Car en Algérie post-terrorisme, «la nouvelle» configuration des rapports sociaux -due essentiellement à ce terrorisme- peut être analysée, en partie et notamment du point de vue des séquelles laissées par ce phénomène, comme un ensemble de rapports conflictuels mettant aux prises deux parties : d'une part, les victimes (du terrorisme islamiste et des exactions émanant de certains agents de l'Etat), d'autre part, les coupables (de tous les bords aussi, s'entend !). Le retour à un fonctionnement normal et sain de la société exige le dépassement de ce stade conflictuel. La réconciliation nationale est, selon ses initiateurs, le moyen qui assurerait la transition vers une autre configuration dans laquelle les rapports sociaux se stabiliseraient. Elle viserait donc la reconstitution de l'ensemble du tissu social mis à rude épreuve par plus d'une décennie de déchirements et de luttes fratricides acharnées. Objectif louable sans doute. Cependant, ledit objectif suppose la réparation. La réparation est synonyme, pour les uns, de dédommagements, et pour les autres, de sanctions. En théorie et dans un cadre étatique légal, il ne serait nullement justifié de mener cette entreprise (et donc cette réparation) en dehors de la logique juridique préalablement définie par l'Etat dans le cadre de sa Constitution et de ses juridictions. Or, passer la démarche au crible de la Constitution, pour voir sa faisabilité du point de vue juridique (celui des textes), déborde largement les capacités de réflexion d'un profane en droit. De plus, et cela est important, le peu d'efforts investis dans l'explicitation des contours juridiques par les promoteurs de cette démarche n'est évidemment pas de nature à faciliter cette tâche. Aussi, notre propos se limiterait-il à un examen de la question du point de vue politique et sociologique. En fait, telle qu'elle est prônée par ses initiateurs, la démarche se prête mieux à ce genre d'examen. Non point technique, juridique. Certes, faire l'examen, la démarche de ce point de vue, est nécessaire, mais il n'est sans doute pas suffisant. Il s'agira donc de répondre à la question : qu'en est-il quant aux fondements éthiques et politiques de la réconciliation nationale ? Dans la pratique, la régulation des rapports sociaux (les conflits notamment) échappe souvent à la logique juridique rationnelle et se déploie généralement dans un horizon de rapports interhumains parallèle – par exemple à l'institution judiciaire dans le cas de règlement de conflits – où les individus obéissent davantage à des logiques hétérogènes et multiformes qui, de la religion au code de l'honneur, dictent un certain nombre de principes de conduite auxquels les individus s'attachent, parfois avec force. C'est un fait. Il arrive qu'un conflit se dénoue, sans l'intervention de la justice, par les mécanismes sociaux (traditionnels), facilement mobilisables – mais aussi, par leur nature foncièrement émotionnelle, facilement malléables ou manipulables dans toutes les directions selon les visées qu'on veut poursuivre -, comme les sentiments religieux, le pardon, la solidarité ou les liens d'appartenance familiaux et /ou tribaux, etc. Le règlement des différends obéit souvent à une sorte de logique pratique (Bourdieu) dont les effets et les ressorts échappent à la logique juridique. Non pas, certes, que celle-ci soit incapable de les modéliser, de les intégrer, rationnellement, dans ses mécanismes d'appréhension et d ‘interprétation des conflits, mais simplement par le fait que les protagonistes préfèrent recourir à d'autres espaces physiques et sociologiques (comme la famille, la mosquée, la djemaâ ou la tribu, etc) dans lesquels, et prioritairement, se produisent et circulent ces valeurs éthiques. La tajemaât kabyle, la djemaâ dans d'autres régions d'Algérie et la azzaba chez les Mozabites sont les formes paradigmatiques de ces espaces. Nier cette réalité et le rôle qu'elle peut assumer dans la société peut donc relever de la mauvaise foi ou simplement d'une méconnaissance de la réalité sociale de notre pays. Il serait donc une erreur que de ne pas prendre en considération cette réalité. Ces espaces peuvent aussi être des lieux d'apaisement et d'absorption de la tension sociale. Aussi, serait-il se méprendre sur la nature réelle d'un certain nombre de ressorts sociaux sur lesquels s'appuie notre société que de ne pas prendre en considération toutes ces valeurs éthiques (religion, code de l'honneur, sentiments de solidarité, etc., qui, il faut le dire, imprègnent des couches importantes de la société algérienne) dans la définition d'une démarche