On songera en premier lieu au passage du nomadisme vers la sédentarité. Enoncée par Ibn Khaldoun, l'idée fera la trame chez de nombreux penseurs, si bien que l'urbanité, plus que la gradation et l'affinement, rime avec civilisation. Selon Gordon Childe, la civilisation est l'avènement de la ville et c'est au «creuset socio-urbain que la culture se transforme en civilisation». C'est un type de «culture qu'on trouve dans les villes», ajoute Bagby. L'Anglais Arnold Toynbee s'est fondé sur les travaux de ces deux intellectuels anglo-saxons pour définir et forger certains de ses concepts sur le phénomène de la civilisation et échafauder ses thèses dans Study of history. Il y a aussi un élément psychique à prendre en considération. L'Allemand Oswald Spengler considère, ainsi, que «la culture (qui signifie ‘civilisation' dans son langage) naît au moment où une grande âme se réveille, se détache de l'état psychique primaire d'éternelle enfance humaine» (Le déclin de l'Occident). N'oublions pas le rôle de l'idée dans la naissance de la civilisation. Après l'Allemand Hermann Von Keyserling pour la civilisation en Europe (Analyse spectrale de l'Europe), c'est au tour de l'Algérien Malek Bennabi (Les conditions de la renaissance) de montrer que la civilisation est le produit d'une idée religieuse (ou son succédané antireligieux). La civilisation dans ce sens est une «synthèse bio-historique de trois facteurs (l'homme, le sol et le temps) catalysés par une idée religieuse». Il s'agit d'un processus de transformation des valeurs naturelles en valeurs psycho-temporelles, c'est-à-dire en valeurs de civilisation (dans ces conditions, l'individu amorphe deviendra une «personne dynamique», la richesse thésaurisée un «capital» utile, la société elle-même se muera d'une simple somme d'individus, c'est-à-dire un «tas» désorganisé en un «tout» policé avec une vocation dans l'histoire. Une conclusion s'offre à nous : l'aptitude à la civilisation, n'a, théoriquement, pas de caractère exclusif puisque tous les peuples disposent d'un même capital social brut (l'homme, le temps et le sol). La civilisation, c'est la capacité d'un peuple à transformer ce capital. La différenciation entre les sociétés ne découle pas d'une quelconque supériorité d'ordre racial et n'est pas l'apanage d'un peuple ou d'un groupe humain donné. Elle se cristallise autour de bases non pas raciales, mais culturelles. Il faut exclure du propos ainsi des thèses comme celles développées par Gobineau ou défendues par Ernest Renan. Ambiance nouvelle et état d'esprit collectif On peut schématiquement dégager une date de naissance d'une civilisation, ou de sa mort. Date fatidique s'il en est, l'an 1492 signe la chute de Grenade en Andalousie, marque l'ultime souffle de la civilisation musulmane et le début de l'ascension de l'Occident. L'essayiste français Jacques Attali en a fait le titre de l'un de ses ouvrages. Elle est toujours fonction d'une ambiance nouvelle qui intervient pour créer des changements qui ouvrent la voie aux tournants décisifs dans l'histoire d'une société. Cette ambiance nouvelle produit un homme nouveau. Elle lui imprime un degré d'efficacité et d'organisation, libère son énergie vitale, lui donne sa plénitude et le meilleur de lui-même, tout son génie. Elle crée surtout les dispositions qui forgent un état d'esprit collectif. Claude Lévi-Strauss, le grand anthropologue, disait que «le barbare c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie». A contrario, le civilisé c'est d'abord l'homme qui croit à la civilisation. Cette idée d'ambiance mérite cependant une clarification. Les génies qui incarnent et symbolisent la civilisation, à l'instar de F. Bacon, Descartes, Luther, Alberti, Denis Papin en Occident… Ibn Khladoun, Ibn Rochd, Ibn El Haytham, el Khawarismi… dans l'aire arabo-islamique, sont les produits de cette nouvelle ambiance, ils n'en sont pas la source. Même s'ils sont les précurseurs et les propagateurs des idées nouvelles. Descartes, qui