Le temps est couvert. Lourd. Le minibus est bondé, aussi a-t-il quelque mal à gravir la côte sinueuse qui monte jusqu'à Lahlef et Ammi Moussa. De là, la bande de bitume se déploie au milieu d'une plaine verdoyante en pénétrant dans les piémonts de l'Ouarsenis. La route que nous empruntons, en l'occurrence la RN90 qui s'étale jusqu'à Tiaret, est relativement déserte. Passée la ville de Ammi Moussa, nous enfilons les localités de Marioua, Aïn Tarek, Zeboudja, Boughaiden, avant de déboucher sur Had Chekala. Relizane est exactement à 101 km derrière nous, indique une plaque, tandis que Tiaret est à seulement 55 km. Lorsque nous quittons la RN90 pour accéder au chef-lieu de la commune de Had Chekala, il nous faut encore continuer à pied sur un chemin vicinal fortement pentu avant d'arriver au siège de l'APC. Le cœur de l'agglomération comptait 2371 habitants, sur un ensemble de 6712 âmes pour toute la commune, dont 891 en zones éparses, selon le RGPH 2008. Cette dispersion se constate d'ailleurs à vue d'œil. Les habitants de la commune sont répartis sur plusieurs douars et mechtas. Erigée sur un relief tourmenté, à l'ombre du mont Sidi Bouali, la localité de Had Chekala dit d'emblée l'enclavement et la solitude d'une population longtemps livrée à elle-même. «De toutes les communes de Relizane, Had Chekala est sans aucun doute la plus désolée. Nous sommes dans le noir le plus total», résume un habitant. 1000 morts, selon Ouyahia Pour l'éternité, le nom de cette commune martyre restera associé à l'un des épisodes les plus douloureux des années 1990 : les massacres de Ramka et Had Chekala. Le 30 décembre 1997 et le 4 janvier 1998, les hordes barbares du GIA allaient mettre la région à feu et à sang, décimant à la hache des centaines d'innocents, dont des dizaines d'enfants, incendiant hameaux, chaumières et vergers, exécutant bêtes et cheptels. Le 21 mars 2006, lors d'une conférence de presse à Djenane El Mithaq, Ahmed Ouyahia, alors chef de gouvernement, déclarait que les massacres de Ramka et Had Chekala avaient fait plus de 1000 morts (Liberté du 22 mars 2006). En 2009, Zerhouni parlera même de 1300 morts (Le Soir d'Algérie du 13 avril 2009). Dans un témoignage glaçant, Kamel Daoud ,qui s'était rendu sur les lieux du massacre, raconte le spectacle apocalyptique qu'il y découvrit. Sous le titre : «Had Chekala : les 1000 morts enfin admis à la mort» (Le Quotidien d'Oran du 23 mars 2006), il écrit : «Le chroniqueur s'en souvient bien : envoyé par la rédaction à Had Chekala, le lendemain du Grand Massacre, fin décembre 1997, il y récolta un chiffre que personne ne voulut prendre, comprendre, admettre ou accepter. Premier journaliste arrivé sur les lieux, il ne vit d'abord rien parce que la mort a été plus parfaite qu'ailleurs. (…) L'endroit était loin des chancelleries, des ONG, des rédactions et même de l'éclairage public.» Il poursuit : «La dernière nuit de 1997, on y rasa plus de cinq mechtas, tout juste derrière les premières hauteurs de l'Ouarsenis. Le massacre y fut accompli en jumelage avec l'autre village, Souk El Had. Le chiffre officiel était de moins de 200 morts et c'est l'actuel chef du gouvernement (en 2006, ndlr) qui l'avait donné, soutenu et légalisé à l'époque.» L'auteur d'O Pharon – un récit inspiré de cette même tragédie – note encore : «Pour enterrer les leurs et après avoir vainement attendu l'Etat pendant trois jours, les rescapés jetèrent les morceaux dans les puits et les cachèrent dans ces crevasses que creusent les fortes pluies de la saison à partir des hauteurs.» «Presque dix ans après, Had Chekala revient, mais elle ne revient pas de la mort. Ouyahia, chef de gouvernement comme à l'époque, expliqua, hier (le 21 mars 2006, ndlr), que le chiffre de la tuerie n'est plus un secret d'Etat : il s'agit bel et