qui se veut rassembleuse et de réconciliation. Il faut dire qu'on ne doit pas heurter de front les grandes orientations «idéologiques» et morales d'une société. Celles-ci, ces lames de fond sociétales, ne peuvent être, impunément, bousculées et instrumentalisées. De ce point de vue, le rôle qu'on a fait jouer à l'Islam et les conséquences que cela a entraînées pendant la décennie rouge, est riche d'enseignements. Il faut savoir comprendre et donner sens, à travers et à l'intérieur des mécanismes juridictionnels justement, à cette force inertielle, à cette énergie potentielle qui caractérise les communautés sociales comme la nôtre. Le mieux est de ne la (cette force) caresser ni dans le sens du poil ni dans le sens contraire. Seulement la comprendre. Et cela est primordial. Mais, et c'est ce qui doit être bien compris, ce serait une erreur encore plus grave que de tenter de substituer cette logique sociologique à l'état émotionnel, à un fonctionnement juridique et rationnel, institutionnel de la société, et a fortiori, de l'Etat, car celui-ci est en premier lieu une entité rationnelle et un espace juridique de contrôle et /ou de règlement des conflits sociaux. Le rôle de l'Etat est premier et irremplaçable. Le juridique ne doit nullement transiger avec l'éthique – notamment dans le cas où les deux ne s'avèrent pas superposables. Et ce serait fatalement et irréversiblement un retour vers un fonctionnement tribal de la société, superstitieux et fétichiste, archaïque préférerions-nous dire, que de vouloir faire de ce fonds éthique (national) un cheval de bataille pour la promotion d'un quelconque projet politique. Et cela devient d'autant plus dangereux, d'autant plus blâmable, oserions-nous dire, que l'initiative émane de l'appareil étatique censé réduire l'influence des espaces informels de la régulation des rapports conflictuels dans la société. Qu'on nous comprenne : il ne s'agit pas de remettre en cause, dans l'absolu, les fondements éthiques de la démarche, si tant est qu'il puisse être acceptable de les faire fonctionner à ce niveau aussi important de la hiérarchie étatique, mais il y va de la crédibilité del'Etat et de ses institutions, il y va de leur pérennité. Faudra-t-il rappeler encore que cette stabilité institutionnelle a été, ici dans notre pays, généreusement payée en larmes et en sang ? Méditons Au-delà donc du bien-fondé éthique ou politique de la démarche, il faut dire que ces promoteurs doivent impérativement se prémunir contre toute tendance à mélanger, intempestivement, deux registres (dont la comptabilité reste par ailleurs à examiner), éthique et politique, fatale au fonctionnement institutionnel du pays. Notre propos ici est d'examiner la démarche du président à la lumière de ces idées. A la limite du politique et de l'éthique ; Dans quel horizon se déploie-t-elle ? A quels moyens fait-elle davantage appel ? Politico-juridiques, rationnels ou éthico-sociologiques, émotionnels ? Notons d'emblée que c'est contre le fait qu'on érige le registre éthique en mode privilégié de la communication officielle (qui émane des institutions) que nous nous élevons. Dans leur effort pour promouvoir cette option, le président et ses partisans n'hésitent pas à convoquer et à s'appuyer sur les zaouïas et sur les discours qui y circulent et/ou s'y produisent. Les visites du président aux zaouïas, et le rôle qu'il veut leur faire jouer peuvent être lus, selon une certaine grille d'analyses, comme une sorte de recherche de relais à son discours dont il sent que la dimension politique, à elle seule, ne suffit pas pour rassembler le peuple autour de son projet. On le voit donc, l'un des horizons dans et à travers lequel se déploie le discours présidentiel sur la réconciliation nationale est cet espace sociologique non rationnel, au sens politico-juridique du terme. La zaouïa est devenue cette tribune politique qui rivalise victorieusement, grâce à la complicité de l'Etat, avec les espaces – tous ces partis politiques anesthésiés – dont la vocation première est (ou était) de débattre des questions «politiques» qui engagent l'avenir de la nation. Et à partir de là, le discours lui-même devient porteur des «marques» et des empreintes du lieu de sa diffusion. C'est-à-dire qu'il devient davantage soumis ou (pré) déterminé par les catégories discursives du registre éthique qui se voit, de cette manière, investi d'une mission pour laquelle il n'est pas nécessairement adapté. La catégorie fondamentale sur laquelle s'appuie le discours présidentiel est l'idée de pardon. Absoudre les coupables de leurs crimes et des exactions