a contribué décisivement à débarrasser la pensée occidentale des méandres de la spéculation et du charlatanisme, engageant l'Occident sur le chemin de la rationalité et de la méthodologie, «était lui-même le fruit du nouveau climat culturel de l'Europe du XVIIe siècle». Ce ne sont pas ses idées qui ont créé ce climat qui avait annoncé l'ère de la révolution industrielle et de la modernité. Il en était plutôt le produit. C'est l'avis de Bennabi. Ecoutons, sur ce même sujet, le professeur Heinz Schilling, de l'université de Humboldt de Berlin, parlant de l'influence des idées de Luther sur l'Eglise en Europe et sur la modernité du vieux continent : «Contrairement à l'idée répandue, ce n'et pas la critique de Luther qui amène la modernisation forcée de l'Eglise. C'est la modernisation en cours à Rome qui prépare le terrain aux idées de Luther.» Une idée ne peut produire ses effets, une action ne peut avoir la plénitude de son efficacité que dans un environnement propice. Il faut donc une ambiance nouvelle et un homme nouveau débarrassé des caducités de la période morte de son histoire. A travers les âges, les lieux et les multiples expériences, il existe ainsi un type d'homme efficace et bâtisseur. Loin du «superman» de Nietzsche ou de «l'homme de caractère» de De Gaulle, l'homme de la civilisation transcende les époques, les races, les cultures et les religions pour faire face au défi de la civilisation. Livrons quelques exemples vrais ou puisés dans des légendes, loin des théories racistes ou sélectives. Yu Kong, le Chinois. D'après une légende chinoise connue, Yu kong était un vieillard de 90 ans mais illustrait une infatigable force de travail. Faisant tout : cultivant, chassant, construisant, taillant… il ne spéculait jamais sur les circonstances, ne craignait aucune difficulté, ne reculait devant aucune entreprise difficile et finissait sa tâche jusqu'au bout et formidablement. Il faisait peu cas des dérisions de ses détracteurs. Sa volonté extrême le poussa un jour à songer à déplacer deux grandes montagnes qui rendaient très difficile l'accès à sa maison. Il en fit part à ses enfants et ses petits-enfants, adaptés à son inébranlable volonté, et les travaux commencèrent sans délai. Sous la conduite de Yu Kong, les uns creusaient la terre, les autres taillaient le roc, d'autres transportaient les remblais avec des charrettes. Effet d'entraînement, tous ses voisins vinrent l'aider les uns après les autres. Tout le monde travaillait avec ardeur. Malgré toutes les difficultés, Yu Kong et ses enfants ne s'arrêtèrent jamais de piocher, jour après jour. Année après année. La clé de la légende est que le génie qui régnait sur ces deux montagnes commença à s'inquiéter. L'Empereur Céleste, ému de la volonté inébranlable du vieillard, envoya sur terre deux génies célestes qui emportèrent les deux montagnes sur leur dos. Bennabi, qui voyait dans l'expérience de développement chinoise de Mao un exemple à méditer et à suivre pour les peuples sortis du colonialisme, revient sur cette légende : «La Chine moderne, celle du plus grand miracle que le XXe siècle ait connu, a émergé du néant. La physionomie du pays a changé. Des millions d'hectares de sol ont été transformés pour construire des barrages et des routes, grâce non pas à l'aide des engins et de moyens de transport, qui faisaient défaut, de surcroît dans un pays au seuil de création, mais aux bras et aux épaules de ses fils, motivés qu'ils étaient par la légende qui exprime l'énergie de l'homme, mobilisés par une volonté civilisationnelle et ayant à présent à l'esprit l'image de leur aïeul, Yu kong, qui réussissait à déplacer les montagnes.» Khalid Ibn Walid, le musulman. L'Islam a mué des Bédouins, frustes et démunis, déroulant des journées stériles sans perspective, depuis des siècles, en hommes nouveaux, en hommes de mission et de civilisation. Changement de l'homme, on a relevé en son temps que Ammar Ibn Yassir accomplissait la tâche de deux hommes lors de la