L'homme qui nous fait face est en colère en cette matinée du 19 mars, journée ordinaire. Invité à nous parler de cette date marquante de l'histoire contemporaine de l'Algérie, l'homme esquisse une moue. «Le 19 mars, ou ce qu'il en reste, est censé célébrer la victoire de la Révolution. C'est la réappropriation de notre souveraineté, de notre identité, de notre âme. J'ai l'impression que ce moment exceptionnel a été occulté, voire confisqué dès lors que rien n'indique que c'est ce jour-là, à l'orée du printemps 1962, qu'une nouvelle ère s'ouvrait pour l'Algérie après tant de sacrifices, de drames, de sang et de larmes. On n'a pas voulu donner de l'importance à cette lueur qui a jailli après tant d'années ténébreuses. Et lorsqu'on veut bien en parler, on passe à côté du sujet en déformant les faits, en donnant souvent la parole à des gens qui n'ont été ni témoins, encore moins acteurs des événements», raconte Hamdane, qui ajoute : «Je vais vous raconter une anecdote à propos de la maison où se sont réunis les ‘‘six'' à la Pointe Pescade et qui appartient à Mourad Boukchoura, qui était mon chef scout. Je ne sais pourquoi cette demeure, qui devait été préservée et érigée en musée, a subi de substantielles transformations qui l'ont dénaturée. Un jour, en visite sur les lieux avec Rabah Bitat, je lui ai fait part de mon inquiétude à ce sujet. Il m'avait rassuré, mais rien n'a été entrepris depuis. Tout compte fait, j'en déduis qu'on veut effacer les traces de l'histoire et étouffer le 1er Novembre.» Engagement précoce Cet octogénaire à la silhouette frêle mais pleine d'élégance, n'a pas le goût de l'emphase et nous livre un discours rempli de phrases qui crépitent. Il raconte doucement son parcours, son expérience lorsqu'il était dans la fournée des fondateurs du mouvement scout algérien, et son engagement dans l'ALN dans la wilaya V. Ni artifice ni prose, et lorsqu'on tente de l'interrompre, il nous rassure : «J'y arrive, ne soyez pas impatients.» Aknouche Hamdane est né le 22 mai 1934, à Alger. A l'âge de 2 ans, il perd son père M'hamed, torréfacteur à La Casbah. Cette absence paternelle le marquera à jamais. Il grandira à Saint-Eugène, où sa mère est rappelée à Dieu en 1954. C'est dans ce quartier huppé de la capitale que Hamdane fera ses classes jusqu'à l'obtention du certificat d'études. Jeune, il assiste à la création du groupe scout El Widad de Bologhine en 1944, qui célèbre ces jours-ci son anniversaire. «On n'avait pas de siège. C'est M'hamed Sahnoun, un enseignant qui nous prêtait son local pour nos activités, en nous prévenant de remettre les tables à leur place.» Hamdane, qui nous embarque dans l'histoire du militantisme algérien, nous conte avec délice le scoutisme et la lutte armée qui sont allés bras dessus bras dessous dans une longue traversée qui a marqué les esprits. Pour Hamdane, visiblement irrité, «le souci du passé ne semble pas être la préoccupation du moment des décideurs, sinon comment expliquer le silence coupable et la désinformation de l'histoire qu'on constate tous les jours ?», tonne-t-il. Hamdane parle avec dépit des temps actuels caractérisés par une course effrénée vers les choses matérielles, qui privilégient l'accessoire à l'essentiel, l'instantané au temporel où la pudeur, le don de soi et la solidarité semblent des valeurs bien désuètes. Le groupe El Widad des SMA de Saint-Eugène n'a pas démérité durant toute son existence grâce à des hommes de conviction et d'honneur comme Aknouche Mohamed Nacer-Eddine, Bensalem Mohamed, Bertouche Abdelwahab, Guerroumi Mohamed, Lamali Djaffar, Saâda Abderrahmane, Tadjer Ali et votre interlocuteur qui, par leur engagement ont modestement contribué au mouvement nationaliste. L'objectif du groupe à sa création était de prendre en charge la jeunesse de Bologhine en vue de lui prodiguer une éducation dans tous les domaines, civique, religieux, patriotique, moral et social. Les membres des SMA dans leur majorité ont répondu à l'appel de la patrie. De nombreux chefs scouts de ce groupe sont tombés au champ d'honneur, comme Mohamed Drareni, Youcef Lamine, Zrourou Athmane, Youssef Damardji, Nouredine Rebah, Mustapha Sifi et tant d'autres qui ont sacrifié leur vie pour la cause nationale. Le scoutisme, une école L'origine des scouts musulmans algériens remonte aux années 1930, lorsque fut créée une section de scouts à Miliana, dénommée Ibn Khaldoun. Peu de temps après, une deuxième section fut créée, en 1935, par Mohamed Bouras sous le nom de Al Falah. Elle obtint l'agrément officiel en juin 1936, à la suite de quoi les sections de scouts s'étendirent aux autres villes du pays. Ainsi apparurent les sections Al Raja et Al Sabah à Constantine (1936), la section Al Igbal à Blida (1936), la section Al Qotb à Alger (1937), la section Al Hayat à Sétif (1938), la section Al Hilal à Tizi Ouzou (1938), la section Al Raja à Batna, et