Francfort, hall des expositions, mercredi 19 octobre, 9h du matin. La journée s'annonce froide et belle, mais au fond, là où je me dirige cela compte très peu. Depuis le métro jusqu'au cœur du grand hall des expositions, on a très peu l'occasion d'affronter le dehors. Dès l'abord, au Centre international, une foule impressionnante stationne là. Le monde est là, et on a immédiatement la sensation de ce même vertige qui nous traverse, le vertige de la présence simultanée et irréelle du monde entier : toutes les langues, toutes les nations, tous les savoirs. Mais cette foule, paradoxalement, si elle génère un brouhaha très vite fatiguant, elle ne semble pas dans une excitation particulière. Elle est là, presque calme, non pas comme une meute avant la tempête, mais plutôt comme ces milliers de coureurs du marathon de New York, massés derrière la ligne de départ, qui savent que la course sera longue, épuisante et qui dans cette perspective s'ébrouent négligemment, papotent, rigolent un coup, comme des compagnons de route, comme des frères d'armes. Ils sont là donc - Russes, Japonais, Allemands, Américains, Français, Mexicains - tous ceux pour qui le livre est une passion dévorante, tous ceux qui ont décidé, un jour, qu'ils allaient donner un sens à leur vie, sans savoir que cette passion se transformerait en sacerdoce, en un culte étrange, aux rituels mystérieux et immuables. Babel. Une fois le ticket d'entrée en main (une carte magnétique qui fait office de sésame), on s'engage dans le labyrinthe des passions livresques. Autant le dire : rien ne ressemble moins à l'idée que l'on se fait d'un Salon du livre que le Salon international du livre de Francfort. Ici, il s'agit plutôt d'une succession de galeries, boyaux, corridors, couloirs, plus ou moins longs, plus ou moins embouteillés, qui par moment, sur les côtés ou au-devant de soi, s'élargissent, s'évasent, s'aèrent, se dilatent en d'immenses salles accueillant les stands. Ainsi, cinq grands pavillons se greffent le long d'une longue colonne vertébrale, où sont répartis les éditeurs. Au centre, la zone nationale et internationale, où l'on trouve pêle-mêle : Espagnols, Français, Grecs, Néerlandais, Japonais, et bien entendu les Coréens (invités d'honneur de cette édition) d'un côté, et les Allemands de l'autre part. Entre eux, un carrefour, où prend place l'espace de débat de la télévision allemande ZDF, un stand d'information, un kiosque à journaux. Non loin, une seconde zone internationale, où l'on trouve d'autres aires géographiques (Turquie, Roumanie, Pologne, Inde...) et l'espace principal de débat du Centre international. Il accueillera des conférences, des lectures et des rencontres diverses, échantillons d'un monde multiforme et qui se veut ouvert. Au cours des jours, se succéderont ainsi des écrivains lituaniens, une conférence sur l'ironie chez Cervantès, un débat sur la langue allemande à l'heure de la mondialisation, et ô surprise divine ! une rencontre intitulée « Schéhérazade digitale, les femmes et la culture dans les pays du Golfe » ! Fatima Mernissi accompagne donc May El Khalifa pour parler des bouleversements en cours dans cette partie du globe. Cette dernière n'est rien moins que la directrice du fameux Centre pour la culture et la recherche Ibrahim El Khalifa de Bahreïn, en même temps qu'elle a le titre de ministre de la Culture de ce petit pays. On y apprend que son centre, une magnifique bâtisse d'un style composite, mélange de tradition discrète et de modernité douce, organise tout au long de l'année une série de conférences où sont conviés les plus grands noms de la pensée et de la création arabo-musulmanes. Ainsi Mohammed Arkoun y a projeté ses lumières, de même donc que Fatima Mernissi, qui à ce titre apporte un éclairage saisissant. Elle ne dit pourtant pas pourquoi, malgré les bonnes volontés, l'argent disponible, les compétences existantes, pourquoi il tarde à surgir dans le monde arabe une vision, une pensée culturelle qui trouverait sa matérialisation en livres, pourquoi à Francfurt apparaît d'une façon criante l'absence du livre arabe. L'Algérie ne participe pas, le Maroc et la Tunisie très peu (deux éditeurs), l'Egypte ne propose rien sinon un stand médiocre. Tout cela en vérité est déprimant. Lorsque l'on déambule, traversant le monde en une centaine de pas, l'on mesure combien