Béjaïa : De notre bureau Il y a, en ce jeudi chaud et humide, une affluence tout juste moyenne sur l'immense plage de la station balnéaire qui s'étire en arc de cercle. La mine renfrognée des gardiens de parkings qui redoublent de zèle pour attirer chaque voiture qui surgit derrière le fouillis de végétation qui borde la route en dit également assez long sur cette désaffection du touriste. Qu'à cela ne tienne, il y a une très belle ambiance familiale et ludique autour de la superbe crique de Boulimat. Beaucoup d'enfants. Les hommes sont en short pour la plupart alors que les femmes portent en général des robes légères ou des maillots amples. Signe des temps, il y a très peu de maillots deux pièces. Sur le rivage que fouettent de petites vaguelettes timides, trois grosses femmes entièrement habillées se roulent dans l'eau telles des cachalots échoués.Foufa, natif du coin, est marin pêcheur. L'été, il arrondit joliment ses fins de mois en louant des pédalos et sa barque pour un petit tour en mer. Après d'âpres négociations, il accepte de nous faire faire le tour de la grande île que l'on voit au large de Boulimat pour la moitié des 1200 DA qu'il proposait au départ. D'après lui, l'endroit, avant de prendre le nom de Boulimat, s'appelait communément Tigzirt N'Djerba. Tout en menant sa barque d'une main experte, il nous indique, les uns après les autres, le nom des minuscules rochers que l'on voit à peine affleurer au fil de l'eau. Ainsi, j'apprends avec un certain étonnement que Shkolarosi et Gabimore sont les très exotiques noms que portent deux cailloux de Boulimat alors que l'étrange baleine de pierre que l'on aperçoit un peu plus à l'ouest s'appelle Azrou N'Tiskirt à cause de l'ail qui y pousse en abondance. Nizla, l'île italienne Le plus gros îlot que l'on aperçoit à deux ou trois kilomètres de Boulimat s'appelle Nizla. Elle porte également le nom de l'île des Pisans car elle aurait été habitée il y a quelques siècles par des marins italiens venus de Pise. Son autre particularité est qu'elle possède une belle légende relative au prince hammadite En-Nacer, fondateur de la ville de Béjaïa. Fuyant la Qalaâ des Beni Hammad, envahie par les hordes hilaliennes, il s'était réfugié à Béjaïa pour se construire une autre capitale. Une ville de palais magnifiques et de jardins bâtis en cascades du haut du Gouraya jusqu'à la mer. Chaque soir, le sultan Ennacer sortait en mer sur un bateau pour admirer de loin sa création. Un jour, un mystique du nom de Sidi Soufi qu'il avait embarqué avec lui lors de sa sortie lui cacha, dit-on, du pan de son burnous la vue de sa chère ville. A travers ce rideau, il eut une vision de ce qu'il allait advenir de ce qui faisait sa fierté : ruines et destruction. Il en fut tellement remué qu'il en perdit la raison. Il abdiqua en faveur de son fils et termina sa vie en anachorète sur cette petite île au large de Béjaïa. Une île si petite que nous en faisons le tour assez rapidement. Quelques familles se baignent dans une eau magnifiquement transparente. L'île est couverte d'une végétation touffue où domine le cactus. Elle est le refuge d'une multitude d'oiseaux marins qui y nidifient. Sur son sommet, un rocher qui a la forme d'une grosse tête de cheval. Heureux est le Robinson Crusoé qui passera une semaine sur ce minuscule rocher ! Foufa profite du voyage pour récupérer son ami Hakim qui émerge bredouille de sa partie de pêche sous-marine. Le mérou qu'il convoitait a été plus malin que lui. «Yenguer l'houth», me dit Foufa, la mine catastrophée. Selon lui, c'est la pollution qui est responsable de cette raréfaction du poisson au large de Boulimat. De retour, la barque longe le rivage et Foufa consent à me faire le tour de la «piscine phénicienne», une crique rocheuse bien abritée du vent où les baigneurs s'en donnent à cœur joie. Il me montre aussi El Djamaâ Wezrou, la grotte où les femmes en quête d'un enfant ou d'un mari venaient prier et allumer des cierges pour voir leurs vœux exaucés. Cerné par les nouvelles constructions, il est aujourd'hui fermé faute de chemin mais aussi parce que les femmes