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Nuits d'attente
Publié dans El Watan le 18 - 12 - 2008

Le décor est incontournable en temps de froid. Une file d'une trentaine de camions chargés de bouteilles de gaz, devant un portail clos. Un gazoduc sur pneus.
Nous sommes à l'entrée du centre emplisseur Naftal de Oued Aïssi, à dix kilomètres à l'est de Tizi Ouzou. Il est 14h. Les moteurs sont éteints depuis des heures. Les convoyeurs errent à l'arrière de leurs camions. Le premier de la chaîne est affalé dans sa cabine. Il faut le réveiller pour s'enquérir de ce travail dominé par le sommeil en plein jour. « Suis arrivé ici à minuit, je pourrai charger vers 16 ou 17h », dit Slimane, la quarantaine, « auto ravitailleur privé ». Il vient de Beni Zmenzer. Il est venu passer la nuit sur la route pour espérer charger une centaine de bouteilles de gaz et les distribuer dans son village avant la tombée de la nuit suivante. Un monde insoupçonné de pauvres hères sur lesquels repose la distribution de gaz butane dans la wilaya. « Regardez-nous, on n'a même pas le temps de nous raser. Voyez, c'est là qu'on a allumé un feu pour nous chauffer la nuit et ne pas geler dans nos camions. »
Un centre qui ne désemplit pas
Un feu de bois au bord de la route, face au plus grand centre emplisseur de la wilaya. « Deux lignes d'emplissage de 1200 bouteilles/heure, à raison de deux équipes par ligne de production », lit-on dans un document de la direction des mines de la wilaya. C'est l'équivalent d'une dizaine de petits camions à l'heure. Pourquoi donc cet incroyable embouteillage à l'entrée du centre emplisseur ? « C'est le même rythme qu'en été, ils ne font pas d'effort supplémentaire en hiver. Les camions Naftal passent en priorité et peuvent faire leurs deux rotations par jour. Quant à nous, nous passons la nuit ici pour charger 105 bouteilles », s'insurge Slimane. Il ajoute : « En arrivant à minuit, il y avait quinze camions avant moi. Cinq ou six ont chargé, une dizaine d'autres se trouvent encore à l'intérieur du centre. Je suis en tête de la file depuis trois heures. » Un de ses collègues intervient : « Ils verront notre attroupement et ils nous feront signe d'avancer. » Ce qui, en effet, a eu lieu. Des nuages de fumée et des vrombissements en chaîne pour avancer de quelques mètres. « Les installations ont été rénovées. Ils peuvent charger tous ces camions en deux heures seulement », lance Slimane, avant d'entrer enfin dans l'enceinte de Naftal. Un jeune convoyeur est sorti acheter un sandwich pour le chauffeur resté dans son camion à l'intérieur du centre. Son témoignage n'est rien d'autre qu'un démenti aux indications mentionnées dans les documents de l'administration faisant état de « deux rotations par jour pour les 78 camions petits porteurs conventionnés ». « Nous sommes arrivés à 21h hier, dit le convoyeur, nous sommes entrés au centre à 11h ce matin, nous allons charger vers 16h. Nous arriverons à Beni Douala à la tombée de la nuit. » Les ravitailleurs en ont gros sur le cœur. « On ne peut pas aller se plaindre, on risque d'être suspendus », disent-ils. L'un d'eux vient de Makouda. C'est sa deuxième rotation en deux jours. Il sait que des dizaines de personnes l'attendent dans son village, à Attouche, pendant qu'il ronge son frein à Oued Aïssi : « Avant-hier, je suis rentré au village à 22h. Une quarantaine de personnes m'attendaient devant mon magasin. J'ai distribué le chargement en pleine nuit. » Nous tentons une entrevue avec le chef du centre d'emplissage. Au deuxième poste de gardiennage, on nous met en contact avec un employé qui, après avoir avisé, nous oriente vers l'unité Naftal, sise à Tala Athmane, à une dizaine de kilomètres de Oued Aïssi.
