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Farès, victime de la hogra
Affaire du non-jeûneur d'Oum El Bouaghi
Publié dans El Watan le 30 - 10 - 2010

Farès Bouchouata, arrêté pendant le Ramadhan dernier et jugé pour atteinte aux préceptes de l'islam a écopé de 2 ans de prison ferme. Une peine confirmée en appel.
Le procureur général de la cour d'Oum El Bouaghi affirme que cette sanction a été prononcée pour dégradation de biens d'autrui. L'avocat de Farès affirme que le verdict du procès contredit cette déclaration. Pourquoi ce jeune a-t-il été arrêté ? Quels sont les chefs d'inculpation retenus contre lui ? El Watan Week-end a mené une contre-enquête, et a découvert que même si Farès a été dénoncé, Oum El Bouaghi n'est pas la région du conservatisme et de l'intolérance.
De la poussière survole la route. Les constructions inachevées longent de part et d'autre le chemin menant à la cité des 750 Logements d'Aïn Beïda. Le tout donne à cette ville dépendant de la wilaya d'Oum El Bouaghi, une atmosphère de précarité qui colle bien à l'image de ville délaissée qu'on pourrait se faire de ce coin enclavé de l'Est du pays. A la recherche de la mère de Farès Bouchouata, une heure passée dans les artères principales de la ville suffit pour constater que la modernité boude ce petit bout de l'Algérie. Une apparence de pauvreté et de désœuvrement sur les visages et dans l'architecture est, par contre, indéniable.
«Non, je n'ai jamais entendu parlé de cette affaire ! Deux ans de prison ferme pour avoir mangé durant Ramadhan», s'exclame un adolescent croisé à l'entrée de la cité. Le regard vif et la parole légère, il ajoute sur un ton moqueur : «Je n'ai pas fait carême cette année, ils ne m'ont pas emmené en prison !» L'adresse indiquée est fausse, il va falloir repartir de l'autre côté de la ville pour retrouver le quartier où habitait le non jeûneur emprisonné. A la place appelée «Droudj» sur la route menant à Kenchela, Hamid, chauffeur clandestin dit connaître Karima* el fermilia (l'infirmière), la mère de Farès. «Elle habite de l'autre côté de la ville. Elle est assez connue par ici, à cause de ses filles…» Hamid n'en dira pas plus. La 405, au moteur vrombissant démarre en direction de la Cité SNMB.
Parcours d'un jeune désœuvré
Le hasard faisant bien les choses, la première femme abordée sur les lieux n'est autre que Karima El Fermlia, la mère de Farès. A l'entrée de son immeuble, elle s'exprime sans retenue : «Mon fils subit une grande injustice, il est vrai qu'il a un passé de délinquant mais il se reconstruisait. Il a certes déjà fait de la prison mais ces derniers temps, il s'est vraiment rangé, confie-t-elle d'emblée. Je lui ai loué un local dernièrement et il en a fait une salle de jeux. Le jour de son arrestation, il était justement allé acheter du Sanibon pour nettoyer son local. Ils l'ont arrêté et tabassé alors qu'il s'était juste installé avec le mari de sa sœur qui déjeunait. Quand je suis allée le voir à l'hôpital, il était dans les vapes et je n'ai même pas pu lui parler. Quelle colère j'ai éprouvé quand j'ai su qu'on l'avait amené au commissariat sans lui faire de certificat médical alors qu'il a eu 26 points de suture !» Alors que Karima se laisse emporter par son dépit, un objet, jeté du haut de l'immeuble percute le sol. Elle interrompt son flot de paroles et rétorque violemment à l'adresse de la personne qui se cachait derrière sa fenêtre.
Des répliques dures et menaçantes qui laissent ensuite place à autant d'émotion que de confusion : «J'ai quatre garçons et deux filles et je travaille dur pour subvenir à leurs besoins. Farès a grandi dans la souffrance et m'a posé beaucoup de problèmes après mon divorce. Il a touché à la drogue et a été mêlé à des histoires de vols mais c'est un garçon bien». Un autre objet se brise par terre, cette fois-ci, c'est de l'immeuble d'en face que le projectile a été lancé. Pour se protéger, la mère propose de s'abriter dans le hall de l'immeuble où les amis de Farès rejoignent la conversation : «Ici, il y a des gamines qui se font violer sans que la police ne se déplace et pourtant ils ont accouru quand on les a appelés pour un non-jeûneur !», confie l'un d'entre eux. La mère de Farès reprend de façon tranchante : «Au tribunal, on a voulu me rendre le Sanibon qu'on a trouvé chez mon fils le jour de l'arrestation, je leur ai dit de le garder et de laver leur tribunal avec !».
