La preuve, nous l'avons dans l'attribution du prix Goncourt, pour l'année 2008, au romancier afghan d'expression française, Atiq Rahimi*. Si auparavant, ce prestigieux prix littéraire était allé récompenser des auteurs d'origine maghrébine, libanaise, canadienne et autres, appartenant à ce que l'on considère comme «l'aire de la francophonie», il vient aujourd'hui couronner un romancier d'origine asiatique, et c'est là une chose vraiment inattendue dans la mesure où l'Afghanistan, si embourbée dans une guerre stupide, si convoitée par les puissances occidentales, se trouve aux antipodes de toute la civilisation française. Est-il besoin de rappeler que les lauréats du Goncourt d'origine non française, à savoir le Marocain Tahar Bendjelloun, le Libanais Amine Maalouf ou encore la Canadienne Antonine Maillet ont toujours évolué dans la mouvance de la culture française ? Considérant donc ce glissement littéraire continental, pour ainsi dire, on est en droit de se demander s'il n'est plus nécessaire, aux yeux d'un auteur d'expression française, d'écrire comme un auteur français, voire parisien, pour gagner l'estime des membres des jurys Goncourt, Renaudot ou autres, et de pouvoir en quelque sorte rouler la lettre «r» plutôt que de la grassouiller ? Déjà dans le temps, on s'en souvient, certains auteurs français se plaignirent de ne pas avoir été édités par les grandes maisons d'édition parisiennes, cela pour avoir dérogé à la règle et n'avoir pas suivi de près le modèle stylistique sacralisé par leurs pairs de la capitale. Aujourd'hui, on le constate, ceux qui écrivent en langue française, fussent-ils maghrébins, libanais, africains ou asiatiques, peuvent de plus en plus écrire à leur manière, c'est-à-dire, en pensant parfois, sinon la plupart du temps, dans leur langue maternelle avant d'écrire en langue française, sans pour autant qu'un douanier linguistique vienne farfouiller dans leurs valises littéraires. On pourrait dire que la France littéraire commence à emboîter le pas au monde littéraire anglo-saxon dans sa souplesse linguistique, et que, de ce fait, il y aura probablement à l'avenir des prix Nobel de littérature ou d'autres distinctions prestigieuses pour des auteurs francophones venant d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Les langues qui s'écrivent et se parlent à travers le monde passent d'une frontière à une autre, et ce, pour plusieurs raisons. Rien n'arrête leur voyage qui ignore les visas et les contrôles. Elles deviennent même beaucoup plus porteuses de nouvelles idées et de nouvelles sensations grâce aux écrivains qui se mettent à écouter le cœur du monde aussi bien dans la tranquillité de ses jours sereins que lorsqu'il bat la chamade des crises ou des catastrophes. C'est le cas de Atiq Rahimi qui, un jour, est passé de la langue persane, sans la quitter pour autant, à la langue française, et c'est là le mérite des membres du jury Goncourt qui ont su découvrir l'essentiel et le génie créateur de leur langue à travers un auteur insoupçonné. La France littéraire, celle d'un pays moyen au regard des puissances, ne peut donc prétendre à un rayonnement universel en restant coincée derrière des normes fixées depuis des lustres conformément à un certain idéal. Le prix Goncourt attribué à un auteur d'origine asiatique va sûrement exciter l'appétit naturel des écrivains vivant ailleurs sur le plan géographique, car il aura consacré justement l'ouverture de cette nouvelle France littéraire.