La crise est indépassable dans le cadre du système autoritaire en place, estime d'emblée Djamel Zenati. «Il s'agit de construire un consensus autour de la conception et la mise en œuvre d'une transition démocratique pacifique, graduelle et négociée.» L'homme mise sur un sursaut populaire pour éviter l'effondrement total, désigne la voie de la «résistance», appelle à la construction d'un «projet alternatif» porté par des pans larges de la société et invite les formations de l'opposition à se départir des «actions spectaculaires», du «romantisme politique» et des «postures de charogne». Pour cet animateur de l'aile radicale de l'opposition démocratique (comme il aime à se présenter), il est encore temps de «se ressaisir» pour éviter que le pays ne sombre dans l'horreur. «Les classes populaires, désabusées et atomisées, sombrent dans le clientélisme, réinventent le communautarisme dans tous ses états. Gros intérêts et petites faveurs, opulence et résignation se côtoient et donnent au quotidien une saveur fade, incertaine et surréaliste. Une petite étincelle et c'est l'effondrement. Demain fait peur.»
-Vous avez été l'un des premiers acteurs politiques à lancer l'idée d'un congrès de l'opposition. En février 2011 plus exactement, soit quelques semaines après le coup de starter des soulèvements arabes. Aujourd'hui, c'est carrément l'overdose des «congrès de l'opposition». Les conférences du genre se multiplient, presque à la mode ; les leaderships s'aiguisent et les plateformes, synthèses de consensus viable, ne voient pas le jour. D'abord, pourquoi cette inflation ? A quelle logique obéit-elle ? La multiplication des initiatives est le reflet d'un champ politique éclaté, largement pollué et totalement déconnecté des réalités et de la société. Cette situation résulte de l'action combinée de trois facteurs : l'irruption de la grande violence en 1992 et ses conséquences, la persistance de la crise et enfin l'investissement colossal du pouvoir dans le sens de tout configurer à sa convenance. L'analyse sociologique de la structure sociale algérienne dévoile une réalité fort préoccupante. L'ensemble des classes et catégories sociales est dans un rapport de dépendance vis-à-vis du système autoritaire. Le pouvoir exerce un monopole quasi-total dans tous les domaines de la vie du pays : finance, foncier, emploi, logement, etc. Par le biais de la rente pétrolière, il empêche toute velléité d'émancipation. Aucune classe sociale, ou coalition de classes, n'arrive à se poser en alternative universelle, c'est-à-dire porteuse d'un projet reconnu par toute la société comme incarnation de l'intérêt général. Les initiatives, dont vous parlez, sont l'expression d'intérêts de certains segments sociaux loin de représenter toute la société même s'ils prétendent le contraire. De plus, ils n'arrivent pas à converger en raison du problème de leadership mais aussi d'un passif non encore soldé. L'absence d'une culture de la transaction politique et d'un sens élevé de la relation contractuelle bloque également toute possibilité de rassemblement. En situation de pluralité de proposition, le choix est indéniablement entre convergence ou affrontement. L'histoire de la coexistence intelligente est une chimère. Par ailleurs, le pouvoir n'est probablement pas étranger à tout ça. L'inversion des alliances, depuis au moins 2012, n'est pas le fait du hasard. Il est temps de se ressaisir si l'on veut éviter que le pays ne sombre une fois de plus dans l'horreur. Les classes populaires, désabusées et atomisées, sombrent par dépit dans le clientélisme et par instinct de survie réinventent le communautarisme dans tous ses états. Gros intérêts et petites faveurs, opulence et résignation se côtoient et donnent au quotidien une saveur fade, incertaine et surréaliste. Une petite étincelle et c'est l'effondrement. Demain fait peur. -Les Algériens devront-ils espérer quelques résultats concrets de ces conférences ? L'horizon restera bouché tant que la société ne se met pas en mouvement. Le citoyen, traumatisé par une décennie sanglante sans précédent, est en plus désabusé par l'image peu glorieuse que renvoie la classe politique. Soyons