–Lors de votre dernier concert, le 6 décembre à l'Auditorium de la Radio, un bel événement s'est produit quand le maître Ahmed Serri a pris la parole, d'autant qu'auparavant, il y avait eu comme un malentendu entre vous sur la nature de votre travail… – Oui, il a dit qu'il m'avait toujours considéré comme un espoir de la musique andalouse et qu'il appréciait le travail que je faisais. Que l'on soit d'accord ou pas avec lui, Ahmed Serri demeure la figure incontournable de l'école d'Alger. Venant de lui, ces propos prennent un sens très important pour moi. La considération de nos aînés est un encouragement très fort. Je me souviens que sur son lit de mort, Fekhardji avait dit de moi que j'étais celui qui pouvait prendre les destinées de l'association qui porte son nom, bien qu'il craignait deux choses : mes autres occupations et l'éventualité que les anciens ne me donnent pas leur aval. – Pensez-vous avoir été digne de cet adoubement ? – Difficile question. L'essentiel à mon sens est de croire à ce que l'on fait. Je me suis conformé à une démarche. – Peut-on dire qu'avec cette «bénédiction» de Ahmed Serri, vous n'apparaîtrez plus, ou alors moins, comme l'enfant terrible de la musique andalouse ? Sincèrement, je ne me pose pas ce genre de question. Je m'en tiens au principe de croire en ce que l'on fait et au désir de le faire au mieux. Le temps est impitoyable. Il ne garde que l'essentiel. Si mes œuvres sont intéressantes, elles échapperont peut-être à l'oubli. Sinon, elles disparaîtront. – Ce qui vous distingue dans le sérail de la musique andalouse, c'est cette recherche de nouvelles voies et manières, la création de nouvelles œuvres… – Cela correspond sans doute au tempérament que l'on a, aux perspectives que l'on se fixe. Certains se contentent d'interpréter le patrimoine. C'est une bonne chose. D'autres, comme moi, sont portés vers de nouveaux horizons. Et puis il y a le plaisir de créer. C'est quand même incroyable ce que l'on peut faire avec une gamme de sept notes seulement. Extraordinaire ! – Votre première expérience innovatrice remonte à 1998, à Lisbonne, lors de ce fameux concert de confrontation harmonieuse entre le fado et la musique andalouse… – En fait, bien avant ce concert, à l'association El Sendoussia, où nous avons pu initier une nouvelle approche de la restitution musicale. Cette façon d'appréhender autrement la musique a trouvé un bon écho auprès du public. Ensuite, évidemment, il y a eu ce moment fondateur de Lisbonne. Je dois rendre hommage ici à Abdelhakim Meziani qui en a été le moteur. C'était une belle rencontre riche d'enseignements. Aujourd'hui, j'expérimente de nouvelles choses tout en restant dans la dimension musicale andalouse. Notre écoute a changé, le monde change et je considère que c'est à l'artiste de faire le premier pas vers le public et non l'inverse. En tout cas, c'est bien apparemment bien accueilli. – Vous êtes donc dans la même position que ceux qui ont créé le chaâbi et qui, à partir de la souche andalouse, ont adapté ce patrimoine à l'air de leur temps ? – Notre restitution de la musique andalouse est différente de celle qui avait lieu dans les années 1940 ou au début du siècle. L'instrumentation nouvelle nous permet d'entrevoir des perspectives plus vastes. Je suis persuadé d'ailleurs que nos aînés auraient innové s'ils s'étaient trouvé dans notre position. Il ne faut pas oublier qu'à leur époque, ils ont apporté de petites révolutions qui ne sont pas perceptibles aujourd'hui mais qui, mises bout à bout, représentent des changements notables. Prenons le même morceau, interprété par Sfindja ou par Ahmed Serri, eh bien, la différence est perceptible. La mélodie est strictement la même, mais elle est servie de tout autre manière. Prenez la musique classique européenne, pourtant sévèrement codifiée ; vous changez de chef d'orchestre et l'effet n'est plus le même. Alors d'une époque à l'autre ! J'estime que l'andalou est un creuset, formidable par sa richesse mais aussi dynamique dans son essence. – Vous