« Je suis assis sur le dos de quelqu'un, je le fais suffoquer et je l'oblige à me porter ; pourtant, je m'assure moi-même et à d'autres que je suis désolé pour lui et que je désire soulager son sort par tous les moyens possibles — sauf de descendre de son dos. » Léon Tolstoï (Dans Maître et serviteur). En tant qu'Algérien et en tant qu'être humain, jamais, je crois, je ne me suis senti autant outré et méprisé par les faits et actes de notre pouvoir algérien, que depuis ce qui se passe ces dernières semaines. Pourtant Dieu sait que j'en ai eu – comme tous mes compatriotes- à avaler des couleuvres plus énormes les unes que les autres depuis l'indépendance de notre pays. Mais là, ce qui se passe avec la valse des annonces ubuesques et des réactions burlesques de nos « néo-gouvernants », je crois que le seuil de l'insupportable est plus que dépassé. Que trame donc ce pouvoir, désormais clownesque, à s'entêter à vouloir à tous prix faire revenir par la fenêtre ce que le peuple veut faire – et fait- sortir par la porte ? À continuer à nommer autrement, à déformer sémantiquement et symboliquement, les revendications des foules qui défilent sans relâche depuis des mois ? Je pense que la citation mise en exergue de Tolstoï, illustre parfaitement le comportement du pouvoir actuel. Je vais donc exposer quelques raisons de mon écœurement, et aussi, hélas, quelques craintes de « suites » ou de conséquences, qui pourraient être gravissimes. Car c'est LE moment, qui sans doute jamais ne reviendra, où enfin pour une fois, le peuple algérien a « son » rendez-vous avec « son » destin et « son » Histoire ! De quelques raisons d'être écœuré Je dis « mon écœurement », mais je suis certain que c'est aussi celui de tout algérien et de toute algérienne qui suit, un tant soit peu le déroulement des récents évènements en Algérie. Tout d'abord, cela a commencé à « bouillir » en voyant l'Armée, par la voix de son chef d'état-major, oser dire – voire ordonner- au politique ce qu'il doit faire. Et du même souffle se réclamer du « bon droit », affirmer une démarche « constitutionnelle », qui fait appel à des dispositions de la Constitution. L'acte en soi, de demander – quand on est l'Armée- l'application de l'article 102 en vue de la destitution… constitutionnelle du président est… inconstitutionnel ! Sans parler du fait qu'il y a une énorme incongruité en matière de « séparation démocratique des pouvoirs » en la personne même du Chef d'Etat-Major à être à la fois Chef des armées (militaire) et Vice-Ministre membre du gouvernement (politique). Totalement illégitime et antidémocratique que tout cela. Puis ce fut le comble de tous les combles : ce même « pouvoir » nous dit avoir nommé un nouveau gouvernement « de compétences » (sic !)… ce qui serait un aveu de la « non compétence » de tous les gouvernements qui ont précédé !? Et puis « compétence » en quoi ? En compréhension de ce que réclame le peuple ? En capacités à gouverner ? En connaissances des problèmes du pays ? En habiletés à administrer une « transition » ? Vers quoi ? Compétents ou non, faisant eux-mêmes partie de ce qui doit « changer », que peuvent-ils proposer ? Quel chemin vers le changement ? De toute évidence, vers un « changement de modalités de conservation du statu quo », non ? Qui est dupe face à ce nouveau jeu de chaises musicales entre clans – toujours à l'ombre de l'Armée – qui se dessine pour l'avenir ? Sacrifier – tout en réglant des comptes entre membres de sérails- quelques têtes de boucs émissaires (poursuivis par une Justice soudain devenue saine et indépendante) données en pâture au peuple suffira-t-il à berner les masses ? De toutes manière, et stricto-sensu, ce dit « gouvernement de compétences » est lui aussi constitutionnellement illégitime. En effet selon les articles 91 et 94 (notamment) il ne peut l'être qu'après approbation de sa composition et acceptation de son « plan d'action » par la majorité de l'Assemblée nationale. Je ne peux donc que répéter un « grand bravo » à nos populations qui refusent de voir, de recevoir, d'écouter ou de considérer l'existence des émissaires d'un gouvernement aussi illégitime que téléguidé. Les renvoyer à leurs bureaux hermétiquement calfeutrés, sourds-et aveugles d'Alger, est la saine et logique réaction à avoir ! Ajouter à l'outrage menaces et offenses ? Que cherche donc à faire ce pouvoir ? Comme le dit si bien la citation de Tolstoï, ce pouvoir cherche à se convaincre et à convaincre ses victimes, que le mieux pour tous serait qu'il ne quitte surtout pas