enfin la section Al Noujoum à Guelma (1938). Devant l'accroissement des sections de scouts, Mohamed Bouras pensa à la création de la Ligue des scouts musulmans algériens qui obtint l'agrément du gouvernement du Front populaire. Le congrès constitutif eut lieu à El Harrach, du côté de la Prise d'eau, sous la présidence d'honneur de Cheikh Abdelhamid Ben Badis. Les activités du mouvement scout et les sections se multiplient à travers le pays, suscitant un intérêt après avoir obtenu le patronage des oulémas réformistes qui supervisaient les rassemblements de scouts dans les différents villes d'Algérie. Ibn Badis à Constantine, Tayeb El Okbi à Alger, et Bachir El Ibrahimi à Tlemcen. Le mouvement se transforma en véritable école de nationalisme pour inculquer aux jeunes les idées nationalistes, c'est pourquoi les Scouts musulmans ont constitué un véritable réservoir d'hommes prêts à accomplir des actions armées. Pour revenir à Mohamed Bouras, père du scoutisme algérien, il a été fusillé le 27 mai 1941, après d'horribles tortures au polygone du Caroubier, de sinistre mémoire. Hamdane a pris part au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à Bucarest, en Roumanie, en 1953. «Le chef de notre délégation était Mahfoud Kaddache, qui deviendra un éminent historien et Ahmed Bouguera, futur colonel de la wilaya IV, qui avait ramené des fanions et des drapeaux algériens qu'on distribuait aux délégations étrangères.» Quelques mois après, en juillet 54, les délégués des SMA s'étaient regroupés pour partir à Damas où se tenait le premier Jamborée des scouts arabes. «Je me rappelle qu'on s'était déplacés à bord du premier bus Mercedes qui venait de rapatrier les hadjis. On a pris la route en passant par la Tunisie, la Libye et l'Egypte. Au Caire, nous avons été reçus par MM. Aït Ahmed Hocine et Khider Mohamed, fin juillet 1954. On a séjourné dans un cercle réservé aux Jeunes musulmans. C'est Ali Meghari, un gars de Palestro, qui vivait dans la capitale égyptienne en étant responsable des étudiants algériens au Caire, qui nous a fait connaître la ville : c'est cet homme qui a fait partie du groupe chargé de convoyer de l'armement par bateau vers l'Algérie quelques années plus tard. Au Caire, on a défilé avec notre drapeau en entonnant des chants patriotiques. Le porte-drapeau était Omar Lagha, les Egyptiens n'avaient aucune idée des Algériens qu'ils assimilaient aux Français. On a été reçus par Nasser qui avait prononcé un discours flatteur à l'égard de l'Algérie, soutenant que l'Egypte sera toujours aux côtés de l'Algérie combattante ! les prémices du soulèvement étaient dans l'air ! Aït Ahmed, Khider et Ben Bella étaient présents, de même que Amimour et Cheikh Bachir Brahimi qui s'est fendu d'un discours chaleureux et galvanisateur. Je ne vous cache pas que sur le moment, je voulais intégrer une école militaire. Je l'ai fait savoir à Khider qui m'en a dissuadé, en soulignant que ma présence en Algérie serait plus utile en sensibilisant la jeunesse et en étant prêt à toute action à venir. A Damas, en août 1954, notre séjour a été des plus enrichissants à Zabadani. Le 20 du même mois, nous nous sommes recueillis sur la tombe de l'Emir Abdelkader, en présence des scouts syriens. Dans la capitale syrienne, nous avons exposé des photos des massacres du 8 Mai 1945 et des atrocités commises par l'occupant français. Je me rappelle que lors du défilé, le drapeau le plus grand déployé était le nôtre. En 1955, j'ai pris part au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à Varsovie en Pologne, aux côtés de Drareni, Hamdane Abdelwahab, Lagha et bien d'autres.» Marginalisé De retour en Algérie, où la guerre battait son plein, Hamdane poursuit ses activités militantes et rejoint le maquis en 1957, à la Wilaya V. Il poursuivra son combat jusqu'au jour (en 1961) où il fut sérieusement blessé à la hanche et évacué à l'hôpital de la Havane, à Cuba, où il y séjournera durant 7 mois. A l'indépendance, il rentre à Alger, où il est opéré avec succès par le professeur Zemirli. En 1963, il est démobilisé et recruté à la wilaya d'Alger, où il exerce pendant 18 ans dans les services des biens de l'Etat, sans obtenir de titularisation. Il a sollicité tous les responsables pour sa régularisation, mais sans succès jusqu'en 1980, où l'effet rétroactif lui est refusé ! Aujourd'hui, Hamdane s'interroge sur la marginalisation des anciens qui ont été mis sur la touche sans aucune explication. Les SMA actuels ne le font pas rêver, car il ont été «caporalisés» depuis l'UNJA, le mouvement a été politisé et il sert beaucoup plus à des ambitions personnelles qu'à l'épanouissement des jeunes. L'homme s'interroge : «Pourquoi donc s'acharne-t-on à détruire les liens, à bloquer toute transmission à cultiver l'amnésie ?» Son rêve ? Réunir tous les anciens scouts et créer une association pour perpétuer le souvenir…