bien de 1000 morts. L'explication, elle est politique comme tout ce qui respire dans ce pays : ‘‘Nous avons caché la vérité parce qu'on ne dirige pas une bataille en sonnant le clairon de la défaite.''» Et Kamel Daoud de conclure en parlant des victimes : «On avait pu réussir à cacher le chiffre, mais pas les cadavres. (…) On vient de mettre dix ans pour leur permettre le repos final.» Près de vingt ans après cette terrible boucherie, la région respire la paix lasse et triste des terres qui sont revenues de tout. Une paix orpheline comme du pain nu. Malgré son enclavement, nulle inquiétude ne s'empare du visiteur. Mais le temps semble figé et le train du développement arrêté à Ammi Moussa qui s'apprête, annonce Ould Abbès, à recevoir un nouvel hôpital de 240 lits, quand, ici, un très sommaire centre de soins «est tout juste bon pour faire les injections et il n'ouvre qu'une demi-journée», selon les habitants. Briques rouges et temps suspendu Première image qui interpelle le regard : les centaines de maisons en construction s'étalant sur des terrains escarpés. La plupart de ces habitations sont inachevées, donnant à voir des blocs interminables de briques rouges surmontés de fers d'attente qui semblent s'éterniser. Outre le siège de l'APC qui est lui-même en travaux, le chef-lieu de la commune compte un bureau de poste, une brigade de gendarmerie, une salle de soins, une salle polyvalente et quelques écoles. Rencontré juste à l'entrée du village, Ahmed, 57 ans, moustache drue et visage amène, résume la situation en quelques mots : «Regardez par vous-mêmes. Had Chekala manque de tout comme vous le voyez !» Il désigne sa bicoque délabrée jouxtant une carcasse de maison en construction qui monte péniblement. «J'ai bénéficié de l'aide à l'habitat rural, mais 70 millions ma tekfiche. J'ai tout le mal du monde à terminer ma construction. Le fer à béton est à plus de 6000 DA le quintal. Le ciment est à 750 DA le sac. Tu ne peux pas construire à de tels prix, c'est impossible !» se plaint-il. «Je suis payé 5000 DA comme agent communal à temps partiel, dans le cadre du filet social. Comment vivre avec 5000 DA, dites-moi !» se demande-t-il avec angoisse sachant qu'il est père de six enfants. Et de confier : «Même l'eau potable, on l'achète, car celle qu'on reçoit est salée.» Notre interlocuteur ajoute que la région, à vocation agricole, a lourdement souffert du terrorisme, provoquant un exode massif des habitants des hameaux isolés. Ahmed déplore aussi l'absence de gaz de ville : «Nous nous rabattons sur les bouteilles de gaz butane. En hiver, on ne les trouve pas, car il arrive que les routes soient coupées.» «Nous avons surtout besoin d'une polyclinique, insiste-t-il. Il y a un médecin généraliste qui vient deux fois par semaine et c'est tout.» A un moment donné, Mohamed, son fils aîné, se joint à nous. Il est âgé de 26 ans et vient de terminer ses études de génie chimique. «Depuis la fin de mes études, je n'ai pas trouvé de travail. J'ai déposé des demandes et j'attends», s'inquiète-t-il. Quid du vote ? «Ici, les gens sont encore naïfs, ils se bousculent devant les bureaux de vote de bon matin», affirme Ahmed. Il regrette que les candidats «ne transmettent pas nos doléances. Une fois qu'on a voté, ils disparaissent». S'il est parfaitement lucide, il nous avoue qu'il ira voter quand même «par principe». Inutile de préciser que la campagne électorale, ici, est au point mort. Quelques panneaux d'affichage sont plantés pour la forme. Les représentants des candidats ne se sont même pas donné la peine d'y accoler leurs affiches. Seules quelques listes y sont placardées, laissant la majorité des cases vides. C'est comme si les voix des électeurs de Had Chekala n'intéressaient pas grand monde. L'un des panneaux contenait uniquement deux