C'est à eux que s'adressent en premier lieu les lignes qui suivent. Il importe peu de savoir si dans cette masse la part d'opportunisme est significative, négligeable ou nulle. Il importe également peu de savoir s'il est moralement acceptable que ceux qui ont outrageusement profité des largesses du régime viennent aujourd'hui en instruire le procès. Il n'est pas non plus intéressant de rappeler à la décence ceux qui après avoir occupé, parfois pendant de longues années, les premières loges dans l'appareil de l'Etat déclarent aujourd'hui n'avoir jamais fait partie du système. Il est, enfin vain de rappeler à tous ceux, septuagénaires ou octogénaires (Que Dieu leur accorde longue vie) qui réclament urbi et orbi le passage de relais aux jeunes et aux femmes, qu'ils ont trusté des décennies durant toutes les fonctions prestigieuses, sans jamais se préoccuper ni de la condition de la femme ni de la relève des générations. Quelque reproche que l'on soit fondé à faire au peuple algérien, force est d'admettre qu'il n'est pas dupe et chaque fois qu'un ancien responsable civil ou militaire prétendra qu'il est étranger aux impérities politiques qui ont conduit l'Algérie dans l'impasse actuelle, il perdra toute crédibilité, si jamais il en eut. L'objet de cet article est d'essayer de montrer que ni la modification – fût-elle substantielle – de la Constitution, ni le départ définitif de certains chefs de clans ou de factions, ni la réorganisation des services de sécurité dans le sens d'une réduction de leur intervention dans le fonctionnement des pouvoirs publics comme dans celui de la société, ni l'ouverture des médias lourds à la parole du citoyen ne seront suffisantes pour créer les conditions d'une véritable démocratisation du pays. Seule une véritable (et non pas seulement formelle) sortie du système rentier clientéliste sera de nature à y pourvoir. 1.- Une contestation du régime de caractère plurivoque La contestation politique (et non pas seulement populaire) qui a démarré en février 2011 fait ressortir quatre groupes de protagonistes : – Le premier est incarné par les partisans inconditionnels du primat des droits de l'homme, des libertés individuelles et collectives. Entre autres figures de proue de ce mouvement, Maîtres Abdenour Ali Yahia et Mustapha Bouchachi réclament concomitamment la levée des entraves à l'exercice des libertés démocratiques ainsi que le départ du régime ou du système, sans que l'on sache exactement si dans leur esprit les deux notions sont dissociées ou confondues. En tout cas, aucun des « droits de l'hommisme » (auquel, pour faire bonne mesure, on ajoutera l'ancien président de la section algérienne d'Amnesty International, Madjid Benchikh) ne propose l'ombre d'une ombre d'un projet de société qui irait au-delà de l'instauration, en Algérie, d'une chimérique démocratie parfaite qui n'existe, au demeurant, nulle part dans le monde ; -Le deuxième est représenté par l'ensemble des partis politiques qui ne font pas partie de l'Alliance présidentielle (FLN, RND, MSP) mais qui ne constituent pas pour autant des partis d'opposition (du moins dans l'esprit d'une majorité d'Algériens). Ces formations réclament des changements substantiels dans l'organisation des pouvoirs publics mettant en cause tantôt le président de la République, tantôt le Haut commandement militaire(HCM) dans les lenteurs et les obstructions apportés au cheminement du processus démocratique, auquel, selon eux, le pouvoir sera obligé de consentir, à terme. Certaines de ces formations sont inféodées à des clans du pouvoir et s'inscrivent exclusivement dans une perspective de renouvellement du personnel politique qui officie dans les sommets de l'Etat ; -Le troisième groupe constitue un ensemble hétérogène de personnalités qui se prétendent indépendantes et dont le dénominateur commun est le constat qu'ils font d'un essoufflement du régime ; ces personnalités plaident la nécessité –devenue du coup impérative – de mutations qualitatives essentielles, permettant à la fois une plus grande mobilité des élites politiques et restituant la parole au peuple souverain grâce à des élections libres ; -Le quatrième groupe émane de l'élite dirigeante elle-même qui estime fondée en son principe la revendication des autres segments, tout en faisant valoir qu'elle n'a eu de cesse d'y répondre depuis 