En 2006, un ministre algérien en charge du dossier de l'industrie avait déclaré que les zones industrielles en Algérie sont devenues des cimetières de ferraille et un repaire pour les délinquants. » Cette phrase assassine émanant d'un représentant du gouvernement est qualifiée par Djamel Guerid, sociologue, professeur à l'université d'Oran, de scandaleuse. M. Guerid regrette que l'industrie qui est « la motricité et la colonne vertébrale du développement et de la modernité d'un Etat ait été cassée sciemment, en Algérie, par le pouvoir lui-même en vue de se maintenir en place et est persuadé que ce même pouvoir est à l'origine de notre régression ». Invité ce jeudi au Forum les Débats d'El Watan, dernier de la saison et consacré à la thématique : « La modernité en Algérie : les raisons d'un échec », le sociologue est convaincu qu'« un Etat fort et moderne reste celui qui met en place une industrie forte ». Le conférencier soutient que la construction d'une société est basée notamment sur une école performante, une université adaptée au besoin du marché de travail, des ports et aéroports, des usines et une main- d'œuvre qualifiée. « Ce sont, entre autres, ces éléments qui s'inscrivent dans le domaine de l'industrialisation qui font la force d'un pays et sa modernité », a insisté M. Guerid. Pour ce dernier, « il y a eu échec en Algérie, car les hommes désignés à la tête du département de l'industrie après Belaïd Abdesslam n'ont pas été sélectionnés suivant les critères de compétences, mais c'était beaucoup par le recours au système de la cooptation et du conformisme ». Dans son récit sur l'évolution de la société algérienne, le sociologue développe le principe de la dualité. Il explique que « depuis la colonisation, l'Algérie est divisée en deux sociétés, l'une moderniste et l'autre traditionaliste ». Toutefois, cette dualité existe également entre le riche et le pauvre, entre les villes et les campagnes, entre le Nord et le Sud, entre les arabophones et les francophones. Marquant les rapports entre deux élites, « cette dualité n'a pas cessé de s'approfondir au fil du temps pour donner malheureusement naissance à un problème sérieux en Algérie », affirme l'orateur. Pour illustrer cette division dans l'histoire, M. Guerid cite des exemples. Entre autres, celui opposant dans le XIXe siècle Hamdan Khodja à l'Emir Abdelkader. Le premier, grand intellectuel bourgeois qui vivait une certaine ambivalence, était attaché à sa religion, mais aimait la modernité. Il espérait, selon le conférencier, un impact positif sur la société pour l'extraire de sa grande léthargie. C'est le juste contraire de l'Emir Abdelkader qui, lui, est issu d'une culture exclusivement arabe, connaissait l'Orient, mais pas l'Occident. L'Emir Abdelkader a, contrairement à Khodja, choisi la lutte armée. « Ces deux hommes, dont les idées sont diamétralement opposées, ont cristallisé et marqué l'histoire de l'Algérie. » Pour M. Guerid, cette dualité historique se distingue par un rejet réciproque. L'invité des Débats d'El Watan donne aussi l'exemple des défenseurs du week-end universel, qui veulent le week-end samedi et dimanche pour des raisons économiques et les partisans du jeudi-vendredi qui avancent des arguments culturels et religieux. Ces oppositions montrent l'exclusion et le rejet de l'autre. Lors des débats, plusieurs intervenants sont revenus sur la définition exacte de la modernité, sur les raisons de l'échec de l'industrialisation et sur le rôle de la société. Ils ont aussi posé une problématique très simple : pourquoi les autres ont réussi là ou l'Algérie a échoué ? Le sociologue insiste que l'industrialisation est « la base de la modernité ». Selon lui, « l'école et l'université ont été réformées pour qu'elles se mettent au service de l'industrie ». Mais « la réforme n'a pas répondu aux aspirations des industriels, la preuve, l'université, censée être au service de la production et des unités de production, est livrée à elle-même et produit des chômeurs ». Pour ce qui est du rôle de la société, il y a eu, dit-il, consensus par rapport à l'importance que joue la société dans le développement d'un pays. « Si la société n'est pas complice et partie prenante de tous les projets, le pays n'avancera pas », a-t-il estimé, avant de s'interroger sur l'échec des pays arabes à mettre en œuvre une révolution du savoir, alors qu'ils disposent de toutes les conditions. « Ce n'est pas parce que la société n'est pas prête que l'on décrète l'échec, mais c'est la non-implication de la société qui engendre l'échec. La décennie noire qu'a connue notre pays est peut-être l'effet d'une industrialisation mal conçue », a observé M. Guerid, qui refuse de parler de la marginalisation de la société. Cette dernière, soutient-il, « n'est jamais marginalisée ».