Abbas Fahdel, documentariste irakien (Retour à Babylone et Nous les Irakiens), signe son tout premier long métrage comme réalisateur. Un premier jet d'estime et d'une grande élégance. L'Aube du monde est une continuité filmique à celle documentaire de Retour à Babylone et Nous les Irakiens... Oui absolument ! En fait, Retour à Babylone et Nous les Irakiens sont des films documentaires parlant des guerres. Pas d'une seule guerre en Irak. Car ce sont plusieurs guerres depuis trente ans, occasionnant des dommages collatéraux au pays et à ma génération. Et L'Aube du monde est un film de fiction, mais dans la continuité des deux autres. D'ailleurs, l'histoire est inspirée d'un personnage, Riad, que j'évoque dans l'un des films documentaires. J'y ai ajouté une fiction. Je me suis permis une certaine liberté. C'est vraiment l'histoire d'un ami qui a disparu durant la guerre Irak-Iran. Comme il ne voulait pas accepter l'idée qu'il soit mort, je l'ai imaginé dans les marais rencontrer une jeune fille. Je lui ai donné une continuité d'existence. Un film montrant la souffrance et le traumatisme d'un peuple face aux affres des guerres, la dictature... Un cercle infernal ! L'Irak, c'est trente ans de guerres. La guerre Irak-Iran pendant huit ans, la guerre du Golfe ; une autre guerre, celle d'un embargo de 13 ans avec des bombardements épisodiques, l'invasion de l'Irak par l'armée américaine... Et puis, la guerre qui continue ! La violence, les tueries et les massacres continuent ! Des générations sont nées dans la guerre et ne connaissent que ça. Moi, j'ai connu la période avant et après la guerre. Avant, on n'était pas content, on manquait beaucoup de démocratie, mais on sortait, il y avait la sécurité... Cependant, on manque de tout maintenant. On a le droit de parler mais pas de vivre, actuellement en Irak. L'Aube du monde est film anti-belliqueux, contre la bêtise humaine : la guerre. Un hymne à la vie... C'est un hymne à la survie ! En fait, moi je connais un peu la guerre. J'ai perdu des proches et des amis dans la guerre. Donc, je sais ce que c'est. J'ai n'ai pas cette vision héroïque ou patriotique de la guerre. Dans la guerre d'Irak, il n'y a pas de vainqueurs. Il n'y a que des vaincus. Même si les Américains ont envahi l'Irak, ils sont vaincus. Ils sont morts, pas de gloire ; même matériellement, ils n'ont pas gagné. Peut être qu'ils profitent du pétrole. Mais ils perdent plus qu'ils n'en gagnent. Les peuples qui connaissent la guerre, après ils ont envie de paix, en fait. De paix en Irak, en Palestine... Vous avez vu dans le film (L'Aube du monde), il y a une scène où Zahra dit au héros : je n'ai pas besoin de compassion mais d'« aman » (paix, quiétude). Aman, c'est encore plus fort et beau que paix. Les gens en Irak, en Palestine ont besoin de paix ! Je suis bouleversé. Pour les Irakiens, c'est trente ans de guerre ; pour les Palestiniens, c'est soixante ans ! Un acte génocidaire ! C'est la même situation. Ce que je raconte dans le film, c'est ce que subit la population civile. Une violence incroyable, démesurée... Et aucun moyen pour se défendre. Justement, l'entité du village de Hufaidah dans L'Aube du monde, n'est-elle pas une allégorie de l'Irak ? Absolument ! C'est exactement cela ! A la fin du film, on voit le village de Hufaidah marqué par une cruelle désolation. Tout le monde a déserté le village, le sol est jonché de cadavres... C'est l'hécatombe ! C'est l'image de l'Irak. Une civilisation qui a été anéantie. L'Aube du monde est panoramique, lacustre et aux images subliminales et sublimes... Une grandeur très nature... En fait, c'est en rapport avec le lieu géographique. Le jardin d'Eden, c'est là-bas. En Mésopotamie, l'ancien Irak. Le berceau de la civilisation. Et le delta du Nil et de l'Euphrate, c'est où se trouve le jardin d'Eden biblique. Donc, j'étais obligé de montrer la beauté de cette zone. C'est aussi la spirale du jardin d'Eden. Après le passage de la guerre, c'est un endroit de désolation. D'ou le titre du film L'Aube du monde... L'Aube du monde, c'est