Durant les semaines où les courageux chevaliers de la démocratie atlantique faisaient pleuvoir du haut du ciel bombes et armes interdites sur les populations civiles, tant d'Algériens se sont souvenus, des moments les plus pénibles de notre guerre de libération, quand nous nous sentions encouragés par la moindre lueur de solidarité régionale et mondiale. Sommes-nous encore des humains, pouvons-nous nous prévaloir d'une pensée politique, si nous restons les bras croisés ou levés au ciel devant l'infamie et l'arrogance de ceux qui se croient tout permis par les voies de la guerre ? Leurs objectifs et méthodes sont restés aussi criminels, réalisant même un retour en arrière dans l'Histoire. Donneurs de leçons de morale biblique, ils s'arrogent le droit d'occuper des territoires qui ne leur appartiennent pas, contre la volonté de leurs occupants naturels et légitimes qui y vivent et travaillent depuis des siècles, qu'ils ne sont pas disposés à fuir ou à céder, pas plus qu'ils ne sont disposés à vendre leur âme, leurs intérêts, leurs convictions, leurs racines culturelles et de civilisation. Et parce qu'ils veulent vivre dans la liberté et la justice sur leur terre, ils sont traités de fanatiques et de terroristes comme nous le fûmes nous aussi. Choix inévitables pour une époque nouvelle Céderons-nous à la stratégie des agresseurs, reconduite de décennie en décennie, consistant à laisser passer la vague d'indignation, en attendant qu'elle retombe devant la lourdeur du fait accompli ? Laisserons-nous les assertions fatalistes et la loi de la carotte et du bâton continuer à nous dominer, qu'elles proviennent des ennemis de la liberté des peuples, ou de nos propres sociétés et de leurs mauvais bergers ? Consentirons-nous à nous aplatir comme esclaves d'une pseudo modernité anti-sociale et anti-droits de l'homme ? Face à l'évolution récente au Liban, les assertions défaitistes ne manqueront pas de reculer, mais le terrain est miné. Ces arguties avaient eu des échos grandissants dans des cercles influents du pouvoir, des «élites» politiques et de la société depuis le début des années 1990, quand les prétendants à la domination du monde et leurs sous-traitants conscients ou inconscients avaient décrété la fin de l'Histoire, c'est-à-dire la fin des résistances (considérées comme archaïques) à l'exploitation et à l'oppression, la soumission à une pseudo modernité dominatrice et frelatée à l'américaine. Les sermons de sagesse impuissante pourront rebondir et trouver des faux-fuyants à la faveur d'autres conjonctures, pour reprendre les thèmes d'un disque plus que rayé : «Nous ne sommes pas si directement concernés par les lointains actes d'agression au Proche et Moyen-Orient, mieux vaut s'en mêler le moins possible ; il n'y a rien à faire dans l'état actuel des «autres» classes dirigeantes arabes dont nous n'avons pas à payer les erreurs ; les orientations des dirigeants des USA bien que détestables peuvent par certains côtés aller objectivement dans notre propre intérêt ; les opposants à la politique extérieure des USA sont surtout animés de motifs idéologiques ou partisans ; en définitive mieux vaut se couler dans les évolutions mondialistes néo-conservatrices qui nous dépassent, etc.» Combien faudra-t-il de nouveaux déboires, comme la stupéfaction devant les conséquences pourtant prévisibles d'une incompréhensible dénationalisation de nos hydrocarbures, pour découvrir l'insanité de ces dérobades ? Mais n'en restons pas aux sentiments, générateurs chez les uns ou les autres de rancœurs ou de faux espoirs. Engageons plutôt le grand débat qui a tant fait défaut, autour des facteurs objectifs susceptibles de rassembler et de mener ensemble le combat le plus honorable, le plus judicieux, le plus réaliste. Nous avons à faire progresser la primauté du critère des actes sur celui des proclamations. Nous avons la chance, grâce aux expériences et à l'abnégation de tant de peuples, y compris du nôtre, de voir mieux apparaître les bases concrètes autour desquelles ont commencé à se réaliser des constats convergents. J'en citerai ici, sans les développer, quatre qui me paraissent les plus saillants, les plus susceptibles de nous éclairer sur le pourquoi et le comment de construire les solidarités décisives : 1- Le jeu cynique et la responsabilité écrasante de l'administration actuelle des USA dans sa gestion irrationnelle et anti-démocratique des affaires mondiales, en particulier la soi-disant prise en charge de la lutte anti-terroriste mondiale et les soi-disant avantages escomptés d'une coopération «compréhensive» ou «inévitable» avec les projets globaux ou partiels mis en œuvre par les cercles dirigeants US. 2- L'impuissance avérée des régimes arabes actuels, qu'ils soient pris un par un ou pris globalement (Ligue arabe, conflits régionaux interarabes, etc.). Elle va des insuffisances notoires ou d'une coupable inertie jusqu'à l'inféodation aux plans néocolonialistes et à la répression des courants populaires et politiques lorsqu'ils exigent une lutte conséquente contre les entreprises de guerre et de tyrannie du système agressif mondial. 