construction d'une mosquée. On peut multiplier les exemples de cet homme nouveau sorti du moule de la nouvelle religion. On choisira l'exemple de Khalid Ibn El Walid. Victorieux d'une centaine de batailles, dont celles menées par les Perses et les Byzantins, les puissances d'alors, il fut relevé du commandement en pleine bataille, malgré ses exploits, par le khalife Omar. Il s'est soumis sans rechigner à la décision du commandement au profit d'Abou Obeida Ibn El Jerrah. Chose impensable dans un environnement aussi rude où on se drape dans les petites fiertés ou un orgueil blessé est une offense suprême qui provoque des révoltes et des guerres. Léon-Batistta Alberti, le Florentin. Alberti était une somme de connaissances (philosophe, mathématicien, architecte, peintre, musicien…), c'étaient 68 années (1404-1472), intensément vécues. L'historien suisse Jacob Burckhardt, spécialiste de la renaissance italienne, le décrit, en plus, comme un bâtisseur hors pair, une force de travail incroyable : «Dès son enfance, il a excellé dans tout ce que les hommes applaudissent. Il voulait arriver à la perfection comme marcheur, comme cavalier et comme orateur. Il apprit la musique sans maître, ce qui n'empêcha pas ses compositions d'être admirées par des gens du métier. Sous l'empire de la nécessité il étudia le droit pendant de longues années, jusqu'à tomber malade d'épuisement. Il s'adonna à l'étude de la physique et des mathématiques, sans préjudice des notions pratiques les plus diverses, car il interrogeait les artistes, les savants et les artisans de tout genre sur leurs secrets et sur leurs expériences. De plus, il s'occupait de peinture et de modelage et faisait, même de mémoire, des portraits et des bustes frappants de ressemblance. Ses exploits relèvent du surnaturel.» Burckhardt conclura sa description de personnage atypique, auquel la renaissance italienne doit beaucoup, ainsi : «Il va sans dire qu'une extrême force de volonté animait toute cette personnalité ; de même que les plus grands hommes de la Renaissance, il avait pour devise : ‘‘Pour l'homme, vouloir, c'est pouvoir.''» Stakhanov le Soviétique. Le stakhanovisme, mythe ou réalité ? On a, en effet, commencé tôt à émettre des doutes sur l'histoire de cet ouvrier modèle soviétique et sur ses capacités réelles de production. Il est dit, à l'époque, que dans la nuit du 30 au 31 août 1935, le mineur Alexeï Stakhanov a extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur ! Beaucoup l'abordaient sous l'angle de la propagande communiste, et en gros, de la lutte idéologique. Mais peut-on nier que l'avènement de l'Union soviétique, sa consécration et son prodigieux effort de développement soient le fruit d'une motivation qui avait secoué l'apathie de l'homme russe, décrié et perçu, par certains en Occident, comme plus asiatique qu'européen. Parler du stakhanovisme comme modèle avant son essoufflement, trente ans après, n'est pas vraiment excessif. Même s'il s'agissait à l'étape du démarrage de créer un climat d'émulation, de compétition et de mobilisation des énergies dans le cadre d'un travail en commun. Le témoignage, ci-après, d'André Gide, déçu par l'expérience qu'il avait auparavant vantée, est, à ce point, révélateur et à percevoir comme une bonne note à l'actif des dirigeants de l'URSS de l'époque et non comme une critique. En tout cas, le déclin de l'URSS s'explique mieux par la disparition de cet élan et pour tout dire par l'affaissement de cette énergie que symbolisait ce controversé stakhanovisme. «Je reviens au peuple de Moscou. Ce qui frappe d'abord, c'est son extraordinaire indolence. Paresse serait sans doute trop dire… Mais le stakhanovisme a été merveilleusement inventé pour secouer le nonchaloir (on avait le knout autrefois). Le stakhanovisme serait inutile dans un pays où tous les ouvriers travaillent.» «Par extension, le mot ‘‘stakhanoviste'' désigne quelqu'un de très efficace, volontaire et abattant une quantité de travail hors norme. Et c'est l'inspiration