Il sera le premier à inaugurer le futur répertoire d'un théâtre de marionnettes destiné à un public adulte. Il doit être prêt pour la prochaine édition du Festival mondial du théâtre de marionnettes à Charleville Mézières (France) en 2017. L'occasion était donc tentante de s'immerger au sein d'un collectif et d'une aventure artistique, la première du genre dans notre pays. AU DÉPART… A retenir d'emblée : il s'agit d'un spectacle-école. Son porteur, Boualem Bengueddach, marionnettiste algérien vivant en France, a estimé nécessaire de monter son spectacle en Algérie parce qu'il raconte une histoire algérienne. «Mais la raison la plus importante, c'est que j'avais envie de vivre autre chose avec des gens qui ont une façon de travailler complètement différente de la mienne.» Il en a eu l'idée après avoir eu l'opportunité d'assister au Festival de Témouchent, il y a une année. A cette occasion, et comme nous l'avons plusieurs fois signalé dans ces colonnes, il a fait le constat d'un théâtre de marionnettes forgé de façon autodidacte, sans formation académique à la base, en stagnation faute d'une réflexion et d'une démarche qui puissent faire aboutir les échanges entre marionnettistes. «A la faveur du festival, nous dit Bengueddach, j'ai pris contact avec deux compagnies avec lesquelles il pouvait se passer quelque chose. Elles se sont montrées avides de choses plus exigeantes, plus techniques, plus rigoureuses dans le travail artistique. Je voudrai en conséquence contribuer très modestement à l'émergence d'un nouveau théâtre de marionnettes en Algérie.» Après Témouchent, Boualem a fait plus ample connaissance avec la réalité artistique locale grâce à Halim Chanane du Petit Théâtre de Blida qui a assuré la jonction avec l'association blidéenne Warchat Founoun de Beni Mered. Ainsi, en marge du Festival culturel européen en mai dernier, lui et la Finlandaise Marja Nykanen ont assuré bénévolement une formation sur le théâtre d'ombres à une vingtaine de ses membres. Puis, le spectacle de marionnettes d'ombres, Quand l'ombre passe, l'enfant jazz, dans lequel Boualem était engagé avec Marja, a été présenté gracieusement. Cette activité a d'ailleurs eu un écho tel à Beni Mered que les autorités locales ont adhéré au projet d'institution de Journées de théâtre de marionnettes, assure Halim Chanane. Enfin, par le biais du Festival de Témouchent, le département théâtre de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe» a fait appel à Boualem pour encadrer un stage de formation au profit de marionnettistes nationaux. UN HOMME, UN COLLECTIF Mais qui est Boualem ? Manipulateur, éclairagiste et bricoleur (eh oui, c'est une spécialité en théâtre de marionnettes !), il a été directeur technique du TIM (Théâtre international de la marionnette) dépendant de l'Institut international du théâtre de marionnettes. Il est généralement associé à des projets de théâtre expérimental avec les compagnies les plus innovantes en Europe. Pour le projet Tu veux que je te raconte quelque chose ?, il a réuni cinq artistes dont deux de Masrah Ellil de Constantine (Yacine Tounsi et Soukara Laïb) et deux du Petit Théâtre de Blida (Halim Chanane et Wahid Nehab) ainsi qu'un musicien de Mascara, Yazid Bekkari. Le Petit Théâtre et Masrah Ellil ont déjà eu les faveurs de ces colonnes pour être les compagnies qui font ce qu'il y a de mieux en matière de théâtre de marionnettes en Algérie. Yacine est assistant à la mise en scène sur le spectacle. Yazid compose à la guitare électrique et à la guitare sèche sous la direction de Boualem. Il doit suivre le spectacle dans sa tournée puisque la musique y sera on live. Et c'est l'AARC qui a permis la constitution de ce collectif en accordant une résidence de création à Dar Abdeltif pour monter 20 mn sur une heure prévue de spectacle. De la sorte, selon les critères internationaux de travail, Boualem doit négocier au moins trois autres résidences pour finaliser le projet : «Je compte beaucoup sur le TNA, dans sa