Le 10 février 2019, le président Abdelaziz Bouteflika annonçait qu'il briguera un cinquième mandat lors de l'élection présidentielle du 18 Avril. Le 16 février, la population de la ville de Kherrata descend dans la rue pour manifester pacifiquement et signifier son rejet de cette candidature. Depuis le 22 février, des manifestations pacifiques quotidiennes, touchant toutes les catégories sociales, éclatent à travers tout le pays, avec des démonstrations grandioses tous les vendredis pour réclamer le départ du système. Cette protesta a surpris tous les observateurs de la scène algérienne par sa spontanéité, son niveau de mobilisation et son caractère pacifique et civique ; mais surtout par la présence massive des femmes dans ces marches. Aucun observateur n'a vu venir cette nouvelle situation de la scène politique algérienne. Il y a 39 ans, j'étais étudiant à l'université de Tizi Ouzou, quand une conférence sur la poésie kabyle ancienne fut interdite par les autorités. Cette interdiction a déclenché un mouvement de protestation estudiantine pacifique, pour se généraliser ensuite à toute la population d'une région et se transformer en dynamique de contestation, d'affirmation et de résistance pacifique à l'oppression appelée le Printemps amazigh. Le résultat de ce qui s'en est suivi nous le connaissons. Cette dynamique qui est partie à l'origine de l'université est faite de luttes et de combats publiquement et souverainement assumés, pour s'étendre ensuite à toute la société. Ce combat résolument pacifique, dont la jeunesse estudiantine fut le moteur, a forgé une image de symbole pour l'université de Tizi Ouzou qui sera, durant les années 80' et 90', la plaque tournante du débat sur des questions qui relevaient de tabous et d'interdits durant l'ère du parti unique. Cette dynamique présente beaucoup de similitudes avec la lutte pour la liberté de la société algérienne d'aujourd'hui. C'est dans la continuité de ce combat que des algériens se retrouvent pour renouer avec le débat et dire ce qu'ils vivent et ressentent. Il y a un besoin vital de dire ce que nous pensons ; ce qui constitue une exigence pour une vie collective conviviale. Pour tenter de comprendre et traduire la signification de cette protesta qui ébranle toute la société algérienne, je vais opérer un regard à travers le prisme de la réflexion de certains intellectuels, notamment Mouloud Mammeri et Kamel Daoud. Il y a quelques semaines seulement, personne ne pouvait présager ce qui ébranle la société algérienne. Pas même les milieux militants, qui se sont presque résignés à l'idée de l'abdication de cette société. Même chez ceux qui exercent le pouvoir d'Etat, il y avait comme une certitude d'inhibition irréversible de la société. Ceci est perceptible dans le style et la célérité avec lesquels les décisions étaient prises et imposées (provocation, mépris et humiliation). Cela nous renseigne sur l'état d'esprit d'arrogance et d'aveuglement goguenard qui caractérise les décideurs. Par quel phénomène la société algérienne a-t-elle pu se débarrasser de sa torpeur pour affirmer avec vigueur son désir de liberté et de dignité ? Par quelle magie la société algérienne a su trouver les ressources pour sa mobilisation pacifique et civique ? Par quel phénomène la société algérienne a-t-elle pu inverser toutes les images négatives qui lui étaient collées pour devenir un modèle, voire une valeur d'exemple ? Les débats, les réponses à ces questions lancinantes peuvent nous aider à comprendre ce que nous vivons. Ce passage de la pièce de théâtre Le foehn de Mouloud Mammeri est très illustratif et peut nous éclairer à bien des égards pour comprendre ce phénomène de catharsis qui caractérise la société algérienne d'aujourd'hui. Regardez cette porte : Elle est close. C'est par là que les heures, les heurts, que les malheurs vont entrer. Parce que, Quand trop de sècheresse brûle les cœurs, Quand la faim tord trop d'entrailles, Quand on rentre trop de