Banalisé aujourd'hui, le phénomène théâtral a de quoi étonner si l'on songe à ce premier jour où un homme décide de monter sur une scène pour se montrer tel qu'il n'est pas en réalité, s'exposant aux regards d'autres hommes qui acceptent de croire à ce qui n'est pas. Rencontre étrange qui est un mélange de concret et d'abstrait, et qui permet aux uns et aux autres d'être un autre, des autres, ensemble, en un pacte tacite qui assure le divertissement au sens propre du terme, c'est-à-dire le détachement de sa propre nature et de sa propre conscience pour se différencier. Pour que le spectacle fût, il fallut une communion sacrée à l'origine, consacrée par des rites religieux et des mythes en un temps où la mythologie avait valeur de religion, avant de rompre avec l'idéologie religieuse pour proposer une alternative profane et durable. Voici la passionnante histoire du théâtre racontée par Vito Pandolfi (Marabout Université, 1964). L'histoire commence avec le genre sérieux, le plus noble, dit-on : la tragédie. Elle commence dans la rue avec les premiers beaux jours qui mènent de l'hiver au printemps, et augurent de la mort-résurrection du dieu de la vigne : Dionysos. Ce dieu-là n'est pas né en Grèce. Originaire de la lointaine Asie Mineure, il transporte dans son culte bien des mystères et draine avec lui ces relents d'un Orient réputé barbare. Est-ce un hasard en effet si, en un temps païen où l'on croyait que les divinités habitaient la terre, le ciel et la mer, ce dieu-là étranger fut assimilé à la vigne et au breuvage qui grise l'esprit et brouille la raison ? Le fait est que le cep de vigne desséché sous la bise hivernale fendait le cœur des hommes de la terre qui attendaient avec impatience les rayons de la vie et du soleil pour faire la fête, organiser des fêtes en l'honneur du dieu mort et ressuscité enfin. En mars-avril, les grandes dionysies étaient un véritable spectacle, dont le cérémonial est resté visible sur un vase conservé au musée de Bologne. Deux femmes ouvrent le cortège devant un taureau qui est suivi à son tour par deux autres personnes et par un chariot en forme de barque tiré par deux silènes. Sur le chariot, Dionysos, enveloppé dans un ample manteau. A ses côtés, une corbeille avec les instruments du sacrifice et deux satyres jouant de la flûte. Le cortège arrive sur le lieu du sacrifice, on immole la bête, et aussitôt les satyres entonnent le dithyrambe, c'est-à-dire le chant en l'honneur du dieu. Improvisé à l'origine, le dithyrambe se verra fixé dans une structure bien définie, et puis, au fil du temps, ce ne sont plus deux mais cinquante satyres qui chantent d'abord à l'unisson le même texte avant de se séparer en deux demi-chœurs, l'un interrogeant, l'autre répondant. Le dialogue dramatique se complexifie et s'affine encore. A chaque demi-chœur, on attribue un coryphée, et les coryphées dialoguent entre eux jusqu'au jour où l'on note la présence d'un personnage installé tout près du chœur : Dionysos en personne qui prend le meilleur des rôles en faisant l'hupokritès. Eh oui ! l'hypocrite. Bizarrerie de la langue qui fait de l'acteur un homme qui simule, un dissimulateur. Un fourbe. Est-ce encore un hasard si ce dieu venu d'Orient, porteur de déraison, semeur de désordre dans l'esprit et le corps, a eu le premier à jouer le rôle d'acteur ? Trop de hasards nuisent à la cohérence d'une histoire qui ne prend sa tournure tragique qu'à partir du moment où la conscience vient aux hommes d'une mise à mort et d'une injustice. Par un glissement du rite au mythe qui nous sort des temps archaïques, Dionysos apparaît comme une victime, un dieu maltraité par d'autres dieux. Le clivage entre deux sortes de divinités, les mortels et les immortels, fait basculer le dieu de la vigne du côté des hommes d'en bas, ceux qui peinent et meurent. Là-haut, tout est parfait, l'ambroisie coule à flots au son de la lyre dorée d'Apollon, dieu des arts et de la lumière. C'est ce dieu-là, en particulier, qui va cristalliser l'attention et permettre l'affrontement entre ceux d'en haut et ceux d'en bas. Au dieu de l'équilibre solaire, on va opposer le champion des arts terrestres, le dieu de la démesure, celui qui déchaîne les passions et débride les inhibitions, autorisant la rage des bacchantes et la verve déchirante d'une Phèdre attachée à faire mourir sa proie. Désormais, la volonté de puissance n'est plus le seul apanage des Olympiens. Bien sûr, il faudra mourir et c'est tant mieux, car sans mort, point de tragédie. Grâce à la mort tragique, l'existence des humains prend sens et grandeur. La jonction entre le rite saisonnier et religieux, et le mythe de l'homme qui meurt pour renaître, est désormais assurée par des hommes qui investissent leur croyance en un idéal qui les libère de leur état de muette sujétion. La mission du dieu venu d'Orient était donc claire : semer sur la terre la graine du désordre et du hurlement de révolte. Quittant les manifestations de rue anciennes, la tragédie devient un spectacle à part entière ; elle se donne les moyens de se déployer sur la scène où un personnage, un « hupokritès » peut revendiquer le meilleur rôle, celui de défier les dieux et l'arbitraire de leur pouvoir. Dionysos cède la place au héros tragique condamné à mort comme lui, sans avoir pour autant la faculté de ressusciter parce que tout se passe désormais sur la terre entre les hommes. Seulement entre les hommes enfermés dans leur condition absurde de mortels. En l'absence des dieux, du moins, peut-on se consoler en se disant que la résurrection du héros se réalise à chaque représentation, perpétuant à jamais le cycle de mort et de résurrection ? Avec Eschylle, Sophocle et Euripide, la tragédie grecque atteint les sommets de la perfection entre 499 et 406 avant J.-C., sans que les choses soient encore tout à fait figées. Le petit dernier, Euripide, aura l'audace d'ouvrir une perspective historique avec le personnage de Médée, la mère qui tue ses enfants dans la douleur parce qu'elle avait cru pouvoir prétendre à un bonheur platement humain en renonçant à sa destinée de puissante magicienne. L'expérience ne dure qu'un moment, le temps d'une parenthèse de déréliction qui plante la scène au cœur de l'Histoire désertée par les dieux et ne réservant au mythe qu'une place dans les coulisses du théâtre. Entrant dans la modernité profane, la tragédie grecque illustre une aventure où l'on voit bien que l'art subit les exigences du développement idéologique et des mutations politiques, cultuelles et culturelles. La tragédie, Le chant de boucs, devient le chant des hommes debout, prenant le risque mortel de dire non. Et il me plaît de croire qu'à l'origine de cette formidable aventure, il s'est trouvé un dieu de la barbarie pour inviter l'humanité à la raisonnable déraison et déranger l'ordre et la mesure imposés par les Olympiens pour en tirer le meilleur profit. Que serait, après tout, la lumière sans l'ombre ? Et l'arrogance des puissants sans le cri des humiliés ?