salle Hadj Omar qui correspond bien à l'espace où le spectacle peut être donné parce qu'il offre une proximité entre le public et la scène. A Dar Abdelatif, j'ai intégré deux marionnettistes avec nous, Chaïma Ouerrad (TR Annaba) et Sara Mahfoudi (TR Saïda). Elles sont associées au travail de création pour leur formation. Au TNA, je souhaite associer d'autres marionnettistes.» LE PITCH ET LA FORME L'histoire démarre en France au dernier jour de classe d'un préadolescent algérien que son père attend à la sortie de l'école : «Je veux que tu m'emmènes là où je suis né et là où tu es né toi aussi», demande le père. C'est que celui-ci sait conduire, mais est analphabète, incapable de lire une carte ou une plaque de signalisation. C'est son fils qui va être son guide sur 2000 km de trajet, lui qui ignore presque tout de ses racines. En fait, le père prépare un exil en sens inverse, car il revient au pays jeter les fondations de la maison pour un futur retour définitif. «Les questions sous-jacentes ont rapport à l'identité, au déracinement qui est une constante de l'histoire nationale depuis l'exil des partisans de l'Emir Abdelkader vers l'Orient et jusque durant la guerre d'indépendance avec les déplacements forcés de populations, les camps de regroupement et l'exil hors des frontières. Le déracinement, encore, avec les émigrations successives, l'exode rural massif à l'indépendance et l'exil lors de la décennie noire pour échapper à la mort», indique Boualem. Il ajoute, rassurant : «Néanmoins, même si le sujet est dur, le spectacle ne sera pas sombre. Il y aura un comique de jeu jusqu'au burlesque.» Pour ce qui est de la forme théâtrale, Boualem a opté pour le théâtre d'ombres. «Parce que c'est plus rapide pour le montage du spectacle. Une marionnette classique nécessite au moins une semaine de travail pour la façonner. Avec l'ombre, elle n'est pas à trois dimensions mais plate. Ce sont des silhouettes de profil qu'on découpe et qu'on place devant une source lumineuse. Le rendu est rapide. Là, on est au début. C'est encore statique. Je dois travailler sur les mouvements, sur les articulations au niveau du corps et du visage.» Le jour, l'équipe dessine, découpe, montre et vérifie comment cela bouge, ajustant constamment. Le soir, elle s'assure du rendu à travers le montage de la séquence du spectacle pour lequel les marionnettes ont été conçues. On est en plein Ramadhan mais le groupe travaille sans relâche. Et on est à Alger où, avant que la colonisation ne l'interdise, le théâtre d'ombres était un spectacle très populaire. ÉCRIRE EN JOUANT La démarche adoptée est celle d'une écriture sur plateau, selon le jargon professionnel : «Dans le travail qui se fait, on met en place la situation puis on essaie de l'enrichir en fonction de ce que les montreurs sont capables de produire ou pas, ce qui impose de réécrire la situation. C'est donc une écriture sur le plateau. Non, on ne tâtonne pas comme si on ne sait pas où aller. Il y a un canevas, celui du story-board qu'il nous appartient de nourrir. Je ne veux pas aller directement au but. Je veux explorer tous les chemins, tous les détours autour de la ligne droite. J'explore pour trouver l'équilibre le plus juste. Par ailleurs, d'un sens on peut créer un autre, voire d'autres, ce qui donne plusieurs lectures qui vont s'additionner. Il faut toujours pousser plus loin que ce que l'on veut dire. Et plus on ouvre ce champ, plus on est généreux dans ce qu'on raconte. Pour ma part, s'arranger pour que tout soit facile à jouer n'est pas mon terrain de jeu. Se mettre en danger, être sur la corde raide, oblige à la rigueur, à être taqué au niveau concentration…», explique Boualem. Il évacue la question des costumes des marionnettes. Ce qui compte d'abord, c'est la silhouette brute pour la faire s'exprimer au maximum : «Les artifices, un son, une couleur, un détail, c'est par la suite, pour le plus.» Les figurines en forex sont insérées dans un châssis déposé sur l'écran du rétroprojecteur