957 à Oran et à Lambèse, à des travaux forcés. A Boghari, il n'y avait pas d'aveux à faire, pas de renseignements utiles à soutirer. Pourquoi alors ces coups et ces tortures, courant électrique dans les parties les plus sensibles, bouteille, arrachage d'ongles... ? » A la pudeur des points de suspension, préférer la question. Pourquoi ces tortures à quelques mètres des Accords d'Evian et du cessez-le-feu ? UNE EXPÉRIENCE VÉCUE « On nous torturait pour rien, pour le seul plaisir de nous voir souffrir. » Plaisir du bourreau qui rassemble son troupeau de PAM (pris les armes à la main), oblige ses victimes à prendre leur soupe en rampant, après leur avoir fait lécher leur gamelle, la terre et ses godasses et ses pieds puants de transpiration. Bon appétit ! Bêtes à langues, aux mains nues, sans griffes, sans crocs, livrés à l'armée professionnelle des dompteurs. Des chiens. « Moins que des chiens, car les chiens restent fidèles, alors que vous, fils de chienne, vous avez trahi la France. » Alors, Messieurs, à coups de trique électrifiée et de bottes cloutées, électrisés par la peur et l'humiliation, chaque jour et chaque nuit de votre chienne de vie de prisonnier, vous reviendrez au centre de la patrie inhumaine, en rampant, en léchant et vous direz : merci, chef. Intégrité physique et morale ? Dans l'univers de la dissolution ? Je rigolerais s'il me restait encore un peu de cœur. Désintégration morale et physique. Dans le camp, l'être se dissout, et pour éviter la dissolution totale, il faut écrire les maux et les faire décamper fissa, hors du centre de concentration humaine. Il faut écrire et sauver le texte du naufrage, l'arracher du lieu où la torture se partage à huis clos, entre tortionnaires et torturés, entre hommes comme des bêtes. Dans Le Camp, journal d'un PAM, Abdelhamid Benzine fait dans la sobriété comme Historia. Il consigne l'expérience vécue dans la violence de « l'Histoire avec une grande hache ». Avec l'aide de ses compagnons - tous confondus dans le peuple de prison, peuple de camp, seul peuple véritable, cimenté dans une mort commune - « le professeur » découpe le fond d'un panier dans lequel est cousu un autre fond de panier. Entre les deux fonds, le manuscrit. Le lendemain, le panier passe haut-la-main, juché en douceur sur la tête de la mère de Benzine, au nez et à la barbe des sentinelles qui veillent sur le centre de destruction humaine. Je rigole. La petite histoire prend sa revanche sur la grande. Comprimée dans Le Camp, la torture ne s'avale toujours pas. On lit, on n'oublie pas, sous l'effet d'une gerçure définitive de l'esprit.