1999 ; son action serait toute tendue vers le service du peuple algérien, comme en témoignent, selon elles, le contenu du Plan complémentaire de soutien à la croissance (PCSC) et celui du plan quinquennal en cours de réalisation. Par ailleurs, elle vient de donner satisfaction à l'essentiel des revendications sociales, notamment salariales (1). Toute la question reste de savoir si la générosité du président de la République et du gouvernement en direction de l'ensemble des catégories sociales aux revenus fixes, leur a conféré la légitimité que leur aurait fait perdre une distribution ostensiblement clientéliste de la rente ? Personne ne peut répondre avec certitude à cette question, surtout que la contestation sociale menaçait, au minimum, de faire chuter le gouvernement Ouyahia, dès mars 2011. Depuis, force est de constater que ses différents porte-paroles se sont éclipsés de la scène publique, sans que l'on en connaisse les raisons ; les intéressés ne ressentant apparemment pas la nécessité de s'expliquer sur ce que beaucoup considèrent déjà comme une manière de désertion (2). Quoiqu'on puisse penser des arrière-pensées des uns et des autres, il est clair aujourd'hui que le pouvoir algérien n'est plus en mesure de se relégitimer grâce à une répartition de la rente pétrolière plus équitable. Dans les années 1980, était légitime le pouvoir qui consentait à inviter à la table du banquet les catégories sociales dont le pouvoir d'achat et l'accès aux biens sociaux et culturels étaient limités. Mais, en 2011, les autorités algériennes ne semblent plus pouvoir se relégitimer en redistribuant la manne pétrolière, fût-ce sur la base de critères populistes. Depuis quelques années, s'exprime un mouvement de rejet profond du pouvoir de la part de la population dont l'expression visible est l'abstention massive aux élections nationales (les élections législatives de mai 2007 et l'élection présidentielle d'avril 2009 ont enregistré un boycott de la part des seuls inscrits sur les listes électorales, qui est sans précédent depuis l'indépendance, puisqu'il a touché massivement les zones rurales traditionnellement acquises au pouvoir en place). Pour être complet, on ajoutera la montée de l'indifférence civique, la démobilisation des forces vives et l'utilisation tous azimuts des ressources que procure encore un système D étroitement connecté à l'économie rentière. L'absence d'émeutes sociales significatives ne vaut certainement pas quitus donné au bilan de l'action gouvernementale, dans la mesure même où le malaise social s'approfondit en prenant des formes inédites qui menacent sérieusement le fragile pacte social interne (3). Le cas tunisien offre un parallélisme intéressant. C'est ainsi que le régime de Zine El Abidine Ben Ali jouissait, jusqu'au milieu des années 2000, d'une certaine faveur auprès des couches moyennes supérieures et celles qui aspiraient, grâce à une certaine forme de méritocratie, à y accéder. Il apparaissait relativement secondaire, pour une partie des Tunisiens (à l'exclusion bien évidemment de l'élite intellectuelle laïcisante persécutée autant que la mouvance islamiste radicale), que les libertés individuelles et collectives fussent piétinées, dès lors que cette situation ne faisait pas obstacle à l'efficacité globale du système et au fonctionnement de l'ascenseur social (débouchés quasiment assurés aux diplômés de l'enseignement supérieur et des grandes écoles). Mais, dès lors que la mainmise des familles Ben Ali et Trabelsi sur l'ensemble des circuits de production et de distribution du pays, menaçait de stériliser, par un effet d'éviction, les potentialités de croissance de l'économie tunisienne, dont les performances étaient du reste mises à mal par une concurrence internationale implacable de la part des pays émergents, il en était fini du régime, si ce n'est du formidable appareil de répression qui fut son bras séculier depuis l'indépendance de la Tunisie. 