larmes, Quand on bâillonne trop de rêves, C'est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher : A la fin, Il suffit du bout de bois d'un esclave pour faire Dans le ciel de Dieu Et dans le cœur des hommes Le plus inextinguible incendie. En intellectuel libre, Kamel Daoud affirmait il y a quelques jours que la société algérienne déclenchait sa révolution pour se libérer de la dictature qui la tenaille. Face à ce phénomène sorti de nulle part, il rajoute que c'était là le résultat de l'accumulation des luttes, depuis Avril 1980 en passant par le combat des chômeurs du Sud. Oui, en effet, il a raison de signaler que l'accumulation de ces luttes a fait naître une prise de conscience dans toute la société algérienne. Le désir d'émancipation de la société algérienne du système d'oppression est une réalité sans cesse affirmée. Il n'y avait que les esprits aliénés et les clientèles qui refusaient de l'admettre. Soumis et assujettis jusqu'à l'aliénation totale, ils ne pouvaient s'y résoudre à l'idée d'une société libre et d'une citoyenneté assumée. Les coups de boutoir assénés à la société algérienne durant ces 20 dernières années les ont installés et confortés dans l'idée d'une société plate. Oui, Mouloud Mammeri le résumait si bien : les ghettos sécurisent, mais ils stérilisent, c'est sûr. En dépit du verrouillage de tous les canaux d'expression, de la stérilisation de la vie politique et des relais de médiation (associations, Assemblées d'élus, partis politiques,…), la volonté, la convergence et la détermination de réappropriation de l'idéal de liberté, nourri d'enchaînements de luttes, ont toujours constitué l'idéal de la jeunesse algérienne. Au-delà de sa revendication au contenu social, le combat des chômeurs du Sud était aussi une quête de dignité et de liberté. Au-delà de l'assassinat du jeune Guermah dans une brigade de gendarmerie en 2001, la protestation qui s'en est suivie avait une orientation potentielle pour la liberté. Au-delà de la revendication linguistique, le mouvement d'Avril 1980 était adossé à l'essence démocratique de la vie publique. Pour ceux qui n'ont pas endossé le mépris avec son aveuglement, ce sont là des signaux suffisants, de moments mûrs pour réaliser l'idéal de liberté pour la société algérienne. Mouloud Mammeri, en intellectuel avisé, disait quelques semaines seulement avant sa mort : «Si les voix d'Avril 1980 avaient été entendues, elles auraient épargné les drames de 1988.» L'accumulation de toutes ces luttes livrées par les générations successives a constitué des sources de réflexion fécondes qui ont fini par forger une conscience collective. La conscience irriguée a apporté à son tour du sens à la pratique politique pour se mettre en mouvement. C'est ce que Mouloud Mammeri appelait le défi sans cesse de l'existence ou la transmission continuelle de l'héritage. Pour revenir à l'actualité d'aujourd'hui, faite de cette protestation pacifique et civique de toute la jeunesse algérienne depuis le 22 février, ce qui l'a rendue possible, le mode d'organisation qu'elle s'est donnée, etc., c'est dans la démarche faite d'autoritarisme et de mépris qu'il faut chercher l'explication. Beaucoup de réflexion a irrigué les colonnes de la presse où, assez souvent, l'attention des pouvoirs publics est attirée sur l'inconséquence des mesures et des politiques engagées. A toutes ces voix qui s'élevaient, on a opposé l'autisme comme unique réponse. Durant plusieurs décennies, de multiples voix s'élevaient pour rappeler l'importance de réhabiliter le politique, la nécessité de laisser le champ politique se structurer librement pour permettre l'émergence d'une élite compétente et intègre. Hélas, c'est pour une élite fabriquée que la police politique a travaillé pour le besoin unique de maintien du système. Le système des «services» a fait de l'Algérie un pays bloqué, livré à la pratique de la prédation et du pillage des deniers publics. Les mécanismes de l'Etat de droit et leur