listes : celle du RND (complètement déchirée) et celle du RPR. Abdelkader, 20 ans, est assis en compagnie d'un groupe de jeunes, chômeurs comme lui, sur un monticule de terre adossé au mur d'enceinte qui entoure le CEM Abdelkader Ramdane. «Ici, on est dépourvus de tout. Makan walou !» assène le jeune homme. «On n'a ni éclairage, ni route, ni eau potable, ni gaz de ville, rien !» Désignant une énorme excavation, il indique : «ça, c'est censé être un projet de lycée qui a été abandonné, on ne sait pas pourquoi. Les fondations ont été creusées, après, tout s'est arrêté.» «Pourtant, ce lycée est vital pour nous. Cela aurait créé de l'animation et fait travailler les gens. On pourrait s'associer entre nous et ouvrir une petite librairie ou une gargote, mais ils en ont décidé autrement.» Abdelkader n'est pas dupe des manœuvres électoralistes de certains partis qui ne citent Had Chekala que pour mieux l'oublier par la suite. «Dès que tu sors de l'isoloir, on ne te connaît plus !» lâche-t-il. Glissant quelques mots sur son parcours personnel, il raconte : «ça fait quatre ans que j'ai arrêté mes études. Depuis, je glande toute la journée comme tu vois. J'ai demandé à travailler durant ce vote pour au moins me faire 4000 DA, on m'a recalé. Un ‘‘guellil'' comme moi n'a aucune chance.» «Même pour s'engager dans la police ou dans l'armée, c'est un luxe pour nous, lazem mârfe (il faut un piston)», peste le jeune chômeur. Pas loin d'un panneau électoral, un autre groupe de citoyens nous fait part des mêmes doléances jamais satisfaites. «Il n'y a plus d'aide à l'habitat rural. La majorité écrasante des habitants n'ont pas de quoi réaliser les finitions», déplore un villageois. Nos hôtes insistent eux aussi sur la nécessité de réactiver le projet du lycée, «takachouf» ou pas. «Nos enfants font 20 km chaque jour (en aller-retour, ndlr), jusqu'à Aïn Tarek, pour aller au lycée. Certains restent le ventre creux depuis 6h du matin. C'est trop éprouvant pour eux !» fulminent des parents excédés. «El kesra wa khlass» A propos du vote, un citoyen fera remarquer : «On n'a pas vu de candidats rôder par ici. Comment veux-tu qu'on vote pour un type qu'on ne connaît pas ? Il ne suffit pas de placarder sa bouille, moi quand je vois ça, immédiatement, je déchire son affiche. Je ne le connais pas, je ne sais pas s'il est honnête, s'il est sérieux…» «Vingt ans après les massacres, rien n'a vraiment changé. Quand vous voyez les régions qui ont été les plus touchées par le terrorisme, comme Bentalha, elles sont bien mieux loties que nous», s'insurge notre abstentionniste. Un de ses voisins précise : «Had Chekala a même été citée au Parlement, Ouyahia a parlé de nous mais on n'a rien vu.» Et d'ajouter dans la foulée : «Cela fait maintenant cinq ou six votes à avoir été organisés et rien n'a bougé.» Nous aurions souhaité rencontrer le maire ou l'un des élus locaux, peine perdue. Au siège de l'APC, un responsable local, qui n'a pas décliné sa fonction, nous a simplement dit avec autorité : «Il vous faut une autorisation, sans ça, nous ne vous ferons aucune déclaration !» De toutes façons, les plaies ouvertes de Had Chekala parlent pour elle. Le terrorisme a été vaincu mais pas la pauvreté. Un marchand ambulant sillonne les rues sinistres de la bourgade en traînant une charrette remplie d'articles d'habillement bon marché. «Je ne suis pas d'ici, confie-t-il, je suis de Oued R'hiou. Je viens ici un jour par semaine. Je n'ai que ça pour gagner ma vie. Il n'y a pas de travail, Allah ghaleb ! J'ai huit enfants, aucun d'eux ne travaille.» Concernant les élections du 4 mai, le vieil homme lance cette sentence qui résume le sentiment général : «Le vote ? Khatini. Ça ne me concerne pas. Tout ce qui m'intéresse, c'est el kessra wa khlass. Je veux juste gagner ma croûte !»