2. La rupture avec le modèle de l'Etat rentier avait été décidée, il y a trois décennies Cette rupture eût dû s'opérer, à partir de juin 1980, lorsqu'à l'occasion du Congrès extraordinaire du FLN (15-19 juin), les responsables du parti FLN avaient décliné le mode opératoire de l'après-pétrole, alors que nulle part dans le monde, les Etats mono exportateurs ne s'étaient encore engagés dans la diversification de leur économie. Par un de ces paradoxes dont l'histoire de notre pays n'est pas avare, l'Algérie qui a été le pays pionnier dans l'élaboration d'un modèle d'Etat post-rentier, est aujourd'hui un des derniers à pouvoir revendiquer la mise en place d'une économie un tant soit peu déprise des hydrocarbures. A supposer que l'on veuille creuser le sillon de l'après-pétrole dès 2012 (l'année 2011 est une nouvelle année perdue pour l'Algérie), il ne faudra pas moins de 20 ans pour que le pays sorte enfin du modèle rentier. Ce modèle ne s'épuise pas dans les différents types de valorisation des ressources énergétiques et le partage de revenus qui en découlent ; il structure les mentalités, les représentations symboliques, tout comme le rapport au travail en tant que valeur sociale, le modèle de consommation, la propension à épargner, etc. (4) 3. Les occasions manquées L'Algérie a accumulé les rendez-vous manqués avec l'histoire. En 1980, il était encore possible de mettre le pays sur les rails d'une économie productive et diversifiée, dès l'instant que les successeurs du président Boumediène avaient entendu abjurer la voie de développement non capitaliste que celui-ci avait choisie pour sortir le pays du sous-développement. Les résolutions adoptées par la Congrès extraordinaire du FLN avaient décliné, avec un souci du détail qui ne peut manquer d'impressionner rétrospectivement, le modus operandi de la diversification de l'économie : la réhabilitation de l'agriculture, l'implication du secteur privé non spéculatif, la création de facteurs d'attractivité pour les investissements directs étrangers (IDE), le tout dans le cadre d'une stratégie industrielle qui avait encore toute sa raison d'être à cette époque. En 1984, au deuxième semestre exactement, la situation économique et sociale se dégrade. Alerté par Mouloud Hamrouche, alors secrétaire général de la Présidence, le président Chadli s'en émeut, mais il se heurte rapidement aux partisans du statu quo. En 1986, le prix du baril chute à 5 dollars, tandis que la dette extérieure s'envole à 26 milliards de dollars. Pour autant, les responsables algériens, spéculant sur une remontée des cours de l'énergie, refusent dans un même élan un ajustement structurel interne ainsi qu'un rééchelonnement de la dette extérieure (lequel se fera malgré tout en 1994 avec des conditionnalités beaucoup plus draconiennes que celles qui nous eussent été imposées en 1986, année il est vrai où la situation politique et sociale était particulièrement dégradée : émeutes de Sétif et de Constantine et recrudescence des maquis islamistes dans le centre du pays). Entre 1992 et 1998, le pays s'épuise dans une guerre fratricide qui cause la mort de quelque 150 000 personnes et des dégâts matériels d'une valeur de 20 milliards de dollars. Ce n'est qu'à partir de 2005, grâce à l'envolée sans précédent dans l'histoire des prix du pétrole que l'Algérie s'engage dans une vaste entreprise de rénovation de ses infrastructures et de ses équipements collectifs. Quelque 500 milliards de dollars sont dédiés au PCSC, ainsi qu'au plan quadriennal (2010-2014) ; ces montants colossaux vont servir à moderniser l'ensemble des infrastructures du pays, réhabiliter l'outil de production (création de plus de 200 000 PME/PMI) et améliorer substantiellement les conditions matérielles d'existence des Algériens. Reste la question de savoir, six ans après le lancement du PCSC, si l'injection de sommes aussi importantes génèrera ce que les économistes ont coutume de qualifier d' «effet de synergie». En d'autres termes, il s'agit de se demander si l'intégration de l'ensemble des moyens institutionnels et financiers mobilisés, auront une valeur globale supérieure à la somme des valeurs de tous les moyens disponibles au commencement du processus ? Des questions concrètes se posent d'ores et déjà auxquelles il faudra bien répondre à un moment ou à un autre. Quel sera l'impact de l'autoroute Est/Ouest qui aura coûté environ 15 milliards de dollars sur la croissance et l'emploi ? Le Portugal possède parmi les autoroutes les plus efficientes du monde ; cela n'a pas enclenché de dynamique vertueuse en termes d'activité économique. La réhabilitation des ports et aéroports, pour bienvenue qu'elle soit, redynamisera-t-elle l'outil de production installé à proximité des nouvelles