la confortable position qu'il s'est taillée sur son dos depuis près de 60 ans. Pour cela il souffle le chaud et le froid, passer de soutien – accompagnement des légitimes revendications populaires, aux grossières manœuvres de divisions. Divisions entre régions, entre ethnies, entre bons et mauvais « historiques », entre emblèmes… Qui prend au sérieux ce dérisoire et insultant « élan patriotique » qui pousse à discerner entre les drapeaux ? Qui peut imaginer que brandir l'étendard Amazigh c'est rejeter celui du pays !? Puis sévir contre des dizaines de « mauvais manifestants », et contre d'autres dizaines (centaines ?) d'animateurs et activistes de réseaux sociaux. Que de lamentables basses manœuvres qu'on croit pouvoir servir à intimider ou ralentir un mouvement qui tient ses sources des tréfonds de soixante années de mépris, de rapines, de désespérances de Harragas, d'ostentatoires arrogances, d'insultes même, tels cet ignoble « affame ton chien et il te suivra » craché à la face du peuple par un de nos anciens Premiers Ministres. Comment espérer stopper ainsi une vague, que dis-je, un tsunami qui vient de si profond, de si loin, de si longtemps et avec tant d'inébranlable détermination. Ce pouvoir a commis les graves erreurs de croire le peuple définitivement anesthésié après lui avoir fait subir tant d'outrages, de misères et de répressions ; de le croire définitivement abêti au point de lui faire avaler, encore et encore, des couleuvres toujours plus énormes ; de le croire tellement affairé – comme un chien affamé- à se procurer de peines et de souffrances le minimum vital pour survivre, qu'il ne lèverait même plus un œil pour regarder ce que fait le « politique » ; de le croire tellement traumatisé par les horreurs des années rouges qu'il fléchirait à la première allusion aux « forces occultes » ; de le croire encore et toujours assez naïf pour être sensible à l'ignominieuse rhétorique de légitimité patriotique-historique-révolutionnaire dont on le gave depuis trop longtemps ; de le croire enfin, tellement ignare et éternellement « achetable », qu'il ne saurait que vouloir – sinon un peu plus de pitance- advenant quelques velléités de soulèvements. Gravissimes erreurs ! Ce peuple sait parfaitement ce qu'il veut, et il le demande avec une sagesse et une lucidité époustouflantes. Et il n'en démord pas, sereinement et pacifiquement, depuis près de cinq mois : dégagez ! Tous ! Et laissez-nous nous préparer une seconde – sinon une vraie, première- République. Qui peut raisonnablement espérer venir si facilement à bout d'une telle maturité politique et d'une telle sagesse collective ? Vers un troisième Abdelfattah… Ou encore un fleuve à détourner ? À mon point de vue ce pouvoir se tâte pour chercher, visiblement, à organiser ou à provoquer des circonstances propices à une sauvage répression ouverte à l'instar de ce qui s'est passé en Egypte et au Soudan. Nous accouchera-t-on d'un troisième Abdelfattah, comme Sissi et Al-Burhane, qui ont mâté dans le sang et les geôles profondes les révoltes de leurs peuples, prenant leur consignes (et armes et argent) comme on le sait, auprès des pétromonarchies du Moyen Orient, en passant par Washington, Paris et Tel Aviv ? J'aimerais ne pas y croire une seconde, mais je le crains de toute mon âme. Si, comme je l'appelle de tous mes vœux, ce lugubre scénario nous est évité, il en est un autre, pas moins dangereux, quoique plus sournois : celui de récupérer, détourner de son lit ce magnifique fleuve qui met l'Algérie enfin debout et fière et à l'unisson, pour que, une fois la poussière tombée, reviennent les « bonnes affaires comme avant ». Tel que je l'observe, hélas, à loisir tous les ans en Tunisie où j'ai vécu de l'intérieur leur « printemps » et son détournement. J'entrevois ce scénario déjà sous la forme de cet ubuesque groupe de « personnalités nationales-sages » prévus pour inspirer (guider ?) la dite « conférence nationale de sortie de crise ». Cette conférence, concoctée par moult partis, dont plusieurs jadis quasi satellites du pouvoir, se fait accompagner donc d'un « groupe de bonzes » qui comprend, sur six de ses membres prévus et annoncés… quatre sinon cinq – peu ou prou-, mais qu'on le veuille ou non, quasi pures créatures du « système » dont le peuple réclame l'éradication ! Ose-t-on continuer à prendre ce peuple pour un ramassis de demeurés ? Ne voit-on aucune issue pour « sauver » -encore- privilèges, situations acquises, avenir doré de ses progénitures… que par une compromission ou une autre avec