A l'aise dans la discussion, abordant les questions liées à la gestion des prisons, Mokhtar Felioune, directeur général de l'administration pénitentiaire et de la réinsertion sociale, a déclaré dans cet entretien que son seul problème réside dans la difficulté à convaincre les détenus à suivre des cours d'enseignement ou de formation. Trois ans après les événements qu'ont connus certains établissements pénitentiaires, dont Serkadji, et qui ont fait une cinquantaine de morts et autant de blessés, les familles des victimes ne savent toujours pas la vérité. Pourquoi les rapports d'enquête n'ont pas été rendus publics ? A part les événements de Constantine qui ont été le premier incident, l'administration pénitentiaire a laissé la justice prendre en charge toutes les enquêtes dans un souci de neutralité et éviter ainsi qu'elle soit juge et partie. Les procureurs généraux ont été saisis pour ouvrir des enquêtes judiciaires et il se pourrait que nous, en tant qu'administration, soyons condamnés par ces juridictions. C'est pour cela que les responsables de l'époque ont estimé qu'il fallait retirer les enquêtes sur ces tragiques événements à l'administration pénitentiaire. Ces événements ont mis en avant le point noir de nos prisons, à savoir la surpopulation. Comment faites-vous face à ce problème ? En réalité, il n'y a pas uniquement la surpopulation, mais plusieurs autres failles. Lorsque le président de la République avait parlé de réforme de l'administration pénitentiaire, la situation de ce secteur était marquée par de nombreux problèmes liés au manque de moyens, de formation, de stratégie, etc. Les premiers événements de l'établissement de Chelghoum Laïd, ont été un indice révélateur sur la nécessaire réforme judiciaire. L'Etat a débloqué des sommes énormes pour l'amélioration des conditions de détention et éviter ainsi d'autres catastrophes. Mais je suis d'accord avec vous quand vous parlez de ce point noir de la surpopulation que nous ne pouvons régler qu'avec de l'argent et du temps. Le gouvernement a déjà adopté un programme de construction, d'ici 2009, de 42 nouveaux établissements, d'une capacité de 36 000 places, selon une conception moderne dans le respect des normes internationales. Il y aura à l'avenir des salles pour un maximum de 10 détenus et des salles individuelles avec des superficies minimum de 7 m2. La norme universelle diffère d'une région à une autre. Par exemple, la norme européenne est de 12 m2, y compris les sanitaires pour les salles individuelles. En France, la norme des salles individuelles est de 9 m2, y compris les sanitaires. Nous pensons que les normes seront de 9 m2 par personne pour les salles collectives et 7 m2 pour les salles individuelles. Quelle est actuellement la moyenne de la superficie par détenu ? Elle dépend du nombre des détenus qui n'est jamais stable et qui diffère d'une région à une autre. Nous avons aujourd'hui entre 40 000 et 42 000 détenus. Dans les grands établissements comme celui d'El Harrach, cette superficie atteint 1,86 m2 par personne. Généralement, cette situation est constatée surtout dans les grandes villes où il y a une forte criminalité. Nous comptons, pour cette année, lancer les travaux de construction de 9 établissements. Avec ceux qui ont déjà démarré, d'ici 2007, nous aurons, si tout va bien, 13 000 places nouvelles. Notre grand obstacle reste les lenteurs souvent observées dans la réalisation des travaux de construction. La population carcérale a considérablement évolué durant les quinze dernières années. Pouvez-vous expliquer cette évolution ? Dommage qu'en Algérie il n 'y ait pas des institutions d'analyse qui pourraient étudier les phénomènes de société, comme nous le constatons dans de nombreux pays. Donc, tout ce que nous pourrons donner, nous, en tant qu'aperçu ou vécu, restera approximatif ou superficiel. Dans le programme spécial de réforme du secteur pénitentiaire, il a été prévu la réalisation d'un centre national des études pénitentiaires. Ce qui se passe dans nos établissements doit interpeller toute la composante de la société, surtout les centres de recherche et les universités. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Les seules demandes qui nous parviennent sont celles des étudiants qui préparent leur mémoire de licence. Nous les refusons, parce que nous jugeons que les études et les analyses sur la population carcérale sont très sérieuses et méritent qu'elles soient faites par des spécialistes, c'est-à-dire dans un cadre doctoral ou d'études approfondies. Nous avons décidé de nous outiller d'instruments scientifiques pour suivre l'évolution de la criminalité dans notre société. La petite criminalité connaît une forte augmentation, à savoir la vente et la consommation de drogue qui touche surtout les jeunes de moins de 30 ans. D'abord pourquoi ces jeunes sont en prison ? Peut-être que quelque part la société n'a pas mis suffisamment de moyens pour prévenir ce genre de situation. Ces jeunes m'interpellent sur plusieurs fronts : prise en charge sanitaire, éducative, enseignement, etc. Vous