infrastructures, alors que de notoriété publique l'atonie de notre économie relève de causes plus structurelles qui ont été abondamment analysées par les experts ? La Grèce possède parmi les ports les plus modernes du monde ; ceci a-t-il empêché qu'elle se trouvât jusqu'au 22 juillet 2011, à un jet de pierre de la banqueroute ? En quoi l'implantation de villes nouvelles, induira-t-elle un nouveau schéma d'aménagement du territoire dont la mise en œuvre viendrait soulager la pression insupportable qui s'exerce sur le littoral algérien, dans lequel vont bientôt devoir coexister 25 millions d'Algériens. Par ailleurs, nous constatons d'importants retards dans la réalisation de la plupart des programmes de développement et l'apparition de contentieux entre entreprises étrangères et maîtres de l‘ouvrage algériens. Il semble, par ailleurs que nombre de projets d'envergure inscrits dans le PCSC n'aient pas été suffisamment maturés. Les exemples que l'on vient de donner n'ont pas qu'une valeur anecdotique. Ils mettent au jour l'inaptitude de l'administration algérienne et de l'ensemble des institutions qui s'y rattachent, soit organiquement, soit fonctionnellement, à gérer 500 milliards de dollars en dix ans. L'Algérie risque, encore une fois, de confirmer cette loi d'airain dégagée par le regretté Samir Amine dans son ouvrage, Le Maghreb moderne (Editions de Minuit, 1970), en vertu de laquelle les pays du Maghreb, l'Algérie en tête, sont ceux où l'efficacité marginale de l'investissement est une des plus faibles au monde. Une des plus éminentes spécialistes des pays du Maghreb, Khadija Mohsen-Finane, vient de confirmer cette sorte de malédiction (Maghreb- Une région en retrait des relations internationales, Ramsès 2011, Dunod, Paris, 2011, pp.153-157). 4. À quand l'économie de production ? Le point de départ est le suivant. En 2010, 98,2% des exportations proviennent des hydrocarbures, les recettes fiscales servant à alimenter le budget de l'Etat sont tributaires des ressources pétrolières à hauteur de 72-75%, cependant que la part du pétrole dans la formation du PIB dépasse les 60%. Dans un document parvenu à la présidence de la République en 1995, le gouverneur de la Banque d'Algérie avait estimé qu'en 2000, le montant des exportations hors hydrocarbures atteindrait les deux milliards de dollars/an. En 2011, celui-ci ne dépassera pas 800 millions de dollars, alors que, par ailleurs, l'Algérie ne dispose que de 40 entreprises exportatrices, lesquelles de surcroit exploitent laborieusement des niches de produits sénescents. En 12 ans, soit entre 1999 et 2011, l'Algérie aurait pu se transformer en terre d'accueil des IDE, restructurer en profondeur un secteur public économique en déshérence depuis 20 ans (130 milliards de dollars lui auront été consacrés en vue d'un assainissement purement fictif), remettre en selle le secteur privé (potentiellement créateur d'emplois et de richesses), réduire les déficits publics et le train de vie de l'Etat (qu'aucun expert n'a pu évaluer mais qui serait particulièrement dispendieux de l'aveu de nombre de hauts fonctionnaires). Rien de tel n'a été entrepris. Et l'Algérie se retrouve contrainte, une fois de plus, d'envisager un énième nouveau départ, 50 ans après avoir recouvré son indépendance qu'elle a dû payer au prix fort. Un ancien ambassadeur des Etats-Unis à Alger, avait coutume d'avouer à ses interlocuteurs sa stupéfaction de constater chaque jour que les responsables algériens n'avaient pas de vision (5). Comment peut-il en aller autrement, lorsqu'on sait, lorsque tout Algérien sait, que l'appareil de l'Etat est le siège permanent de conflits – le plus souvent larvés – entre clans et factions portant sur la captation et le partage de la rente pétrolière ? La mainmise par des factions et des coteries dont certaines sont totalement dépendantes de l'étranger (faut-il dire d'Etats ou d'officines ?) constitue un obstacle rédhibitoire à la diversification de l'économie algérienne (6), car celle-ci viendrait mettre à mal les intérêts des rentiers et des spéculateurs, et particulièrement, les «barons de l'informel», fustigés régulièrement par le Premier ministre mais que ni la justice ni les autres institutions d'Etat compétentes ne semblent vouloir inquiéter, elles qui sont d'ordinaire si promptes à pourchasser les innocents (le président