C'est rare mais ça arrive. Ami Saïd, chauffeur de taxi, nous accueille avec le sourire et nous invite à prendre place dans sa 305 blanche des années 1980 usée par les rues d'Alger. C'est une double virée, à la fois dans les bouchons interminables de la capitale et dans l'univers tourmenté des chauffeurs de taxi qui menacent de faire grève prochainement. Le sexagénaire, aux cheveux gris et à la moustache fournie, commence à se plaindre en prenant une cliente place du 1er Mai, destination Ben Aknoun. « Vous savez, parfois je me dis : je ne vais plus travailler dans la journée, les embouteillages nous rendent la vie difficile. » La cliente furieuse et stressée parce que déjà en retard : « Ecoutez monsieur, arrêtons de répéter la même chose chaque matin, on est tous dans le même bain ! » Un piéton le hèle. Notre chauffeur s'arrête : « Le Val d'Hydra n'est pas sur mon chemin. » Comme avec tous les taxieurs, les sujets de discussion ne manquent pas, de l'actualité politique jusqu'aux histoires de famille. Profitant de notre présence, aâmi Saïd nous parle de ses difficultés. « L'essence me revient cher, parfois je suis obligé d'éteindre le moteur pour économiser le carburant. La police nous pourchasse comme des délinquants, on ne peut même pas s'arrêter pour déposer un client ! » Trois quarts d'heure après, nous arrivons à Ben Aknoun. Aussitôt stationnés, deux jeunes garçons courent précipitamment vers le taxi. « Bab El Oued, aâmou ! » L'un des deux jeunes lance : « Voilà une heure qu'on est là, aucun taxi ne s'est arrêté », provoquant un mini-débat à la sauce byzantine. Son copain accuse les taxis de ne pas faire leur boulot, « servir les citoyens » et de ne pas les déposer là où ils veulent. Aâmi Saïd en oublie son sourire. « Ce n'est pas avec tes 50 DA que je vais réparer ma voiture, payer mes impôts, la vignette, l'assurance et surtout nourrir ma famille ! » Et de lui conseiller de prendre un taxi ou un clandestin à la course. « Hadi hiya eddinya (c'est ça la vie). C'est les Algériens qui ont voulu cela », soupire notre taxieur en faisant allusion aux chauffeurs clandestins. Plus tard, nous rencontrons un autre chauffeur de taxi qui ne partage pas le même avis. « Ecoutez, il y a trois sortes de taxi : les gendarmes et les policiers à la retraite, les anciens moudjahidine et enfin ceux qui font du taxi leur gagne-pain. Je ne vous cache pas, je n'ai aucun problème, je travaille comme je veux et je n'ai jamais payé d'impôt », nous avoue-t-il en précisant qu'il ne se sent pas concerné par le mouvement de grève annoncé. La nuit tombée, place Maurétanie, des chauffeurs clandestins, nouveau service public made in Algeria, offrent leurs services « taxi » aux retardataires et autres flâneurs du soir à des prix défiant toute concurrence, sur les destinations les plus fréquentées : Bab Ezzouar, El Harrach, Dergana, Aïn Naâdja, Chéraga. « Khlassat l'khoubza maâ hed enness (on ne peut plus gagner notre pain avec ces gens-là). Imaginez un peu, ils proposent la place à 50 DA ! Personne ne voudra de nous ! », s'exclame Ami Larbi, chauffeur de taxi de nuit depuis plus de trente ans. Car pour lui, le plus grave, ce sont "les policiers qui font le taxi le soir. S'ils se font attraper, il n'ont qu'à prononcer le mot magique "collègue" ». Interpellé sur cette question, l'un d'eux nous confie se transformer en chauffeur après le travail pour « arrondir les fins de mois ». Ce discours, aâmi Larbi ne veut pas l'entendre. « C'est quoi ce pays où il n'y a pas de droit ? L'Etat ne nous protège pas, on va tous devenir des chômeurs dans quelque temps ! » Chérif, jeune fonctionnaire à la poste, fait le clandestin avec sa vieille 205 depuis trois ans. « Je fais la desserte entre la place des Martyrs et Dergana à raison de 100 DA la place. » Lui aussi, pour tenir jusqu'à la fin du mois. Peu importe s'il casse les prix, tant que les clients montent avec lui. Comme Omar, infirmier à l'hôpital Mustapha. « Moi, je prends mon clandestin tous les soirs depuis quatre ans maintenant. Ca me revient moins cher et il me dépose à côté de chez moi. Ailleurs, le taxi est un moyen de transport de luxe. Chez nous, c'est le seul moyen de transport le soir venu. Sachant que le salaire d'un cadre moyen ne dépasse pas les 20 000 DA, comment pourrait-on se payer tous les jours des courses à 200 DA ? », s'interroge-t-il.