me demandez si le nombre de détenus a augmenté ou non, je vous dirai que je ne peux le savoir parce que cela dépend du travail des magistrats. Il y a ceux qui sont tolérants et préfèrent la liberté provisoire et il y a d'autres qui décident systématiquement de la détention préventive. Qu'en est-il de la prise en charge des détenus toxicomanes ? Les toxicomanes sont ceux qui sont entièrement dépendants de la drogue. Or, dans nos établissements, nous avons deux types d'individus. Des jeunes consommateurs, qui ont été exclus du système éducatif, qui aiment vivre en véritables aventuriers, et d'autres qui consomment des psychotropes. Comme ils ne peuvent pas se procurer du kif, ils optent pour les comprimés. Face à cette situation, l'administration pénitentiaire se retrouve devant une lourde mission. Il n'existe aucun protocole type fiable de prise en charge des toxicomanes en milieu carcéral, même pas au Canada qui est connu comme étant le pays le plus performant en matière de gestion des prisons. Nous sommes sur le point d'envoyer six cadres de l'administration pénitentiaire, des médecins et des psychologues, au Canada pour un voyage d'études dans le but de s'imprégner de l'expérience de ce pays dans la prise en charge des toxicomanes. Pour les Canadiens, les toxicomanes relèvent des psychologues, alors que les Français et les Italiens disent qu'ils doivent être pris en charge par les psychologues et les psychiatres en même temps (...) En Algérie, ce sont des médecins généralistes qui font face à cette situation. Ils suivent au moins deux cycles de formation par an, en collaboration avec le ministère de la Santé. En fait, la prise en charge des toxicomanes est le sujet qui a le plus bénéficié de formations. D'anciens détenus affirment que, dans certains établissements pénitentiaires, la drogue est souvent disponible ? Il y a eu des cas, mais rares, eu égard au nombre de détenus que nous avons dans nos établissements. Nous procédons donc à des fouilles inopinées et à des contrôles réguliers. Pourtant, l'inspecteur général du ministère de la Justice a déclaré qu'un directeur d'un établissement et deux de ses agents ont été relevés de leurs fonctions pour avoir laissé passer des produits nocifs... Il y a eu effectivement un directeur et quelques cadres relevés, mais pour faute professionnelle. Comment se fait la prise en charge des mineurs dans vos établissements ? Combien sont-ils ? Effectivement, cette catégorie de détenus âgés entre 13 et 18 ans - mais qui dans leur majorité sont âgés entre 15 et 17 ans - demande une prise en charge particulière. Ils sont 650 à travers le territoire national. Ils sont détenus à part et n'ont pas de contact ni avec les adultes ni avec les récidivistes. Ils bénéficient de programmes de formation professionnelle et d'enseignement, et le personnel qui les encadre est généralement qualifié puisqu'il suit des formations dans ce sens, mais aussi de mise à niveau, notamment avec l'aide de l'Unicef. Nous comptons organiserune journée d'étude, première du genre, concernant la prise en charge des mineurs, qui va regrouper les juges des mineurs, les présidents de chambre des cours des mineurs et les responsables des centres de rééducation relevant du ministère de la Solidarité nationale. C'est pour la première fois que nous allons parler uniquement de la prise en charge des mineurs sous tous ses aspects. Il y a aussi un grand programme de visites, d'activités, de loisirs que les scouts musulmans sont en train de mener dans les établissements pénitentiaires avec des campagnes de lutte contre la drogue, le tabagisme et la violence. Ce qui nous réconforte le plus, ce sont les nouvelles dispositions de loi qui consacrent la création des services extérieurs relevant de l'administration pénitentiaire dont la mission est la réinsertion sociale des détenus mineurs ou majeurs. Quelle est la situation des femmes dans les prisons ? Bénéficient-elles de programmes spéciaux de réinsertion ? La proportion des femmes est insignifiante, puisqu'elles représentent 1210 détenues sur 42 000. Parmi elles, 575 sont des mineures. Les crimes pour lesquels elles sont dans la majorité des cas condamnées sont liés au crime d'honneur et aux délits d'escroquerie. Elles ont les mêmes chances d'accès aux différentes formules d'enseignement, de formation et d'éducation, avec comme avantage d'avoir trois filières de formation en plus, la couture, la cuisine et la coiffure. Nous avons 151 filles qui ont eu le bac et 117, le brevet d'enseignement fondamental (BEF) et plus de la moitié d'entre elles ont bénéficié du régime de la liberté conditionnelle pour poursuivre leurs études. Les femmes détenues ne posent pas de problèmes au niveau des établissements. Elles sont très disciplinées. Quelles sont vos relations avec les ONG internationales ? Est-ce que vos portes leur sont ouvertes ? Nous sommes en début de discussion avec l'Union européenne pour un programme de visites de groupes artistiques destiné à animer des festivités au sein des établissements. Un autre axe de