Le directeur nous donne son accord au téléphone pour une entrevue, avant de nous rappeler une heure plus tard pour nous prier de nous adresser au chargé de la communication au niveau de la direction générale de Naftal à... Chéraga. Nous n'allons pas à Chéraga, mais à Semghoune, dans la commune de Makouda, à 25 km au nord de Tizi Ouzou. Il est 19h. Un autre embouteillage « mort » nous accueille au détour d'une route déserte. Une trentaine de voitures sont stationnées devant une maison. L'endroit est éclairé par un seul projecteur qui aveugle les arrivants à la manière des barrages militaires. Ce ne sont ni un barrage ni une fête. Ce sont des villageois venus des alentours attendre l'arrivée du ravitaillement en gaz. « Allez vous inscrire. Il y a une liste », nous lance un homme avec bienveillance, nous croyant pourchassés par le froid. Etrange décor illustrant la pénurie de gaz : des villageois plantés devant leurs véhicules, anesthésiés par le froid et l'attente. Ils attendent dans la nuit glaciale l'arrivée de leur bouteille de butane, à l'heure où d'autres s'attablent pour dîner devant la télé. Cela leur paraît presque commode de se ravitailler la nuit et pouvoir travailler le jour. L'épreuve est plus dure pour le convoyeur qui a passé la nuit à Oued Aïssi pour ramener, le lendemain, le chargement au village. « Il est sur la route, il vient d'appeler. Il est sorti à 3h du matin », nous dit le commerçant qui garde le dépôt de gaz en attendant l'arrivée du camion. Il ouvre un registre et nous montre une liste d'une quarantaine d'inscrits. « J'ai ouvert la liste ce soir. Sinon, le jour, il y aurait eu mille personnes », souligne le commerçant, ajoutant : « On distribue tout dans la nuit, il n'y a plus rien dans la journée. Et on ne donne pas plus de deux bouteilles par personne. Nous la vendons à 200 DA, le prix officiel. » Un gazoduc, en attendant le gaz Dehors, les villageois ont des mines renfrognées. L'attente se fait pesante. Le bruit du moteur ne se fait toujours pas entendre. Le commerçant était peut-être trop rassurant en affirmant que le camion était sur la route. « Cela dure depuis plus d'une quinzaine de jours. On est obligés d'attendre des heures pour ne pas rentrer bredouilles », nous dit l'une des silhouettes emmitouflées devant les véhicules. La crise est accentuée par l'importante activité avicole que connaît la région. « Chaque poulailler consomme 5 bouteilles de gaz par jour », nous dit-on. Les ravitailleurs ont du mal à gérer les priorités. Ils sont au nombre de 4 dans une daïra de plus de 40 000 habitants, soit un ravitailleur pour 10 000 personnes. Leur parcours cahoteux est jalonné par la demande. Au chef-lieu de Makouda, devant de nombreux magasins et domiciles, des bouteilles de gaz sont laissées sur le trottoir, comme des postes à incendie à effet inverse. « Il arrive que le camion s'arrête, mais on ne nous vend pas plus d'une bouteille. On la paie 220 DA », nous dit un jeune commerçant. Une petite majoration pour les forçats du gaz.
Les citoyens de Makouda savent qu'un gazoduc est en cours de réalisation sur leurs terres. « Ils sont en train de souder les tuyaux, mais il paraît que ça va acheminer le gaz à Azazga. Pour nous, il va falloir attendre encore 4 ou 5 ans », lance un jeune homme, au courant de la lenteur qui frappe les grands projets publics. Sur le chemin du retour, un autre projecteur nous aveugle sur la route. Ce n'est pas un dépôt de gaz, mais un barrage militaire. Cela nous rappelle que la Kabylie, outre sa résistance au froid, poursuit sa résistance face au terrorisme.


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