le « système » à dégager, ou ce qu'il en reste ? Encore gravissime erreur ! Jamais ce peuple ne se laissera berner par de telles manigances. Les cordes sont bien trop grosses et bien trop visibles. À vrai dire, je n'ai de cesse de m'étonner – et d'être écœuré -, de voir à quel point le « système résiduel » et ses commensaux (encore actuels ou futurs-putatifs) s'entête, après cinq mois de nette et claire expression de ras le bol, à penser qu'il peut encore se maintenir coûter que coûte. Fantasmes de toute-puissance endémiques ? Aveuglement de classe si « déconnectée » qu'elle en est incapable de prendre la juste mesure de ce qui se passe ? Mystère… mais de grâce, gens de ce « néo-pouvoir, réalisez une bonne fois que rien ne s'arrêtera tant qu'il n'y aura pas sortie totale et complète de tout ce qui est ancien « système » et de ce qui s'en rapproche ou rapprochait. Rien, tant que les conditions d'une nouvelle République algérienne telle que la désire le peuple ne sont pas en place. Ce peuple ne reculera jamais, plus jamais. En conclusion : éviter la « douce récupération à la tunisienne » Avec tout le respect et toute l'affection que j'ai pour le peuple et pour mes amis Tunisiens, qui me font l'insigne honneur jamais démenti, de m'inviter assidûment à participer à la formation de leurs gestionnaires et dirigeants depuis plus de vingt-cinq ans, je me dois de faire état de ce que j'observe depuis la chute du régime Ben Ali. Hélas, il y a encore une semaine, on me répétait à l'envi, à Tunis – et cela de tous bords : cadres, professions libérales, travailleurs, dirigeants, gens de la rue…- combien tous « regrettent le temps de Ben Ali ». Grave et triste aveu d'échec de leur beau « printemps » de 2010 ! En creusant un peu plus, et me souvenant du déroulement des choses lorsque j'y étais convié en 2011 pour contribuer à la « voie de sortie », il m'apparait d'une aveuglante clarté qu'on a tout simplement dévié le cours du fleuve de la révolte populaire. Sous mes yeux j'y ai vu une sorte de brutal accaparement des forums et lieux de parole publique (télévisions, journaux, radios, salles de conférences…) par les forces de droite néolibérale. Leurs porte-voix étaient partout… y compris Hillary Clinton qui s'est déplacée personnellement, en plus des cohortes de « sbires-experts » en tout genre, fraîchement débarqués, sortis tout droit des grandes écoles de France, USA ou Londres pour répéter le mantra dont on assommait les masses jour et nuit : la Tunisie doit demeurer dans le système de « libre marché », dans celui de l'heureuse mondialisation néolibérale, dans le giron des OMC, IDE, FMI, Banque mondiale… Tandis que les amis qui m'avaient invité et moi, qui souhaitions pour la Tunisie, au moins, une réflexion sur les alternatives à une sortie de l'infernal cercle vicieux néolibéral et sa mondialisation (modèles de l'Europe du nord, du Japon, de la Malaisie, de l'Islande…) étions réduits au silence par… retraits successifs de plateaux TV, d'articles dans les journaux, d'émissions de radio, de débats publics, et même de salles ou d'amphithéâtres soudain « non disponibles ». Je reste plus que convaincu que, faire dégager tous les Ben Ali de cette terre, sans du même coup réfléchir à ce qui les a créés, ne serait que, fatalement, une forme ou une autre de retour à la case départ. Alors de grâce, laissons le loisir à notre peuple d'écouter d'autres chants, de les méditer tous, puis de choisir en toute souveraineté l'Algérie qu'il souhaite pour lui et par lui. Méditons ce regain d'anticapitalisme « néolibéral-sauvage » qui se passe aux… USA : près de la moitié des candidats démocrates vont jusqu'à se réclamer, vaille que vaille, du mot « socialisme » lui-même. De Bernie Sanders à Alexandria Ocasio-Cortez, et leur nouvelle muse économique, profondément keynésienne sinon plus, l'économiste vedette Stéphanie Kelton et ce qu'on dénomme The New Monetary Theory, avec comme buts, entre autres, de mettre la FED sous contrôle de l'Etat, de faire de l'Etat imprimeur et emprunteur de sa monnaie, de rendre les études supérieures totalement gratuites, de généraliser l'assurance maladie, de brider système de santé privée, finances et compagnies d'assurances… Méditons aussi ces paroles de Nicolas Hulot quittant récemment avec fracas le gouvernement Macron : « Nous sommes pris dans un modèle économique intenable, destructeur et vorace »… rien ne nous oblige, sinon les intérêts de ceux qui y ont intérêt, à adopter ou re-adopter un tel modèle ! Dr. Omar Aktouf, Professeur HEC Montréal