ce programme concerne la coopération et l'échange d'expériences en matière de gestion des prisons. Nous avons d'excellentes relations avec la Croix-Rouge internationale (CICR). Cette ONG choisit elle-même les lieux qu'elle veut visiter avec ses délégués. Ces derniers discutent avec les détenus en tête à tête, sans aucun contrôle ou limitation. Tous les rapports qu'elle fait sont positifs, notamment sur l'aspect lié à la relation entre l'administration et le détenu. Néanmoins, il est vrai, ils soulèvent toujours le problème épineux de la surpopulation, qui reste un point noir. Il y a une amélioration des conditions de détention et des relations des détenus avec le personnel de l'administration pénitentiaire. Ce point est très important dans la mesure où il est question de changer les mentalités et de faire admettre aux gardiens qu'ils n'ont pas uniquement la mission de garde mais également celle de prise en charge. A propos de la surpopulation de nos établissements, comment les autorités comptent-elles régler ce problème en annonçant la fermeture de certaines prisons sans construire de nouvelles structures ? Il vrai que les autorités avaient annoncé la fermeture de Serkadji par exemple, dans l'idée de le remplacer par la nouvelle structure qui devait être construire à Koléa. Le chantier de cet établissement sera lancé cette année. Pour l'instant, nous devons faire face à la surpopulation en construisant d'abord de nouveaux établissements et après en fermant les anciennes structures, surtout celles qui datent d'avant 1900 et qui sont situées en milieu urbain. Il y a bien sûr l'adoption d'un programme de nouvelles prisons qui répondent aux normes internationales en matière d'équipements sanitaires et sportifs, etc. Quels sont les problèmes que posent les détenus non encore jugés, c'est-à-dire en détention préventive ? Le règlement intérieur de nos établissements s'applique à tous les pensionnaires, qu'ils soient prévenus ou condamnés. La seule différence, c'est que ces derniers peuvent être transférés d'une prison à une autre, alors que les autres doivent rester là, en attente d'un procès. Mais au cas où l'espace nous le permettrait, ils sont séparés des condamnés et/ou des récidivistes. Pourquoi je dis dans le cas où l'espace nous le permettrait, parce que tout simplement il y a des établissements qui sont exigus par rapport au taux de la population carcérale. C'est le cas de la prison de Hadjout par exemple, conçue pour 100 détenus mais qui en accueille 200. Je n'ai pas le choix. Mais dans un établissement où les conditions sont meilleures comme à El Harrach (Alger), Lambèze (Batna), les jeunes sont séparés des vieux et les primaires des récidivistes, les condamnés des prévenus... Je peux vous affirmer que cette catégorie représente 12 % de la population carcérale, soit un peu plus de 5000 détenus sur les 42 000. Lors d'une rencontre sur la prise en charge sanitaire des détenus, de nombreux intervenants ont fait état d'un manque flagrant de spécialistes dans les prisons. Qu'en est-il de la situation ? C'est vrai, mais depuis 2003, un effort considérable a été effectué avec un recrutement de près de 200 médecins et psychologues. Le personnel médical a été renforcé de 200 % en l'espace de trois années. Pour nous, il s'agit d'accorder la priorité aux médecins, psychologues et psychiatres, puis les éducateurs, les enseignants et les formateurs. Nous allons réserver la plus grande proportion de notre budget au recrutement de ces catégories d'intervenants, dans le but d'améliorer la prise en charge sanitaire. Nous savons que nous ne pouvons pas faire de la réinsertion et de l'éducation avec un personnel de garde. Il y a tout un effort qui est en train d'être effectué dans le cadre de la réforme pénitentiaire. Tout d'abord, l'adaptation de nos textes à la réglementation internationale. Nous sommes en train d'élaborer quelque 14 textes d'application. Le nouveau prévu par cette loi, c'est la décentralisation de la décision afin de permettre une autonomie dans la gestion au niveau de la base. Le deuxième point, ce sont les services de réinsertion sociale. Ce sont de nouveaux organes qui aident les détenus à reprendre leur place dans la société, l'ouverture des établissements pénitentiaires vers l'université, les associations, etc. Il y a eu aussi le renforcement des droits des détenus et l'amélioration des conditions de détention. Pour nous, ce texte rendra le système pénitentiaire plus efficace et plus flexible. Puis vous avez l'axe humain, qui est consacré à la mise à niveau. L'année passée, il y a eu 24 sessions de formation au profit de 2970 éléments. Il y a un programme quinquennal de formation. Nous lancerons cette année la construction de la nouvelle école de Koléa, avec en même temps la poursuite des cycles de formation continue avec l'ensemble des intervenants dans le secteur. Sans oublier bien sûr la coopération internationale, pour échanger, exprimer et profiter des formations offertes par le PNUD mais également par certains pays qui nous accompagnent dans la réforme.