qui projette l'ombre sur un écran de 3×3 m. Le décor est conçu pour glisser sur des sortes de rails du châssis et donner l'impression du mouvement. Le lendemain, retournement de situation dans l'écriture scénique de la première séquence, celle devant l'école. Si la marionnette du garçon est maintenue et manipulée par Soukara qui lui prête sa voix, celle du père est remplacée par l'ombre de Wahid tenu à un jeu marionnettique. Halim fait la voix de l'ombre de Wahid comme pour un doublage de film. L'image de l'école ne satisfait personne. Mais comme elle est en arrière-plan, on la garde momentanément parce que cela aide à travailler et avancer. Puis, nouveau changement, Halim prête sa silhouette au père et Wahid fait la voix. Il apparaît que l'aspect physique de Halim correspond mieux à l'image du père avec le contour de sa tête très découpée et son corps fin. Quant à la voix de Wahid, pour ce qui est de l'intention, elle est dans une plus grande justesse que celle de Halim. Boualem presse Halim de faire des propositions de jeu avec son corps et avec ce qu'il ressent. Dans la séquence suivante du voyage, on abandonne également l'idée du défilement pour celle d'un paysage fixe. C'est le véhicule qui devient mobile. Le porte-bagages n'est pas dessiné, lui qui devrait être chargé comme dans les déplacements d'émigrés vers le pays. Ce détail est laissé pour plus tard. Les manipulateurs portent la marionnette du véhicule et la font mouvoir. Leurs ombres donnent l'impression d'y être installées. Ils sont invités à ajouter par leurs attitudes à l'illusion du voyage et du mouvement du véhicule. Boualem veille à la cohérence du tout pour que l'illusion opère au mieux. DÉCALAGES ET RECALAGES Au fil des jours, la démarche de Boualem, celle de la création selon le théâtre de marionnettes contemporain, s'avère déstabilisante pour l'équipe. Ses membres sont habitués à ce que le texte soit là d'abord et qu'il soit le fil conducteur d'une mise en scène qui se limite à son illustration. La nouvelle approche ne correspond en rien aux pratiques en Algérie où l'on travaille selon les ficelles bien usées d'une démarche empruntant d'ailleurs au théâtre d'acteurs, ce qui est complètement dépassé. Le décalage entre les codes de l'un et des autres est évident. Pour Boualem, «la gageure, c'est comment ils pourront préserver leur savoir-faire acquis en autodidactes et comment leur donner de nouveaux repères pour progresser. Ils sont tellement arrêtés sur leurs habitudes de jouer, d'interpréter et même de construire. Ils ont besoin de réapprendre et de se restructurer. Par moments, ce qu'ils apportent est un avantage mais c'est assez surprenant et dur à d'autres moments. Il y a des habitudes de travail tellement ancrées que l'éventualité de faire autre chose ne leur paraît pas évidente, parce que dans leur cursus de formation cette donnée n'a pas été forgée». Une satisfaction cependant, il y a chez l'équipe un tel appétit d'apprendre et de progresser qu'il est arrivé sur la lancée de travailler plus de 16 heures par jour en plein Ramadhan, un rythme épuisant, d'autant que le ftour est en général frugal. A la fin du séjour à Dar Abdeltif, ce sont seulement 5mn de spectacle sur les 20 prévues qui ont été finalisées. Mais quel chemin parcouru ! Le mot de la fin ? Laissons-le à Halim et Yacine : «Il nous faudrait quatre ou cinq Boualem pour aider le théâtre de marionnettes en Algérie à faire sa mue. Le déficit en formation explique par exemple pourquoi le théâtre d'ombres est inexistant dans notre pays. Il y a toute une technicité à acquérir, tracer un cadre, réaliser un patron, utiliser un calque, faire des découpes, aller dans le détail qui donne une force expressive à l'ombre. Il y a aussi les matières et les matériaux qu'on ne connaît pas. Imaginez, on vient de découvrir le forex et on ne savait pas qu'on pouvait utiliser un rétroprojecteur dans un spectacle !» L'expérience passionnante a déjà planté des graines qui ne demandent qu'à éclore.