De mémoire d'homme, on n'avait jamais vu cela. Huit wilayas infestées de criquets et 2,5 millions d'hectares traités. Des brigades de lutte travaillent d'arrache-pied mais les moyens sont bien maigres vu l'ampleur de l'invasion. Il y a deux semaines, des agents de diverses daïras se plaignaient de n'avoir rien reçu alors qu'on leur demandait d'agir. Les spécialistes à Alger avancent que « peu de dégâts ont été causés aux exploitations agricoles. » Nous sommes allés vers le sud de la wilaya en poussant jusqu'aux Oasis de Biskra. Là, le spectacle est effrayant. Nous roulions sur un interminable tapis vert sale. Ce n'était ni plus ni moins que de petits criquets nouvellement éclos. En descendant de voiture, nous les écrasions sous nos pas. L'odeur nauséabonde qui s'en dégage est particulière. Un grésillement nous indiquait le bruit que ces hordes de criquets faisaient en dévorant la végétation sur leur passage. El mered, comme on l'appelle communément, est une véritable calamité dans ces régions. Ces voraces n'aiment pas les mauvaises herbes. Ils leur préfèrent les plantes pastorales, les cultures maraîchères et les arbres fruitiers de toutes sortes. Même les palmiers ont été nettoyés de leurs fruits. Le pire est que le bétail ne broutera pas des plantes touchées par les criquets. « Nous luttons avec les moyens du bord », nous dira un paysan de Tolga. « Compter les citernes, pulseurs et pesticides ramenés par les autorités me semble bien naïf comparé à la situation hors norme que nous vivons », ajoutera-t-il. Tous les paysans dans les oasis sont embrigadés dans leurs plantations ou organisent des touizas pour s'entraider. Les uns brûlent des pneus espérant faire fuir les criquets. Les autres, au contraire, les balayent pour les amener au feu. D'autres encore achètent de grandes quantités d'insecticides afin de traiter leurs champs. Les plus nantis acquièrent des dizaines de rouleau de film plastique pour envelopper le bas des murs d'enceinte de leurs vergers ou la base des troncs d'arbres de leurs champs pour les empêcher de grimper. « Nous ne pouvons rien faire d'autre qu'attendre que leurs ailes poussent afin qu'ils prennent leur envol si Dieu le veut », dira un fellah d'Ouled Djellal (Biskra). « Malheureusement, je crains que d'ici là, il ne me reste plus rien. » Un spécialiste nous expliquera que « quand les conditions sont bonnes, les criquets peuvent dévorer 2 à 3 fois leur poids par jour. Si la lutte antiacridienne n'est pas organisée rapidement sur une grande échelle, les criquets auront raison de notre capital végétal dans les mois qui viennent. » Pour cela, il faudra traiter les foyers grégarigènes, là où il y a ponte d'œufs à leur stade d'éclosion (ou L1). La raison est simple : 1m2 de criquets au stade L1 recouvrira 1ha une fois qu'ils seront arrivés à maturité. Il sera donc trop tard pour agir. Attention danger ! De grandes quantités de pesticides, qui ne sont pas sans danger, ont été utilisées dans la lutte antiacridienne. Les citoyens ne connaissant pas les risques n'ont pas toujours respecté les modes d'emploi. Cela a causé de graves problèmes de santé aux utilisateurs. Tous les produits ne sont pas biodégradables ou le sont après quelques mois, voire plus si les doses prescrites par le fabricant n'ont pas été respectées. C'est le cas pour le Doltarin, le Deciban E C et l'U L V, des organophosphorés qui sont actuellement utilisés. En conséquence, ils perturberont les propriétés physiques, chimiques et biologiques du sol. Même les nappes ne sont pas à l'abri d'une pollution. Un cadre à la retraite nous rappellera le cas de M'chounèche (Biskra) : « En 1987, dans ce petit village de montagne, l'apiculture a été anéantie et la microflore de sa rivière détruite par l'agent utilisé alors. » Lorsque nous demandons pourquoi une telle invasion, tout le monde s'accorde à dire que les bonnes conditions climatiques ont changé les données. Normalement attendus de juin à octobre, les criquets pèlerins sont arrivés dès février par la Mauritanie. L'Algérie, pourtant pionnière dans la lutte antiacridienne, n'a envoyé d'équipe sur place qu'en avril. Mais lorsque nous demandons s'ils vont partir ou rester, même les plus grands spécialistes restent sans réponse ou nous diront que cela pourrait dépendre de plusieurs facteurs, surtout pluviométriques. Beaucoup de fellahs prétendent que les produits semblent n'avoir aucune efficacité sur les criquets. Un cadre nous répondra que « ces produits avaient été utilisés anarchiquement et ne convenaient qu'à un certain stade précis de développement du criquet. » A Seriana (Batna) par exemple, les responsables de la lutte n'ont pas confié à la population ces produits et se sont chargés eux-mêmes de la pulvérisation. « Certains produits dits organochlorés tels que le D D T (interdit depuis 1972 dans l'agriculture), le Lindane ou le H C H seraient encore retenus dans la lutte antiacridienne comme appâts empoisonnés dans certaines régions du Sud comme dernière alternative. Cela, malgré leur extrême dangerosité. Le Lindane par exemple, encore utilisé, est l'un des principaux polluants de l'eau », nous confiera un autre spécialiste. Au vu de tous ces facteurs, on comprend que cette lutte laissera d'énormes séquelles. « Espérons que nos spécialistes sauront et auront les moyens de les gérer », conclura un cadre de l'I N P V de la région. La prochaine éclosion est prévue pour septembre et pour le moment, tous les yeux sont tournés vers les prochaines réunions internationales visant à coordonner cette lutte.