3- La distance énorme entre les optiques, les préoccupations, les opinions dominantes dans les pays du «Grand Moyen-Orient» et celles d'Europe et d'Occident. L'enjeu est considérable quand on sait que les lobbies fondamentalistes des USA et d'Israël, liés aux complexes militaro-industriels et aux multinationales, travaillent à transformer cette distance en fossé infranchissable entre les peuples et sociétés de part et d'autre. Comment contrecarrer au mieux ces actions néfastes ? De façon symétrique (choc des civilisations) ou en œuvrant à édifier des passerelles concrètes fondées sur les intérêts sociaux et culturels pour isoler les fabricants de haine et faire respecter le droit des peuples dans leur diversité et leurs spécificités ? 4- Les défaillances respectives de nos institutions et de nos sociétés et leurs interactions négatives. Ce point, le dernier dans la liste, est cependant pour nous le plus déterminant. Il est au cœur de nos malheurs et de nos impuissances. La force des agresseurs et des fauteurs de guerre réside essentiellement dans nos propres faiblesses. En quoi consistent ces défaillances, comment s'imbriquent-elles en un cercle vicieux qui dure depuis les indépendances ? Dans quel sens et comment les surmonter ? Eclairer ces points pour notre action est la meilleure façon de marquer, autrement que par des célébrations rituelles, le cinquantième anniversaire du Congrès de la Soummam. Celui-ci (Août 1956), avait été étroitement encadré, souvenons-nous, en amont par la nationalisation du canal de Suez (quelques semaines auparavant) et en aval (quelques semaines plus tard) par la guerre de Suez engagée par le trio super-armé d'Israël, France et Grande-Bretagne contre l'Egypte de Nasser et en fait aussi contre l'Algérie combattante. Illustration saisissante et toujours actuelle, que Baghdad, Jérusalem, Beyrouth, Damas et Le Caire, ont été et restent nos voisins géopolitiques immédiats, ne serait-ce que par la délicate attention de nous avoir fait tous figurer sur la même carte du «GMO» américain. Images poignantes de ce GMO sur le terrain : les habitants de retour au Sud-Liban fouillent sous les décombres où certains des leurs ont été ensevelis, pour y retrouver les maigres biens et souvenirs précieux par lesquels ils vont renouer avec la vie. Quant à nous, il nous reste à fouiller dans les décombres de la politique arabe des dernières décennies. Que fut-elle en 1948, en 1956, en 1967, en 1973, en 1982, en 1991 ? Toujours aussi dépassée par la marche du monde. Toujours rongée et minée par des conflits interétatiques et régionaux interminables au grand plaisir et profit des puissances d'Occident qui tirent les ficelles et des castes locales qui en vivent et se survivent. Toujours en décalage avec les aspirations profondes des Arabes, Berbères, Kurdes, Coptes et autres peuples qui rêvent de vivre heureux et fraternels dans cet espace de civilisation à la fois un et diversifié. Les vrais «anti-Arabes » ne sont-ils pas ceux qui, conscients ou inconscients, n'avaient que cette invective à la bouche pour tenter de réduire au silence leurs opposants démocratiques, partisans de justice sociale, d'ouverture culturelle et de lutte anti-impérialiste digne et conséquente ? Le résultat n'est pas beau, ce sont les peuples du monde arabe qui le payent. Impossible de ne pas revenir là-dessus, non par esprit revanchard, mais par besoin vital de clarté, de climat assaini, apaisé et créateur, pour une vraie politique arabe dont pourrait s'enorgueillir chacun des peuples et des Etats de cette région. Le nationalisme libérateur avait fait sortir l'Algérie de ses douars pour la hisserau diapason des réalités internationales contemporaines. Le nationalisme conservateur, voire réactionnaire, l'a tirée en arrière au grand bonheur des faucons et charognards néocoloniaux. Mais Août 2006 ne nous offre plus la même configuration géopolitique et géostratégique mondiale que celle de la guerre du Golfe de 1990 qui a donné un nouveau signal à la reconquête coloniale. A notre Ouest, le sous-continent latino- américain œuvre à se redresser de toute sa taille et prouve que sa solidarité dans les épreuves n'est pas un vain mot. à notre Est, les peuples de Palestine et du Liban nous enseignent le courage et la sagesse de ne plus vivre courbés.Et nous, au milieu, saurons-nous renouer avec notre meilleur héritage ? Saurons-nous, comme eux, unir, croiser librement et féconder dans l'action les idéologies et théologies de la Libération, en leur donnant le contenu démocratique et social qu'elles méritent, celui qu'avaient tenté d'anticiper de façon timide et ambiguë la proclamation du 1er Novembre 1954 et la plate-forme de la Soummam de 1956 ? Malgré elle, l'agression barbare nous a aidés à ouvrir et poursuivre le débat sous les meilleurs auspices. Je considère comme une dette envers les martyrs hommes, femmes et enfants d'Irak, de Palestine, du Liban ainsi qu'envers les pacifistes d'Israël et d'Occident, d'y contribuer avec mes compatriotes.