honnêtes avec nous-mêmes : la société profonde croit encore que le pouvoir est le seul à garantir sécurité et stabilité. Cela explique d'ailleurs en partie l'issue de l'élection présidentielle du mois d'avril passé. Renverser cette tendance exige une révolution des consciences et des pratiques. Le défi est énorme mais pas impossible. -L'idée de consensus reste assez vague. Quel contenu doit-il renfermer, selon vous? Il faut d'abord se mettre d'accord sur les mots. La construction d'un consensus passe par trois questionnements incontournables : pourquoi le consensus ? Sur quoi devra-t-il porter et comment le construire ? La réponse au premier questionnement détermine celle du second qui à son tour, détermine celle du troisième. Méconnaître cette hiérarchie des déterminations expose à l'échec. L'enfreindre délibérément est le signe d'une malhonnêteté politique. Par ailleurs, le consensus n'est pas une finalité. Il est de l'ordre du moyen, de la méthodologie, de la démarche. C'est un accord, le plus large possible, sur une perspective stratégique perçue par tous comme nécessaire. De là découlent toutes les problématiques. Notre pays vit une crise latente indépassable dans le cadre du système autoritaire en place. Il s'agit donc de construire un consensus autour de la conception et la mise en œuvre d'une transition démocratique pacifique, graduelle et négociée. -Le FFS vient de lancer des consultations. Sur quoi déboucheront-elles, à votre avis ? L'organisation des consultations doit répondre à une logique politique claire et rationnelle. Elle doit tenir compte de la configuration du champ politique et de l'état général de la société. Le pouvoir, appuyé d'une constellation de partis et d'organisations, ne reconnaît pas l'existence d'une crise et rejette catégoriquement l'idée de transition démocratique. Aucun argument ne peut lui faire admettre le contraire. Il se sait à l'abri de toute menace du fait de l'absence d'une alternative forte et crédible. Il y a là une donnée fondamentale qui doit déterminer toute la stratégie de construction du consensus. Le bon sens suggère de rassembler prioritairement les acteurs politiques, les forces sociales et les personnalités déjà acquis à l'idée de changement. Un mode de participation du citoyen doit également être pensé et envisagé. Avec un tel rapport de force il est permis d'entrevoir alors une négociation avec le pouvoir. Aller à des consultations sur un sujet aussi sérieux avec comme seule argument une feuille blanche et le principe de «tout le monde il est beau tout le monde il est gentil» relève pour le moins du romantisme politique. Se poser en médiateur ou en facilitateur c'est voir dans la crise algérienne un simple malentendu. Est-ce une simple erreur de méthode de la part du FFS ou bien un échec programmé dans le but de justifier une participation au pouvoir ? L'avenir nous le dira. Pour légitimer sa collaboration avec le pouvoir, l'opposition gabonaise a lancé, en 1997, la notion d' «opposition responsable» et en 2001 celle de «démocratie conviviale». J'ai bien peur qu'en Algérie nous soyons à l'orée d'une démocratie mondaine. Le fameux consensus serait alors un simple emballage devant sceller un concubinage avec le pouvoir et couvrir des ambitions ministérielles et/ou des velléités d'ascension sociale. On parle déjà de légitimité consensuelle. On ne peut clore ce chapitre sans rétablir certaines vérités. S'il est vrai que l'initiative du FFS n'apporte rien de nouveau, on ne peut ignorer son rôle précurseur en matière de propositions de sortie de crise. Il est le premier à introduire les notions de contrat, conférence nationale, réconciliation, transition démocratique et deuxième République. Termes à l'époque bannis par le pouvoir et ceux qui s'y sont retranchés et confortablement installés jusqu'à une date récente. A travers ses thématiques, le FFS est maintenant présent partout. Sauf au FFS. Et c'est triste. -Une conférence nationale est-ce le cadre idéal ? La conférence nationale a été le mécanisme transitionnel par excellence des expériences africaines, excepté l'Afrique du Sud, le bilan de celles-ci est très peu reluisant. L'Algérie