qui nous a sauté à l'esprit en apprenant que nous sommes à la veille d'un plan d'action qui a pour but de donner un essor radical au secteur des services.» Le mythe de l'homme providentiel Secouer l'homme, susciter son ardeur, libérer son énergie, le rendre plus efficace, est un objectif salutaire, un grand mérite. Formés à l'école occidentale, les économistes des sociétés évoluant en dehors de l'histoire, ne prennent pas en considération cet aspect si décisif. En Occident, la société ne vit pas ce qu'on peut appeler «un problème d'homme», dans le sens de l'inertie et de l'apathie. Inversement, c'est une véritable pathologie sociale, dans les pays arriérés. La science économique occidentale n'aborde pas cette question car elle n'existe pas. Or, la civilisation est une œuvre de l'homme motivé et c'est cette motivation qui marque la différence entre deux sociétés : une société civilisée et une autre en proie aux problèmes dits de sous-développement et entre deux types d'hommes : le laborieux et l'amorphe, l'honnête et l'astucieux, le présent et l'absent ou l'absentéiste, l'efficace et l'inefficace, le bâtisseur et le revendicateur de droits. Je parle du trait dominant. Il suffit, dans les deux cas, de comparer les chantiers, les administrations et les usines pour dégager d'instructives conclusions qui échappent aux calculs des économistes dans nos pays sous-développés. Le problème est celui d'une différence d'équations sociales, de cultures différentes. Un brillant économiste occidental peut faire des merveilles dans sa société. Son savoir-faire transposé dans une société différente peut provoquer d'amères déceptions. De ce point de vue, le monde est divisé en aires culturelles : la partie Nord où l'homme est civilisé, la région de l'Est de l'Asie en plein mouvement dynamique et la partie méridionale (région de l'Afrique et du Moyen-Orient) ankylosée et piétinante. Le type d'homme dans cette dernière aire est responsable de la décadence actuelle. Chez nous, par exemple, il se présente sous les traits d'un Jeha rigolo ou débrouillard, d'un revendicateur pleurnichard, d'un faux connaisseur. Tous veulent conquérir une place, soutirer quelque profit, accaparer un droit… non sans se dérober aux devoirs à accomplir… On est ici sous l'emprise de la chose. D'un autre côté de la problématique, on note parfois des supercheries qui entretiennent l'absurde convention que le développement est une œuvre d'«homme providentiel» faisant abstraction de l'ambiance générale dans laquelle se meuvent les membres d'une société. A moins que cet homme ait la stature des prophètes envoyés du Ciel pour changer les âmes et transformer les consciences. De grands hommes, il en existe, mais rarement. Ils ne sont grands que s'ils réussissent à changer l'état de leurs peuples en les engageant sur la voie du salut, la voie du renouveau et de la civilisation. Sinon on tombe dans une logique d'engouement pour l'idole . Notes : – L'ouvrage de Jacques Attali, l'Homme nomade (2003), faisant l'éloge du nomadisme, non sans prévoir qu'il constituera une nouvelle base de la civilisation humaine à l'heure de la troisième mondialisation, ne peut remettre en cause cet accord. – Dans son Essai sur les inégalités des races humaines, Gobineau donne une suprématie absolue à la race aryenne qui est derrière toutes les civilisations, même les civilisations chinoise et égyptienne. Il exclut les races noire et jaune de l'aptitude à la civilisation. Quant à Renan, il revendiquait une suprématie de l'Européen «créé pour commander et diriger, alors que le Chinois est destiné au travail et à la servitude et que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien». – Malek Bennabi : Le musulman dans le monde de l'économie. – Il était une fois l'Europe in L'express du 26/07/2001. – Jacob Burckhardt : La civilisation italienne. -André Gide, Retour de l'URSS – 1936. – Le slogan «Allah, Untel, … (un pays) et c'est tout», révèle la profonde crise qui ronge le monde arabe.