de la section algérienne de Transparency International et l'auteur de ses lignes en savent quelque chose) ainsi que les lampistes (7). Il serait parfaitement erroné de considérer, a priori, que l'accaparement de la rente n'est pas contradictoire avec l'affectation de milliards de dollars à des projets de développement, dès lors que l'on admet que tous ces projets sont l'occasion de versement de gigantesques pots de vin, commissions et autres rétro commissions (ces dernières étant destinées aux entreprises étrangères, bien que fermement prohibées par la Convention de l'OCDE). L'opinion que l'on vient ici d'avérer n'a rien d'iconoclaste. C'est le président de la République, lui-même qui avait envisagé, en 2000, de faire remplacer les douaniers algériens par des douaniers philippins, réputés pour leur intransigeante probité, afin de limiter l'ampleur de la corruption qui gangrenait les ports algériens. C'est la loi de finances complémentaire pour 2009, qui consacre le principe du dédouanement des marchandises à destination de l'Algérie au seul port d'embarquement, à la diligence d'institutions privées, les douaniers algériens étant dessaisis de leurs prérogatives régaliennes. C'est encore le président de la République qui, dès 2005, se déclarant révulsé par la pratique des commissions versées à l'occasion d'opérations du commerce extérieur, avait décidé la systématisation du recours à la procédure de l'appel d'offres ouvert pour l'ensemble des marchés publics. Bien évidemment, aucune de ces mesures n'a été mise en œuvre. La justice a certes entrepris d'investiguer à propos des scandales d'El Khalifa, de la BCCIA, de Sonatrach, de la BNA ou de Tonic Emballage, mais pas une seule fois les commanditaires du crime organisé n'ont été mis en cause. Il ne s'agit pas ici d'affirmer ou de laisser entendre que l'Algérie aurait l'apanage de la corruption (encore qu'elle se classait, en 2010, à la 105e place, avec, entre autres, l'Argentine, sur 178 pays pour l'IPC), encore moins de lier mécaniquement prospérité économique et éthique des affaires (à ce compte là, la Chine, le Mexique ou l'Inde ne seraient pas les puissances économiques que l'on sait). Il s'agit plus prosaïquement de savoir, à partir de quel niveau de corruption, la vie des affaires dans le cadre de l'économie de marché, n'est plus praticable, parce que tout simplement elle contraint les entrepreneurs les plus innovants et les plus dynamiques, restés à l'écart des circuits mafieux, à se retirer du marché et à se reconvertir dans des activités qui vont laisser le champ libre aux spéculateurs et aux délinquants. En s'accaparant de l'essentiel de la rente pétrolière, les clans du pouvoir font se concentrer sur l'Etat l'ensemble des demandes sociales, puisque seul lui dispose des ressources politiques (autrement dit, selon l'auteur du concept, Robert A. Dahl, l'ensemble des instruments de l'influence politique) et financières. Entre 1962 et 1979, l'Etat était également le réceptacle de demandes émanant des différentes catégories de la population, mais c'était en raison de la fragmentation sociale et de l'hétérogénéité de la société. L'Algérie indépendante recevait le legs d'une société historiquement composite, au sein de laquelle les liens et groupes primordiaux (langue, religion, ethnie, lignage, tribu, etc.) faisaient barrage à l'éclosion de l'idée de nation. La place nous manque ici pour expliquer que dans le contexte de la fragmentation sociale et de la primauté des liens primordiaux, seul un Etat fort et suffisamment autonome pouvait permettre à l'idée de nation de se constituer progressivement, après 132 de domination coloniale. Mais cet Etat ne pouvait prétendre à une légitimité durable, que si ceux qui l'incarnaient officiellement étaient capables d'abolir les différentiations sociales les plus flagrantes, étouffer les relents de régionalisme et de clanisme, se donner les moyens d'une politique étrangère relativement indépendante et d'être, au bout du compte, un Etat efficace. Or l'Etat algérien de 2011 ne remplit aucune de ces conditions. Bien plus, les défaillances graves de gouvernance et l'explosion de la délinquance d'Etat semblent l'avoir définitivement coupé des élites administratives, sociales et économiques sur lesquelles il cherchait à s'appuyer jusqu'ici pour poursuivre la gestion du statu quo (8).