Plus de sondages, plus de campagne aussi. Les Européens croisent les doigts et concentrent toute leur attention sur les électeurs français qui doivent se prononcer sur la Constitution européenne. Il faut reconnaître que les dirigeants français ont fait preuve de courage politique pour les uns et de risque politique en allant vers le référendum pour les autres. Et là, se rend-on compte, les Français, à qui beaucoup de choses ont été dites sur l'Europe, disent déjà ce qu'ils pensent, une pensée que traduisent avec éloquence les nombreux sondages. Rien n'y fait, le non domine. Il irrite et inquiète au point que l'Europe entière débarque en France. Ce fut donc une campagne européenne lors de laquelle les dirigeants les plus en vue affichaient un ton délibérément alarmiste. A les entendre, « si la Constitution européenne n'est pas adoptée, le vieux continent court vers la catastrophe ». « Faux », rétorquent les opposants de plus en plus nombreux à ce texte pour les raisons les plus diverses, faisant que les souverainistes deviennent pour l'occasion minoritaires. Les questions sont abordées autrement, mais jamais, sinon rarement, sous des angles différents quand cela est possible. Comme en ce qui concerne la directive Bolkestein, ce commissaire européen qui en a pris pour son grade, mais à la réplique cinglante. En quelques mots, il a mis à nu les différentes politiques nationales et la faiblesse de nombreux dirigeants, voire leur incapacité à remplir leurs promesses, soit dans le cas de figure créer des emplois. Et personne ne pensera aux Polonais qui, à titre d'exemple, font face à ce qu'eux-mêmes qualifient d'invasion, c'est-à-dire les chefs d'entreprise européens en quête de conditions meilleures. Une telle situation rappelle celle de 1995 qui a marqué l'entrée en vigueur des conventions de Schengen, avec la suppression des frontières, faisant que des pays, qui constituent la nouvelle frontière de cet ensemble, ont subi des attaques en règle. Inquiets des conséquences d'un rejet du Traité constitutionnel par une nation-clé de l'Europe, les dirigeants européens ont redoublé d'efforts pour convaincre les Français d'approuver le texte le 29 mai, en venant battre campagne en France où le « non » semble s'installer en tête des sondages. Une telle implication de responsables étrangers dans une campagne nationale relève du jamais vu et s'explique bien sûr par la nature de l'enjeu. Mais son ampleur est impressionnante : pas un pays ou presque de l'Union européenne dont les dirigeants, mais aussi les intellectuels ou les syndicalistes, n'a tenté de faire entendre raison à ces Français récalcitrants, mais ils ne sont pas les seuls. « Les Français ont à prendre une décision européenne (...) Et si la France vote non, d'autres pays voteront non », a résumé le chef de la diplomatie allemande Joschka Fischer, alors que les Néerlandais et les Polonais notamment doivent encore se rendre aux urnes. En vain visiblement, puisque les Français et même d'autres pays d'Europe, qui ont attendu autre chose de l'Europe, semblent avoir une opinion bien tranchée. « C'est la faute à l'Europe » était une réponse à diverses préoccupations, comme pour éviter de reconnaître son échec. Rappelons-nous, aussi, comment les Norvégiens avaient dit non à une intégration de leur pays au sein de l'Union européenne. Ils ne voulaient pas financer le développement des autres, ou encore, perdre leur confort en payant de nouveaux impôts. Viennent alors les diverses directives, comme la goutte qui fait déborder le vase. Difficile alors dans ces conditions de parler autrement de l'Europe. Les dirigeants européens ont usé de tous les tons pour convaincre les Français, multipliant notamment les mises en garde alarmistes (paralysie des institutions, incertitude économique, image écornée de l'UE...). L'ex-président de la Commission, l'Italien Romano Prodi, a même prédit la « chute de l'Europe ». Certains s'essayent aussi à la flatterie, en rappelant ce que la construction européenne doit à la France et ce que celle-ci tirera d'une Europe « renforcée ». Comme l'a relevé un analyste français (Monde diplomatique de mai 2005), le débat est franchement déséquilibré, puisque très peu de place est laissée aux partisans du non. Cet observateur, qui s'est livré à une véritable analyse de contenu, a même constaté qu'une partie de la presse française a perdu ses réflexes de neutralité, voire tout simplement le respect de l'obligation de service public en appelant à voter oui. Et l'alarmisme des uns tranche avec la sérénité des autres pour qui voter « non » n'est pas un saut dans l'inconnu, mais d'abord un retour au Traité de Nice. Mais pour une fois, le décalage devient évident entre l'opinion et la classe politique. C'est l'une des leçons de cette campagne. En 1992, autre référendum européen en France, le oui est passé d'un cheveu. Il y a donc manifestement un problème.