S'il ne viendrait jamais à l'idée d'un responsable public de contredire le diagnostic d'un médecin sur sa prostate, le même peut ordonner à l'architecte de concevoir un édifice de telle ou telle manière… Toutes les professions libérales en Algérie souffrent de divers maux et, principalement, d'un positionnement confus dans la vision des décideurs et de la société. L'actualité des médecins, de plus en plus tentés par la «fuite des sthétos», est là pour l'illustrer. Mais le cas des architectes est sans doute le plus déconcertant. En effet, leur marginalisation, ou leur réduction à un rôle d'exécutant, s'effectue à l'encontre de la loi par ceux-là mêmes qui sont chargés de l'appliquer et de l'incarner. La plupart des institutions ont tout simplement mis au placard le texte juridique relatif aux conditions de la production architecturale et à l'exercice de la profession d'architecte. Ainsi, s'il ne viendrait jamais à l'idée d'un responsable public de contredire le diagnostic d'un médecin sur sa prostate, le même peut s'arroger volontiers le droit d'ordonner à l'architecte de concevoir un édifice de telle ou telle manière, et ce, jusqu'à des niveaux de détail aberrants. Et comme l'ivresse du pouvoir et le mépris des concepteurs sont des maladies qui peuvent atteindre aussi le secteur privé et les particuliers, on peut constater chez certains d'entre eux des comportements similaires. On n'exprime pas seulement des attentes et des exigences que l'architecte doit traduire en projet, comme cela se pratique depuis la nuit des temps et dans le monde entier, mais l'on «dicte» aussi la conception et parfois même le dessin de leur future construction. A l'échelle sociopolitique et socioculturelle, il y a là un mal plus profond qui consiste en la prééminence du pouvoir et de l'avoir sur le savoir, ce qui existe partout mais dans des limites balisées par la loi et les bons usages. Je paie donc tu fais ! Et comme je le veux, même si la technique et l'esthétique recommandent tout autre chose ! En l'espèce, le client n'est plus roi mais devient un tyran qui choisira non pas les plus compétents et talentueux architectes, mais les plus dociles ou les plus opportunistes, encore qu'il soit difficile de jeter la pierre à ces derniers compte tenu de la pression énorme qui s'exerce sur la profession. Cette pression, fondée sur un déni de la loi comme des usages universels, plane en permanence sur l'architecture algérienne et s'autojustifie au nom de la sacro-sainte urgence, réelle mais pervertie. Construire ! Toujours construire ! Construire plus ! Mais rarement bien, mieux et durable. Au point que des cités récentes paraissent déjà vieilles de trente ans. D'où la question lancinante de la qualité architecturale dans notre pays et celle, concomitante, de la relation entre le maître d'ouvrage (le commanditaire) et le maître d'œuvre (l'architecte) que le Syndicat national des architectes agréés algériens, (Synaa) ne cesse de poser depuis sa création en 2012. Permanence Samedi dernier, le Synaa tenait à la salle El Djazaïr du Palais des expositions d'Alger son 2e Congrès national sous le thème éloquent «Architecte, un métier à conforter» (comme s'il s'agissait d'un mur branlant et fissuré !), accompagné du slogan «Résister», ce qui définit bien les positions de cette organisation professionnelle. En quelques années, le Synaa a déployé de nombreux axes de réflexion et d'action dont le fondement est contenu dans le «Plaidoyer pour une politique architecturale» adressé en 1996 au Premier ministre. Ce texte montre que le Synaa, en défendant les intérêts de la profession, s'attache à les lier au sort global de l'architecture en Algérie. En cela, il a évité de tomber dans un corporatisme étroit, veillant à mettre en avant l'intérêt public et le bien-être citoyen. Le Synaa dispose aujourd'hui de bureaux locaux qu'il s'emploie à multiplier pour assurer un meilleur ancrage dans la réalité des architectes agréés de l'ensemble du pays. Plusieurs de ses initiatives (Journées d'étude, Café de l'architecture, revue, site web…) lui ont permis de gagner en visibilité mais aussi en capacité de réflexion en établissant des passerelles d'échanges avec diverses disciplines : sociologie, économie, droit, arts… Il se présente aujourd'hui comme un interlocuteur sérieux et viable, sauf qu'il ne trouve pas d'interlocuteurs parmi les institutions publiques qui, semble-t-il, l'ont ostracisé. Il poursuit cependant sa démarche avec sérénité et, lors du Congrès, l'assemblée générale élective a procédé en matinée au renouvellement de son