Cette assertion d'A. Laroui datant d'une trentaine d'années, à propos de la perception de la modernité par les technocrates maghrébins, n'a pas perdu de sa pertinence en ce début du 21e siècle, notamment en Algérie. Cela fait maintenant presque un demi-siècle que les dirigeants politiques et techniques ne jurent que par la modernité techno-économique, en prenant soin d'occulter ses soubassements philosophiques et culturels. L'histoire se faisant à l'impératif (selon la juteuse expression d'A. El Kenz), on n'avait pas à s'embarrasser de philosophie politique ni de culture, on n'avait pas à réfléchir, le temps pressait ; l'important était d'importer autant que possible les techniques et les produits des pays industrialisés. Le volontarisme politico-économique étant substituable à la réflexion sociologique et historique, l'option technologique est vue comme la clé pouvant conjurer le blocage des sociétés maghrébines provoqué par la domination coloniale. «Ouvrez un journal maghrébin, on ne vous entretiendra que de mécanisation de l'agriculture, de réforme de l'enseignement (…), de diversification des exportations. Problème de techniciens.» (2) Dans le même temps, les discours nationaux autorisés s'évertuaient à dévaloriser toutes les catégories mentales et culturelles des hommes pour les remplacer par une idéologie ad hoc faisant l'apologie d'une certaine modernisation, vue comme la panacée pour conjurer la malédiction du retard historique de ces sociétés. Ces dernières sont alors dessaisies de leurs prérogatives séculaires par l'Etat-nation qui s'institue comme l'émanation de toutes les composantes sociales et donc représentant unique. Le projet modernisateur n'a pas à souffrir de contradictions sociales «d'arrière-garde», c'est l'affaire de la techno-bureaucratie «éclairée» de l'Etat-nation ! Il s'ensuit une sorte de dialogue de sourd entre la société et l'Etat, qui se traduit par de la méfiance, voire de l'hostilité entre les deux instances. Les effets de cette confrontation larvée mais qui atteint parfois des pics paroxystiques et violents ne semblent point s'atténuer. N'admettant pas ou ne comprenant pas que la société n'adhère pas spontanément à sa politique de modernisation, l'Etat réagit par un excès d'autoritarisme. Ce «face-à-face que la logique implacable du rapport de force transforme en une structure sociopolitique erratique» (3) aboutit à une situation de quasi-incommunicabilité entre la société et son Etat, au point où l'un et l'autre tendent à poursuivre des objectifs parfois divergents. Tandis que l'Etat cherche à asseoir son autorité par sa présence à tous les niveaux de la vie sociale, la société, quant à elle, échaudée par des expériences antérieures de commandement plutôt néfastes (pouvoir ottoman, régime colonial), s'ingénie à déjouer cette emprise étatique. Ce rapport de force a été favorable à l'Etat jusqu'à la fin des années 1980 en Algérie, il est devenu fluctuant et moins tranché depuis. En fait, la mainmise de l'Etat a toujours été la bête noire des groupes sociaux héritiers d'un tropisme communautaire et tribal caractérisé par une certaine distance par rapport au domaine du beylik ou du prince. Toutefois, cette mainmise de l'Etat est parfois négociée ou tacitement monnayée quand elle est accompagnée de subsides ou de promotion sociopolitique. Il s'agit là de ce que Michel Camau appelle le loyalisme sous bénéfice d'inventaire, la présence de l'Etat étant, en effet, appréciée pour ses fonctions distributives.(4) Ou que d'autres analysent plus prosaïquement en termes de corruption depuis Machiavel. L'Etat algérien est particulièrement convaincu de son rôle historique et de sa supériorité par rapport à sa société. Se posant d'emblée guide unique et éclairé, car son personnel dirigeant est officiellement issu de la lutte anticoloniale, il se considère «hors d'atteinte de la régression historique» (5) et de l'erreur. Il est, en effet, fort admis dans notre pays qu'avoir participé à la guerre de libération confère à quiconque en fournit «l'attestation» des avantages matériels substantiels mais aussi une sorte de quitus politico-idéologique garant d'une certaine infaillibilité ou d'une dose d'incorruptibilité historique (selon une expression d'H. Béji). Cela