Indifférence ambiante
A la cité de l'Espérance, où a été arrêté Farès, personne ne semble être au courant de l'affaire. Deux villas, à l'entrée du quartier dont les murs donnent dos à une autre cité, celle des 100 logements. C'est ici, dans un coin ombragé entre les deux cités que les trois non jeûneurs ont été surpris. Mais fait étrange, les habitants des environs n'ont pas entendu parler de cette affaire. Un homme rencontré sur place s'étonne : «Je ne comprend pas, depuis quand on enferme les gens parce qu'ils ne font pas carême ? Il n'y a qu'à faire un tour au parc de l'Emir Khaled pour trouver bien plus grave, des jeunes qui boivent et fument du shit en toute tranquillité tout au long de l'année.» Une femme du quartier, qui n'est également pas au courant de l'affaire, rétorque spontanément : «Deux ans, c'est beaucoup pour cette accusation !». L'information à Aïn Beida ne circule, apparemment, pas facilement. Ou alors les gens ont d'autres préoccupations en tête. C'est ce que suggère un autre habitant du quartier qui explique : «Je suis très occupé par mon travail, et je n'ai pas l'habitude de lire les journaux et comme les gens n'en parlent pas…». Un peu plus loin, un homme connaît l'affaire et évoque d'ailleurs la mise au point du procureur général qui dément que Farès ait été arrêté pour non observation du jeune. Mais l'homme n'est pas de la région. Il s'appelle Hamid Ferhi. C'est un militant algérois venu justement à Aïn Beida pour cette affaire. Avec lui, Salim Yezza, un autre militant originaire de T'kout, venu lui aussi s'enquérir de la situation suite à la publication de la mise au point du procureur général qui a jeté le flou sur cette affaire. Le cabinet de Me Sabeg se trouve à quelques mètres d'ici, et c'est d'ailleurs l'occasion d'en savoir un peu plus sur le contenu de cette mise au point.
Jugement confirmé
L'arrêté du procès en mains, Me Sabeg explique sur un ton serein et ferme que le flou n'a pas de place dans cette affaire. «Le compte rendu du procès est clair, mon client a été inculpé pour deux chefs d'inculpation : atteinte à un dogme ou précepte de l'islam et détérioration des biens de l'Etat. Il a été notifié le 17 octobre dernier dans un jugement définitif à la cour d'Oum El Bouaghi, que l'accusé écope de deux ans prison ferme pour les deux chefs d'inculpations retenues contre lui». Concernant la mise au point communiquée par le procureur général de la cour d'Oum El Bouaghi, Me Sabeg confie avoir été étonné : «J'ai appelé tous mes collègues qui ont assisté au procès, je me suis rendu à la cour d'Oum El Bouaghi le 26 octobre dernier, et j'ai vérifié auprès du greffier et dans le réseau d'application de la cour et le résultat est le même. Farès Bouchouata a effectivement été jugé pour deux chefs d'inculpation dont celui de l'article 144 bis 2, d'atteinte à un précepte de l'Islam.» Cette version vient donc contredire les déclarations du procureur général qui soutient «qu'en appel, la cour n'a retenu contre Farès Bouchouata que le délit de destruction de bien d'autrui». Me Sabeg souligne d'ailleurs l'absurdité de ce jugement en rappelant ce qu'il a déjà affirmé dans sa plaidoirie : «Si on part du principe que la non observation du jeûne est une atteinte à l'islam, on doit également arrêter toutes les personnes qui ne sont pas à la mosquée pour la prière du vendredi et aussi toutes les personnes ayant les moyens d'aller à la Mecque pour El Hadj et qui ne le font pas.»