conseil et de son bureau national. Le nouveau président du Synaa s'est avéré une présidente en la personne de Hasna Hadjilah, anciennement secrétaire générale, laquelle, au-delà de son dynamisme et de ses qualités, peut illustrer aussi la féminisation grandissante de la profession. Elle vient remplacer ainsi Achour Mihoubi, bien connu dans la profession puisqu'il fut le premier président de l'Ordre des architectes lors de sa création en 1996. Comme à son habitude, le Synaa a accompagné cette séance statutaire d'une rencontre vouée à la réflexion et l'échange. Trois conférences-débats ont eu lieu en après-midi. Architecte et enseignant, Djilali Sahraoui s'est penché sur l'enseignement de l'architecture, relevant la nécessité de le reconsidérer complètement. Le premier point qu'il a abordé – l'inscription – souligne toute l'aberration du système actuel qui tourne complètement le dos à la forte vocation du métier d'architecte ainsi qu'à l'indispensable culture générale qu'il doit posséder. «Le mode d'inscription à la filière architecture appliqué aux nouveaux bacheliers n'est pas adéquat et prouve, au fil du temps, ses limites. En effet, les postulants à la filière sont admis suite à un classement (numérisé !) par moyenne générale obtenue aux épreuves du baccalauréat. Or, force est de constater que les étudiants dont la moyenne est la plus élevée au bac ne réalisent pas forcément les meilleurs cursus en architecture. Certains, peu motivés, sont contraints d'abandonner la filière dès la première année», a-t-il précisé, avant de s'intéresser au mode d'évaluation, à la formation continue et au contrôle des enseignants, à la capitalisation des enseignements, etc. Pour sa part, Wissam A. Meziane, à la fois architecte et juriste, a proposé une pertinente réflexion juridique et institutionnelle sur les missions de l'Ordre des architectes. De manière didactique, l'intervenant a pointé toutes les contradictions existantes, plaidant pour une révision en profondeur de la législation et de la réglementation. Il a notamment affirmé : «L'Ordre se cantonne dans un rôle de simple administration de l'accès à l'exercice de la profession et à la gestion de la cotisation ordinale. Pis, des immixtions, largement contestées car illégitimes pour certaines et illégales pour d'autres, dans l'accès aux commandes publiques sont régulièrement constatées, au point où de nombreux architectes se demandent à quoi sert l'Ordre ?» Comme son prédécesseur, il a formulé de nombreuses propositions. Marginalisation Grande question que celle de la qualité de la commande en tant que levier de la qualité architecturale, traitée par l'architecte Hasna Hadjilah. Plaidant pour ses confrères, elle a affirmé notamment : «Bien que marginalisée du processus décisionnel du mode de production de notre cadre de vie, caractérisé par une généralisation de la formule ‘études et réalisation' confiée aux entreprises de bâtiment, et celle ‘d'adaptation' purement technique de projets conçus pour d'autres lieux, la corporation des architectes est le bouc émissaire tout désigné pour endosser la responsabilité de la déliquescence de la production architecturale et urbaine dans notre pays, lui reprochant, sinon une mauvaise qualité de la formation, du moins un manque d'imagination et de créativité !» Cette communication a proposé d'intéressantes définitions de l'architecture et de l'architecte et révélé l'archaïsme et l'inadaptation des commandes publiques configurées pour ne pas générer de la qualité. «On en arrive finalement à un dialogue de sourds entre une maîtrise d'ouvrage empêtrée dans des procédures, certes nécessaires, mais qui ne pèsent en réalité en rien ni sur la qualité de la production architecturale ni même sur le coût réel des projets, et une maîtrise d'œuvre (des architectes) – lorsqu'elle n'a pas capitulé – s'efforce, quand elle peut, d'injecter un peu d'architecture, presque contre la maîtrise d'ouvrage !». Boileau, l'homme de lettres, a laissé cette phrase célèbre : «Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement…» Il parlait de poésie. On pourrait inverser les thèmes de la citation pour l'architecture : ce qui s'énonce clairement (par le commanditaire) se conçoit bien (par l'architecte). S'il est une urgence, c'est celle-là car elle permettra d'affronter efficacement toutes les autres urgences. Il n'est pas inutile de rappeler l'étymologie du verbe «construire» issu de deux mots latins qui forment l'expression «bâtir ensemble». Sans cette dimension d'ensemble, on ne bâtit que mal et on ne construit donc rien.