donne droit à cet Etat «guerrier» la légitimité de s'autoproclamer tuteur de la nation qu'il juge inapte à définir elle-même son projet de société et construire son avenir, voire de gérer ses affaires quotidiennes. Ce type de rapports Etat-société est qualifiée de néo-patrimonial par certains auteurs (6), système «où le centre politique est approprié dans la perspective de maintenir au pouvoir une élite politique qui s'est investie de la mission de modernisation et de construction nationale et étatique (…) et où tous les pouvoirs (économique, législatif militaire, syndical,, etc…) sont confisqués au nom d'une mystique révolutionnaire par le pouvoir central…» (7) Cette vision néo-patrimoniale, dont la logique ultime est totalitaire, se veut aussi paternaliste, protectrice et éducatrice. C'est ainsi que l'Etat-nation définit et met en œuvre, seul, sa conception de la modernité, le degré d'ouverture avec l'extérieur, le listing des biens matériels et culturels autorisés à l'importation. Dépositaire exclusif de l'intérêt national, il va jusqu'à inventorier les éléments du patrimoine de la nation susceptibles d'être conservés et valorisés. A l'inverse, il déclare hors-la-loi tout ce qui n'est pas digne d'être intégré dans son projet de construction nationale. Le principe qui préside au tri est le suivant : tout ce qui est favorable au programme étatique est bon pour la société et tout ce qui en dévie est à proscrire. Une telle option volontariste et discriminatoire est présentée comme une modalité technique nécessaire à la mise en œuvre de la modernité telle que prédéfinie par les idéologues ou les intellectuels organiques. L'industrie et les grands procédés technologiques, porte-drapeau des temps modernes, sont privilégiés pour transformer le paysage socio-économique et culturel et propager l'image de l'Etat modernisateur. En concentrant les signes matériels de la modernité occidentale, l'Etat algérien a cru non seulement mettre un terme au retard technologique mais aussi faire échec aux déséquilibres des rapports économiques internationaux. C'est pourquoi la politique d'industrialisation a été conçue et menée comme une opération de montage d'usines reparties sur le territoire national. De même que la politique agraire a été assimilée à une campagne de distribution de machines et d'inputs agricoles effectués sur des paysans et des terres constitués en domaines ou coopératives d'Etat. Le tout sous la houlette de la techno-bureaucratie, corps social nouveau érigé en deus ex machina providentiel. Mais ce corps social nouveau promis à des responsabilités historiques sans précédent n'a point d'expérience de gestion et de culture industrielle ; il s'empare des recettes technologiques conçues et produites dans le monde développé et les installe telles quelles, ex abrupto, sans considération du contexte socioculturel et économique d'accueil. Poussée par son désir de s'affirmer en tant que force économique et politique dominante, la techno-bureaucratie érige sa vision et son programme en «vérités totales» vouées à révolutionner la société par des «transformations totales» (8). Convaincue que le développement est une affaire de modernisation économique ou de maîtrise technologique, elle privilégie les relations avec les partenaires étrangers au lieu de dialoguer et de composer avec sa société ; ce faisant, elle tend à se détacher de son propre milieu pour se greffer à des structures exogènes. Toute initiative – réflexion ou procédé technologique – émanant du terroir est d'emblée rejeté, car assimilée à l'idée de retard (9). L'Etat algérien, comme celui d'autres pays du Maghreb, «a confondu ancien avec national et nouveau avec étranger. Dans son action de modernisation de la société, il a eu tendance à sacrifier le national croyant sacrifier l'ancien, et son modernisme n'a pas dépassé le stade du mimétisme» (10). Tout compte fait, cette apparente acquisition de la technologie étrangère dénuée de ses fondements philosophiques, entée sur un socle national élagué de son histoire, est révélatrice de la grande ambiguïté et de la «déchirure» (11) qui affectent la compréhension de la modernité en pays musulman. Il n'y a ni option pour une modernité intégrale avec sa «physique» et sa «métaphysique», ni une synthèse réfléchie de l'élément étranger et du national ; on s'échine à vouloir une société technologiquement avancée évoluant dans un univers culturel célébrant une histoire mythologique sortie des cerveaux d'idéologues de circonstance promus au statut d'intellectuels. Cet grand écart entre la modernisation matérielle assimilée à la modernité et la mythologie officielle assimilée à l'histoire nationale aboutit à une sorte de double aliénation que le philosophe iranien Dariush Shaygan appelle schizophrénie culturelle. Dans ces conditions, l'affrontement entre ce qu'on appelle communément modernistes et conservateurs ou traditionalistes prend l'allure d'une opposition dévastatrice et sans issue positive. Dans ce face-à-face stérile, le moderniste et le traditionaliste algériens sont, chacun à sa façon, des esprits étriqués dont la vision est fixée sur une vérité établie. Les deux sont subjugués par les progrès technologiques occidentaux mais, ensemble , ils refusent les présupposés épistémologiques de ces progrès, par peur de la critique politique et scientifique qui a pour vocation de s'attaquer aux dogmes et par suite aux pouvoirs. Dans notre pays, une sorte de modus vivendi a souvent prévalu entre modernistes et traditionalistes au sein des structures gouvernementales. Aux modernistes sont confiées les affaires économiques, techniques et financières (modernisation matérielle oblige !) et aux conservateurs les affaires éducatives, juridiques et religieuses (authenticité nationale oblige !) ; en somme une sorte de division du travail du personnel gouvernemental : aux uns les appareils économiques, aux autres les appareils idéologiques. C'est ainsi que les modernistes se sont vu assigner le rôle de «coopérants techniques» et les traditionalistes le rôle de «gardiens du temple arabo-islamique». Ainsi par crainte d'affronter la modernité mais aussi par souci d'équilibre du pouvoir, l'Algérie a fait en sorte d'accorder deux épistémés antagoniques : une modernité réduite à sa dimension matérielle et une culture nationale réduite à un monolithisme linguistique et religieux. Modernité mutilée, culture nationale exsangue ; tel est le résultat désastreux de ce placage où le techno-bureaucrate et le religieux proclamé imam, sont à tour de rôle, les faiseurs de miracle d'une société déboussolée. Ces deux acteurs sont au centre de la tragédie de la modernité algérienne. Le premier fut porté au firmament, jusque dans les années 1980, par le mouvement ascensionnel des investissements industriels et incarnait le rêve prométhéen du développement économique et de l'aisance matérielle. Jusqu'au jour où il sera déclassé pour «cause d'improductivité» (selon la formule d'A. El Kenz) par l'imam qui lui a servi jusque-là de caution religieuse. C'est ce dernier qui a, désormais, le vent en poupe en se posant comme le rédempteur d'une expérience de construction nationale avortée. Décidément, prise entre deux forces qui l'appréhendent sous le seul volet matériel, la modernité n'arrive pas à se frayer un chemin dans les méandres de l'avenir algérien. Notes de renvoi : 1) A. Laroni : Islam et modernité, édit. Bouchène, Alger 1990, p.70 2) Ibid. 3) A. El Kenz : Au fil de la crise, quatre études sur l'Algérie et le monde arabe, édit. Bouchène, Alger 1989, p.71 4) M. Camau : Tunisie au présent, une modernité au-dessus de tout soupçon, édit. du CNRS, Paris 1987. 5) Cf H. Béji : Le désenchantement national, essai sur la décolonisation, édit. F. Maspéro 1982. 6) Cf par exemple L. Addi : Forme néo-patrimoniale et secteur public en Algérie, in Etat et développement dans le monde arabe, sous la direction de H. El Malki et J.C. Santucci, édit. du CNRS 1990. 7) Ibid pp. 87- 88. 8) Expressions de A. Larif-Béatrix in : L'Etat tutélaire, sous la direction de M. Camau, CNRS 1987. 9) Cf C. Comeliau : «Désastre en Afrique», in revue Tiers-Monde n°107, septembre 1987. 10) A. Krishen : La fracture de l'intelligentzia, problème de la langue et de la culture nationale, in M. Camau op.cit. 11) Concept psychosociologique du philosophe iranien D. Shaygan, qui traduit l'hésitation des pays musulmans à s'inscrire dans la modernité tout en fuyant leur histoire réelle, in : Le regard mutilé, A. Michel, Paris 1989.