a, elle aussi, organisé la conférence de l'entente nationale en 1994 en l'absence de l'opposition et des organisations indépendantes. Son échec n'a nul besoin d'être établi autrement nous ne serions pas à parler encore de transition démocratique. Il en est de même de la conférence de Zéralda de juin passé. Certes, elle a été un fort moment politico-médiatique. Mais à présent, elle n'a suscité aucune dynamique visible ni l'adhésion franche des citoyens. La culture politique africaine, dont celle de l'Algérie, est dominée par le symbolique, le spectaculaire et le cérémonial. En occultant ou en réduisant la dimension rationnelle, les conférences nationales africaines sont passées à côté des questions fondamentales. Une fois le palabre terminé et le moment fusionnel passé, les crises refont surface. Aussi, il y a lieu de s'interroger sérieusement sur la pertinence d'un tel mécanisme. D'autres voies peuvent être explorées par l'étude d'autres expériences ou par un effort inventif. C'est encore mieux. -Pour avancer son projet de transition démocratique, la CNLTD part du postulat qu'il y a vacance du pouvoir. Y adhérez-vous ? La thèse de la vacance du pouvoir ne résiste pas à l'analyse. En effet, le pouvoir en Algérie est un phénomène très complexe. Sa manifestation apparente est loin de constituer toute sa réalité. Bien au contraire. A cela faut-il encore intégrer toutes les évolutions survenues ces quinze dernières années. Si le système est globalement resté le même, le régime a, quant à lui, subi des bouleversements profonds. Il n'est plus ce qu'il était au départ du président Zéroual. Certes, le président Bouteflika s'est totalement effacé de la scène publique en raison de son état de santé. De là à conclure à une vacance du pouvoir c'est commettre une erreur d'analyse et d'appréciation. La nature du système, la configuration du régime et leur mode de fonctionnement font que le pouvoir ne peut pas être vacant. Il est illégitime, parfois illégal mais jamais vacant. Cette histoire de vacance trouve son origine dans deux événements qui ont pesé et pèsent encore sur le climat politique du pays : l'accident vasculaire cérébral du Président en avril 2013, et sa candidature pour un quatrième mandat en mars 2014. Le premier a mis dans le désarroi le bloc présidentiel et suscité espoir chez ses adversaires. Le second a eu l'effet inverse. Il est de la sagesse, aujourd'hui, de s'extraire de ce piège politiquement improductif et moralement indécent au profit d'une attitude rationnelle loin des haines et des destins de personnes. Sombrer à la rumeur provoque l'aveuglement et les postures de charognards révoltent le citoyen. -«Nous (le pouvoir) sommes à l'aise.» Par sa boutade, Ahmed Ouyahia, directeur de cabinet de la présidence, lancée aux terme des «consultations politiques» (autour de la future Constitution), ne résume-t-il pas l'état d'esprit des «décideurs» décidés à ne rien concéder exceptés des subsides et des strapontins à des opposants saisonniers, d'apparat et en mal de radicalité ? Les décideurs ont toutes les raisons d'arborer arrogance et suffisance. Ils savent que la société est déstructurée et l'opposition affaiblie. En l'absence d'un projet alternatif concurrent largement soutenu par la société, les tenants du système autoritaire ne s'exposent à aucun risque majeur et immédiat. Ils gèrent la crise par le truchement de trois armes redoutables et complémentaires : la répression, l'argent et le brandissement du spectre d'un retour au passé sanglant. Le pouvoir met l'opposition dans une perspective à deux termes : allégeance ou déchéance. Il y a un troisième choix et c'est la résistance. Il est coûteux, risqué mais stratégique et respectable. A vouloir tout absorber et rejeter toute forme de médiation, le pouvoir risque de se retrouver demain dans un face à face direct avec la société. Et en marginalisant les élites saines et les patriotes sincères, il prive le pays d'atouts précieux. Le monde bouge et évolue très vite. L'Algérie n'a de salut que dans la mobilisation rationnelle de toutes ses potentialités humaines et matérielles. C'est un enjeu existentiel à méditer sérieusement.