apportez sur des lignes mélodiques originelles un travail de création qui touche à l'orchestration, à l'instrumentation, à l'interprétation aussi… – Oui, mais pour la nouba d'ziria, c'est carrément une composition nouvelle, même du point de vue mélodique car j'ai pris un mode plus apparenté au chaâbi qu'à l'andalou : le sahli. Par ailleurs, dans cette nouba, la musique accompagne directement le chant. Vous savez que dans l'andalou classique, nous avons généralement ; soit le chant sans musique, ou alors avec un accompagnement léger, soit la musique sans le chant. J'ai travaillé pour qu'au moment de l'interprétation vocale, toute la beauté de l'accompagnement musical puisse ressortir. – Au bout du compte, vous envisagez comme une polémique inutile celle qui existe entre les musiciens qui veulent conserver le patrimoine en l'état et ceux qui essaient de lui insuffler de la création… – Il y a de vraies questions et de faux débats. On s'attache souvent à d'infimes détails qui n'ont rien à voir avec les véritables enjeux. J'affirme que la création aide à la préservation et ce n'est pas en voulant figer une musique qu'on risque de l'épanouir. Au contraire, elle peut se nécroser et perdre jusqu'au creuset qui l'a fondée. Nous avons quand même déjà perdu plus de la moitié de ce patrimoine, car s'il nous reste douze noubate sur les 24 initiales, elles sont arrivées à nous mutilées. Ce n'est pas un patrimoine révélé d'un seul coup, comme s'il était tombé en entier et le même jour sur Zyriab. Ce sont des générations qui l'ont mis en place par des évolutions successives, des hésitations, des recherches. Alors pourquoi se priver de créer des œuvres inspirées de sa richesse ? – Inversement, sans la conservation, on ne disposerait pas des éléments pour innover… – A mes yeux, c'est l'évidence même. Si on ne garde pas le creuset, on ne peut pas y puiser. Aujourd'hui, le patrimoine musical andalou est connu, répertorié, enseigné, interprété. Il n'y a pas de problème particulier à ce niveau. Ce legs permet d'aller de l'avant puisqu'il a déjà donné naissance à d'autres genres sans se corrompre : le haouzi, le aâroubi, le chaâbi… C'est dans cette voie que je me suis engagé avec la nouba d'ziria. La nouba est une suite et elle permet de combiner plusieurs éléments avec une grande souplesse. – Vous travaillez également sur la base de la notation musicale, ce qui est considéré par certains comme un sacrilège… – C'est une méconnaissance des choses. La notation musicale n'est qu'un moyen de visualiser les sons. Chacun écrit et interprète la musique à sa manière, selon son tempérament, son appartenance culturelle, son environnement historique et culturel… C'est encore un faux débat de croire que la notation peut altérer ou faire perdre une musique. – Cette vision ouverte, inscrite dans le temps, ne la devez-vous pas à votre formation en géologie du quaternaire et préhistoire ? Ou est-ce une évolution propre à Saoudi le musicien ? – Je suis persuadé que ma formation et mon travail sont pour quelque chose dans ma vision de la musique. Le monde n'a pas de limites. Pourquoi l'art et la musique en auraient-ils ? Déjà les sons que nous percevons ne sont qu'une infime partie des sons réels. Il faut nous débarrasser des frontières que nous avons placées autour de la musique bien qu'il faille souligner que ces frontières ont été mises en place par autodéfense, car nous avons été (et restons) victimes d'une agression culturelle historique considérable. Il faut donc à la fois préserver le creuset et encourager ceux qui innovent. – Question au préhistorien : si on ramène la présence de l'homme sur terre à un mois, que représente l'histoire de la musique andalouse ? – Ramenons-la à une année. L'homme serait né le 1er janvier à zéro heure, une seconde. La musique andalouse couvrirait quelques nano-secondes avant minuit du 31 décembre. Mais la musique est partout. Même l'univers est musical. Tout est rythmé. Le rythme est essentiel. * Nouba D'ziria. Editions Belda Diffusion. Alger. Août 2006.