qui, aujourd'hui, veulent enfanter s'adressent plus aux médecins qu'aux saints. Un thé sur le sable Retour sur la terre ferme où les vendeurs de glaces et de babioles tentent de fourguer leurs marchandises aux estivants affalés sous leurs parasols. La mine joviale, un vendeur de thé en tenue saharienne déambule avec son brasero en proposant du thé chaud. Il a quitté le sable de Ouargla pour celui, beaucoup plus nourrissant, de Boulimat. Apparemment, ça marche pour lui puisqu'il affiche un sourire aussi large que le golfe de Bougie. Halim, le serveur du Saphir Club, un hôtel-bar-restaurant implanté presque au bord de l'eau, est optimiste quand on lui demande son appréciation de la saison estivale. Ce n'est pas encore le rush côté clientèle mais d'habitude, c'est à cette date que commence vraiment la saison. Hier, au port de Béjaïa, deux bateaux ont accosté pour accoucher de centaines d'émigrés qui vont bientôt claquer leurs dinars échangés à plus de 10 contre un seul petit euro. Sur la terrasse du restaurant, de jeunes Algérois à l'accent très Moh Bab El Oued se livrent aux plaisirs du malt et du houblon tout en reluquant les quelques sirènes qui évoluent sur la plage en bas. Les goûts et les couleurs diffèrent ici. Pédalo, les pieds dans l'eau pour les uns et bière fraîche, les yeux plongés dans la mer pour les autres. Un jet-ski vrombit en fondant l'eau d'un sillage d'écume blanche. La jet-set locale, les millionnaires d'Alger et les privilégiés d'ailleurs ont tous des bungalows et des villas sur la côte-ouest de Béjaïa. Au fil des années et contrairement à la côte-est envahie chaque jour par des hordes de vacanciers venus des Hauts-Plateaux sétifiens par cars entiers, la côte-ouest est devenue le refuge des Bougiotes qui n'aiment pas trop se frotter à la plèbe de la vallée de la Soummam ou des Hauts-Plateaux. Les classes aisées possédant un véhicule préfèrent également les plages moins encombrées que Boulimat, Saket, Tighremt et autres criques peu desservies par les transports en commun. Ici, le tourisme est une industrie relativement jeune. Boulimat était, il y a encore quelques années, un village de pêcheurs des Imezzayen qui s'appelait Djerba comme la fameuse île tunisienne. Au début des années 1980, un Allemand du nom de Bolimat Baxter s'est installé ici. Tombé amoureux du coin, il n'a plus jamais essayé de revoir sa froide Bavière. A sa mort, ce bout de terre algérienne qu'il aimait tant a hérité de son nom et de son corps. C'est Halim, notre serveur, qui nous sert cette explication entre la salade et le plat de pajots. Volonté touristique Belaïd I., le patron du Saphir Club, a visiblement connu des jours et des saisons plus fastes. Il affiche tout de même un optimisme de bon aloi tant que la saison n'a pas encore atteint son apogée. Il a une licence pour le restaurant, le bar et la discothèque, mais il attend toujours que les autorités lui délivrent la permission d'exploiter les onze chambres de son hôtel. Ces chambres qu'il nous fait visiter sont équipées de la clim, de la télé, d'un frigo et de toutes les commodités qu'exige le standing d'un hôtel touristique. Dernièrement, les autorités sanitaires ont voulu lui fermer l'établissement pour des palettes de cailles congelées retrouvées dans le congélateur et qu'il attendait de renvoyer à son fournisseur. Transhumance vers la Tunisie Plusieurs établissements ont été récemment fermés pour manque d'hygiène mais, d'après certaines mauvaises langues, un hôtel ou un bar fermé le jour peut très bien reprendre du service la nuit quand le gérant consent à ouvrir son portefeuille. L'essor économique que la région a connu dans les années 1990 s'estompe faute d'une politique touristique audacieuse et intelligente. La bureaucratie et le terrorisme ont achevé de jeter des millions d'estivants de la côte algérienne à la côte tunisienne. La plage en début de soirée est presque bondée. A mesure que l'astre solaire décline à l'horizon, la mer prend des reflets argentés créant un tableau surréaliste. Djerba se pare de tous ses atours pour séduire. La nuit ne fait que commencer.