qu'ils ont commis à l'endroit des citoyens. Le pardon est donc attendu de ces derniers. Mais, à bien examiner la chose, et y compris du point de vue éthique, les conditions de ce pardon sont-elles réunies ? Non. L'expérience sud-africaine nous a enseigné que le «passage» des coupables aux aveux publics est indispensable pour que le pardon gagne sa pleine signification. L'effet cathartique que la reconnaissance des crimes par les coupables provoque chez les victimes les libère et donne à l'acte de pardonner un sens hautement moral, hautement symbolique. En Algérie, on le sait, certains groupes terroristes sont toujours en activité, d'autres vaquent paisiblement à leurs commerces ; d'autres enfin, et ce sont peut-être les plus dangereux, font, après leur reddition, presque dans l'apologie du terrorisme. Dans notre pays, peut-être avant la moussalaha watania prônée par le président, serait-il plus avisé et plus judicieux de penser à une moussaraha watania. A une sorte de foire de vérités. Que chacun dise sa vérité. A commencer par l'Etat et ses agents. Une autre condition. On ne pardonne pas quand on ne peut pas se faire justice. C'est un préalable. Le pardon est subordonné à la possibilité du non -pardon. Avoir les moyens de se faire justice (dans l'espace de la justice) est une condition sine qua non pour pouvoir pardonner. Sinon, le pardon devient forcément une capitulation. L'Etat algérien a-t-il fait de sorte que ses citoyens puissent avoir les moyens de se faire justice ? Le fait d'en appeler au pardon sonne comme un vide juridique encombrant. De plus, l'idée de pardon sur laquelle est construite toute la rhétorique présidentielle n'est pas une catégorie juridique. Elle lui est même hétérogène (1), comme le dit Jacques Derrida. En d'autres termes, le pardon est une catégorie qui n'entre pas dans la formalisation juridictionnelle des rapports (conflictuels) interhumains. Sa prise en compte ne peut-être envisagée qu'à titre d'entité éthique, et cela, biens sûr, dans le règlement des conflits qui échappent, par la volonté de leurs protagonistes, à l'espace formel, réglé et régulier de la justice. Et celle-ci ne peut être dessaisie de ses prérogatives, et ses mécanismes ne peuvent être mis en veilleuse, en faveur de l'activation et de la convocation d'une entité étrangère pour rassembler le peuple autour d'elle, et cela en jouant sur sa charge émotionnelle. L'idée de pardon, car puisée en premier lieu dans ce registre éthique, est un support et un vecteur fort d'émotions qui, à ce titre, ne serait pas susceptible d'entraîner l'adhésion rationnelle et réfléchie des citoyens à l'appréciation desquels serait soumise la question du référendum. Plus, même avec toute cette charge émotionnelle, elle ne peut nullement recueillir le consensus de tous les citoyens. Car il s'en trouverait inéluctablement qui dirait : «Le pardon est mort dans les camps de la mort.» (2) Et l'on peut peut-être difficilement imaginer qu'au nom du principe, dit «démocratique», de la souveraineté de la majorité, une «minorité» – fut-elle une seule personne -, qui refuse de pardonner, soit privée de son droit inaliénable de voir les assassins de ses proches traduits en justice et punis comme ils le méritent, ou, du moins, comme le stipule un fonctionnement normal de l'institution judiciaire. Ces droits inaliénables des citoyens, dans leur essence, individuels, ne peuvent être soumis à l'appréciation de toute une communauté. C'est inacceptable. La justice n'est-elle pas, entre autres, et peut-être davantage une justice des individus. Sous ce rapport, l'idée même d'un référendum sur une pareille question est mal venue et déplacée. Entre l'éthique du droit et les droits de l'éthique, la réconciliation a, finalement, besoin d'un cadre juridique explicite qui puisse tenir compte de la nature de la crise algérienne, de sa profondeur et de la spécificité de la réalité sociale de l'Algérie. A défaut de quoi, notre pays risque de sombrer, encore une fois, dans la tourmente de Charybde en Scylla. Dieu fasse que non ! Notes – 1- Derrida. J. Sur parole, Editions de L'aube 1999. cf. son entretien avec Antoine Spire. – 2 – Vladimir Jankélévitch cité par Antoine Spire in Jacques Derrida, Sur parole, Ed. de L'aube 1999. p. 140 . La citation fait certes référence à un tout autre contexte, mais elle devient pertinente dans le cas algérien dès lors qu'on admet que des lieux, de sinistre renommée, comme Bentalha et Raïs par exemple, par l'ampleur des massacres qui y ont été perpétrés, peuvent être assimilés, mutatis mutandis, à ces camps de mort. Email : [email protected]