« A chacun sa liberté »
Maintenant que le jugement pour non observation du jeûne est confirmé, il y a lieu de se diriger vers Oum El Bouaghi pour en savoir un peu plus sur cette contradiction flagrante entre la réalité des faits et les déclarations du procureur général de la cour, exprimée dans la mise au point citée plus haut. Il est déjà trop tard, pour espérer le faire réagir. Mais à cette heure tardive de la journée, les cafés de la ville débordent de gens qui ont beaucoup à dire. Le café Hayouta, situé au centre de la capitale des Haracta, est le théâtre d'agitation et de va-et-vient incessants. «En 1993, j'étais lycéen et je me rappelle que Djeninet Azitoune (le jardin des olives, parc situé non loin de la cour d'Oum el Bouaghi) était le lieu de rencontre des non jeûneurs en plein Ramadhan, ils y mangeaient le plus normalement du monde et je sais qu'ils le font toujours», raconte Hafid, un chaoui très prolixe, quelque peu surpris par ce jugement. Djamel, assis à la même table que lui, ajoute : «Nous n'avons jamais eu de problème de ce genre, nous sommes certes conservateurs et pieux mais dans la région, nous respectons la liberté de chacun». Le sujet inspire tout le monde. Yazid, jeune musicien de la région explique : «La religion est une affaire privée, personne n'a de droit de regard sur cette question». Le sujet passionne certes, mais pas au point de susciter une envie de mobilisation contre cette décision de justice, que tous s'accordent à qualifier d'inacceptable. «Nous n'avons pas cette facilité à la contestation qu'ont les Kabyles. Nous n'avons pas le même degré de conscience dans la région, ni les mêmes moyens. On se contente donc d'en parler mais ce n'est pas une raison pour appliquer une justice ici et une autre en Kabylie», confie un jeune vivant entre Oum El Bouaghi et l'Italie.
Lapsus juridique
Le jour se lève sur Oum El Bouaghi comme une promesse de nouveauté. Mais non tenue, évidemment. Chacun reprend ses activités avec la même nonchalance qui caractérise la région. La cour située au centre de la ville a ouvert ses portes depuis une bonne heure et les nombreux restaurants de choua qui longent l'allée commencent à laisser se promener les odeurs appétissantes de viande grillée. Le procureur général, joint d'abord par téléphone en vue d'un entretien, se laissera surprendre et ne répondra que de manière hâtive : «Je dois aller en déplacement et je crois que tout a été dit dans ma mise au point», rétorque-t-il avant de prendre la peine d'écouter les dernières informations communiquées par Me Sabeg, contredisant sa version. «Il s'agit d'un lapsus», explique-t-il. «L'arrêt du jugement n'a pas encore été rendu public, et après les attendus des magistrats, il a été décidé que seul le second chef d'inculpation (détérioration des biens d'autrui) sera retenu contre lui», ajoute-t-il. Mais d'après le prononcé du procès évoqué par Me Sabeg, deux chefs d'inculpation ont bel et bien été retenus contre Farès et il n'y a pas eu d'acquittement pour le premier chef d'inculpation. «Un arrêté sera rendu public dans deux semaines corrigeant ainsi le premier prononcé du procès qui n'est pas révélateur des véritables résultats du procès. Il faut aussi savoir que ce jeune à beaucoup d'antécédents avec la justice», explique le procureur général.
Procédure qui trouve difficilement de logique juridique, selon l'avis de plusieurs avocats, mais qu'à cela ne tienne. Qu'en est-il alors de Farid Feloussa, aujourd'hui en fuite, jugé par défaut et qui a écopé, lui, de 3 ans de prison ferme sans avoir cassé de vitre. «Oui, certes, nous allons d'ailleurs régler son problème. Il sera acquitté dans ce même arrêté qui sera rendu public dans deux semaines.» Histoire close ? Peut-être pour le procureur général qui vient de trouver là une manière détournée de régler un problème qui s'apparente à une vraie dérive judiciaire, mais pas pour Farès Bouchaouta qui en a encore pour plus de 700 jours à passer dans les geôles pour un crime qui ne figure dans aucune loi algérienne. Tous les observateurs ayant suivi cette affaire attendent avec impatience l'arrêt du jugement. «Vont-ils aller jusqu'à falsifier le prononcé du procès ?» se demandent plusieurs voix. Il faudra attendre deux semaines pour le savoir.


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