corollaire la justice indépendante sont volontairement paralysés. La corruption a trouvé l'humus nécessaire à sa prolifération. Des scandales de détournements de fonds publics sont régulièrement relayés dans la presse à un rythme inouï, sans suites judiciaires. Les jeunes, souvent avec une formation, qui arrivent sur le marché du travail, sont livrés à leur sort et au chômage. Durant toutes ces années, les pouvoirs publics se sont cantonnés dans leur mutisme complice. Les réponses apportées se résument à des mesures politiques hasardeuses et irresponsables, faites plus pour arroser les circuits de prédation que pour aider ceux qui étaient dans de réels besoins. Un seul sentiment animait l'esprit du jeune Algérien : quitter le pays, même par la harga. Les simulacres d'élections, les représentations de façade, le pluralisme factice n'étaient pas ces attributs de la démocratie faits pour garantir et assurer l'alternance au pouvoir. Que faire maintenant ? Avant d'engager toute réflexion sur l'avenir de l'Algérie d'aujourd'hui et les voies de sortie de crise, il y a nécessité d'admettre la complexité de la situation comme impératif préalable. Ceux qui ont exercé le pouvoir d'Etat portent la responsabilité de la gravité de la situation actuelle du pays. Outre la dilapidation des fonds publics, la déstructuration du système de formation, la perversion généralisée du fonctionnement institutionnel, le comble est la perte de confiance du citoyen pour tout ce qui symbolise et incarne l'Etat. Sans cette ressource qui est la confiance, il serait difficile et illusoire d'espérer rattraper les handicaps portés par le système de gouvernance qui a sévi dans notre pays. L'Algérie est aujourd'hui à la croisée des chemins et devant la porte de son destin. L'étape dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui est similaire à celles de l'été 1962 et Octobre 1988 où elle avait raté son destin à deux reprises. Que de gâchis à répétitions ! Qui a tiré les bénéfices de cette martingale ? Certainement pas l'Algérie et les Algériens. Chaque Algérien, en son for intérieur, doit profondément méditer la crise de l'été 1962 et celle du mois d'Octobre 1988 pour conjurer la fatalité de leurs issues. Les responsables militaires sont en premier concernés de par leur appartenance à l'institution militaire. Car, la position de cette dernière est déterminante dans l'issue de cette crise à répétition. Elle dépendra de la position de ses chefs. Aucun Algérien honnête n'a intérêt dans la reconduction du système actuel. Aucun citoyen sérieux, fut-il militaire, n'a intérêt à une situation qui mette l'armée aux prises avec la société mobilisée et déterminée. Les intérêts de l'armée sont en dehors du débat politique. De par le monde, il existe une multitude d'exemples de sociétés frappées par des crises politiques qui ont expérimenté des voies de sortie de crise qui ont abouti, jusqu'à en faire des exemples de réussites permettant à leurs peuples de vivre dans la liberté et à leurs économies de fructifier et emprunter la voie du développement. Le plus près d'entre eux est l'exemple de la Tunisie avec l'expérience de son Assemblée constituante. Le champ politique doit être assaini par l'encouragement de la culture politique moderniste afin de lever les amalgames et les confusions. Les concepts doivent être redéfinis et clarifiés. Le religieux doit être gardé à l'écart de la compétition politique, car la foi relève de l'espace privé. L'égalité des sexes doit être consacrée. Tous ceux qui ont collaboré avec le système ne doivent pas prendre part aux travaux des institutions de transition. Il n'y a aucune raison ni prétexte pour inféoder l'Algérie à une chapelle quelconque, de l'Occident ou de l'Orient, car son unique substrat est l'Afrique du Nord. La militarisation de l'Etat est une voie sans issue. L'ingrédient nécessaire à la réussite est la volonté politique des décideurs qui a manqué jusque-là. Alors, parions sur la démocratie.