l'aube de l'humanité, de la civilisation... C'est là (Mésopotamie) que tout a commencé. Le savoir, l'écriture... Ce n'est pas un endroit sur la terre anonyme. C'est notre berceau, nous humains. Vous savez, la région (lacustre en Irak) avait été asséchée par Saddam (Husein) et puis par les guerres. Du coup, sa population est passée de 250 000 à 10 000 habitants, maintenant. Je me suis rendu là-bas où j'ai fait des repérages. J'aurais aimé y tourner. C'était impossible pour des raisons de sécurité. Et puis, il n'y reste plus rien, ce n'est pas aussi beau comme dans le film. Mon film montre cette zone telle qu'elle était il y a 30 ans. Justement, le film parle de ces soldats irakiens déserteurs et contre la guerre Irak-Iran... La première année du conflit Irak-Iran, les gens étaient patriotes. Mais quand la guerre commençait à durer, ils ont changé d'avis. C'est une guerre qui a duré 8 ans. Une guerre horrible au niveau des pertes humaines depuis la Seconde Guerre mondiale. Il n'y avait pas une famille qui n'avait pas perdu un proche ou un ami. Et puis Saddam Hussein en a profité pour appliquer ses lois d'exceptions, sous prétexte que l'on était en guerre. On ne pouvait ni parler ni faire contre le régime de Saddam Hussein, sous peine d'être accusé de trahison. On ne comprenait plus la raison de cette guerre. Un pays voisin, ami, musulman... Le langage des acteurs de L'Aube du monde est panarabe... Absolument ! Je ne voulais pas faire un film pour les Irakiens. J'ai un message à passer au monde entier. C'est pour cela que j'ai évité de réaliser un film trop folklorique. Je voulais raconter une histoire universelle. Le casting aussi... Hafsia Herzi est Française d'origine algéro-tunisienne, Hiam Abbas est Palestinienne, Karim Salah est Franco-Libanais... Il y a des acteurs irakiens, égyptiens, un acteur soudanais, mon assistant-réalisateur est Tunisien... Et puis des techniciens suisses, français, allemands...Donc, c'est un film panarabe et international. Vos plans-séquences déclinent des clins d'œil cinéphiles... Oui, j'ai un doctorat sur le cinéma. J'ai exercé pendant quinze ans comme journaliste et critique de cinéma. Et puis, je suis cinéphile depuis l'âge de 5 ans. Je tiens cela de mon père. J'ai été au cinéma avant d'aller à l'école. Dans le film, il y a des références à Andrei Tarkovski, Bergman... Un cinéma qui n'est pas très courant. Et puis, l'effet de la télévision ayant une incidence sur la manière de faire des films. Cependant, votre film fait penser à Quand passent les cigognes (film soviétique de Mikhaïl Kalatozov réalisé en 1957)... Ah ! C'est magnifique ! C'est un film qui m'a marqué et que j'ai vu dans mon enfance. Vous êtes le premier à m'en parler. C'est un film qui m'a habité. Vous ne parlerez jamais, beaucoup ou assez de l'urgence de l'Irak... C'est difficile pour un Irakien qu'il soit réalisateur, écrivain ou artiste de parler d'autre chose que ce qui se passe en Irak. J'aimerais bien faire une comédie ou un film de science-fiction. Mais j'ai une sorte d'interdiction morale. Donc, un film sur l'invasion américaine de l'Irak se profile... En fait, j'ai un projet. L'Aube du monde, c'est le premier volet d'une trilogie commençant par la guerre Irak-Iran, l'invasion américaine et puis la situation actuelle. Cependant, c'est difficile pour un Irakien de faire un film et puis ce n'est pas commercial. Même les films américains sur la guerre d'Irak ne marchent pas. Connaissez-vous le cinéma algérien ? Oui, le cinéma classique de Lakhdar Hamina, Ahmed Rachedi ou encore Mohamed Bouamari. Les films comme Le Charbonnier ou Le Vent des Aurès m'ont marqué alors que j'étais étudiant à Paris. Puis il y a eu une rupture. Mais j'aime le nouveau cinéma algérien comme Mascarades de Lyès Salem. Un film magnifique. Et puis, j'adore Nadir Moknèche et son cinéma drôle et humain. Aimeriez-vous venir tourner en Algérie ? Le prochain film, j'aimerais le tourner en Algérie. Enfin dans une ville qui ressemble à Bagdad. Pourquoi pas, je viendrai avec grand plaisir.(sourires)