notre retard est immense et quelle distance (un gouffre) nous sépare des autres nations. Des chiffres, encore des chiffres. Sur quelle base mesurer la valeur des choses, comment estimer le degré d'avancement d'une nation en matière livresque ? On peut dire que le livre est aussi un indice pertinent pour évaluer l'état d'une société. Il n'y a pas que la macroéconomie chère à la Banque mondiale. Et que nous disent les livres ? C'est à Francfort que l'on peut en prendre le pouls. Tous les livres sont là, certains heureux, d'autres malheureux, ils disent l'étrange aventure de l'odyssées humaine depuis la nuit des temps, ils chuchotent, sur leurs étagères, de drôles d'histoires, ils nous racontent notre relation au monde, nos rêves et nos désillusions, et, surtout, à Francfort, c'est là que l'on se rend compte combien nous leur sommes redevables, depuis les premiers hiéroglyphes, jusqu'à l'imprimerie numérique en passant par les parchemins d'Asie et l'invention d'un certain Gutenberg. Un essai réjouissant du Mexicain Gabriel Zaid permet d'en saisir les enjeux. Dans son livre, Bien trop de livres ? Lire et publier à l'ère de l'abondance (éditions Les Belles lettres, 2005), Gabriel Zaid rappelle à ceux qui seraient tentés par la nostalgie, que malgré l'avènement de la télévision et de l'Internet, il n'y a jamais eu autant de livres publiés de par le monde. Non pas seulement en quantité, mais proportionnellement au nombre d'habitants de notre planète. Ainsi, il rappelle qu'en 1450, à l'invention de l'imprimerie, il publiait 100 titres par année, et qu'en 1950, ce chiffre est grimpé à 250 000, alors qu'aujourd'hui, il publie un million de titres annuellement ! Gabriel Zaid, dans un trait d'humour typiquement latino-américain, ajoute que « l'humanité publie un livre toutes les 30 secondes. En supposant un coût moyen de 25 euros et une épaisseur de 2 cm, il faudrait 25 millions d'euros et 20 km d'étagères pour agrandir la bibliothèque de Mallarmé, s'il voulait dire aujourd'hui : la chair est triste, hélas ! Et j'ai lu tous les livres. » C'est à ce livre que l'on pense en parcourant les allées du Salon du livre de Francfurt, et c'est à notre ignorance que nous sommes ramenés. Il suffisait de parcourir les stands de l'espace coréen, l'invité d'honneur de ce salon, pour tout d'un coup prendre conscience de ce que signifie l'avancement d'une société. Ce pays est tout bonnement le 7e producteur mondial de livres avec près de 36 000 titres publiés chaque année. Bien plus, 30% de ces parutions sont des traductions (entres autres, plus de 1000 titres traduits dans les sciences sociales), dont une bonne partie du japonais, c'est-à-dire de l'ennemi d'hier ! On le sait, la traduction est l'autre facteur d'évaluation de l'avancement d'une société. Plus on traduit, plus on signifie la capacité à s'ouvrir à l'autre, à emmagasiner le savoir, d'où qu'il vienne. Autre exemple. Selon les chiffres du Centre national du livre grecque, la Grèce, petit pays de 10 millions d'habitants, a publié plus de 8000 titres en 2004, dont près de 3000 traductions ! C'est-à-dire que, pour aller vite, ce pays traduit en un an ce que le monde arabe met dix ans à faire ! Il n'y a pas de secrets, non décidément. Il est bien entendu, que la liberté d'expression demeure le fondement numéro un de toute expansion livresque. Pas de lecture sans livres, et pas de livres sans libertés individuelles. On peut dire alors, que le développement coréen et grecque est parallèle à l'avènement de la démocratie dans ces deux pays. Ainsi va le monde. Sur le stand de l'Arabie Saoudite, un décor fastueux, un grand espace où règne... le vide, ailleurs tout simplement des livres et encore des livres. Rien d'autre. Contrairement à l'opinion commune, les livres parlent d'eux-mêmes, et ils se transforment en miroir où nous découvrons le vrai visage de nos sociétés. En me laissant gagner par la sérénité qui se dégageait de l'espace coréen, je devenais subitement rêveur, presque mélancolique, fasciné par l'énergie déployée, la rigueur du travail et surtout, comprenant définitivement qu'il fallait se tourner vers Le Soleil Levant. Et puis l'année prochaine, l'Inde sera invitée d'honneur. C'est un bon prétexte pour retourner à Francfurt et voir de quoi il en retourne dans cet immense pays et, accessoirement, admirer les belles de Bollywood !