Truffé de références cultuelles locales et de témoignages directs, le théâtre algérien, d'entre le début des années 1940 et la première moitié des années 1950, a aisément rendu lisible et visible la magie de la langue populaire, une langue du moment, une langue du présent, à la fois souple et indicative de la situation. Ce théâtre, à la langue simple, une langue hybride à bien des égards, n'édicte pas une école déterminée, n'a pas la prétention d'ouvrir un champ expérimental précis, n'inscrit pas son intervention dans un courant littéraire convenu. Les mots choisis sont d'abord sentis comme repères immédiats parce qu'ils sont immédiatement habitables dans un théâtre délibérément dépouillé, un théâtre qui contraste dans son fond et sa forme avec la majesté austère des salles à l'italienne, toutes construites pour délasser le colon et ses alliés, les fonctionnaires, administrateurs et autres militaires. Dans cette stratégie des humbles, les parlers locaux, gestes, couleurs du terroir et formes d'expression populaires seront les instruments privilégiés de ce théâtre assez vite entré dans les mœurs des gens de la périphérie, un théâtre dénonciateur de tares sociales comme l'alcool, l'avarice, la veulerie, la vertu bafouée, l'égoïsme, l'incompétence, les déviations morales. On n'est pas dans l'exigence esthétique absolue mais bel et bien dans la complicité pour condamner le vice et louer la vertu. Le texte n'est ni figé, ni définitif. Nourris de bons et loyaux sentiments, les animateurs de cette forme d'expression, au départ importée, sauront ainsi vite rentabiliser leurs réseaux de sympathie auprès de populations autochtones citadines demeurées très longtemps éloignées des salles de théâtre. En effet, très vite, ces acteurs-animateurs du cru – d'extraction modeste dans une grande proportion –, auront compris que l'art des tréteaux, qu'ils se proposaient d'investir, se devait d'avoir l'humilité d'écouter le petit peuple, de faire acte d'amitié avec les anonymes de la cité, les fondus dans la foule, recrutés majoritairement chez les personnes illettrées et analphabètes. Ainsi, parvenaient-ils à offrir des spectacles à lecture rapide, des spectacles à socle local continuateurs de tradition. Connaissant leurs publics parce que lui parlant d'abord dans sa verve et ses jargons de tous les jours, ces artistes polyvalents, qui continuaient pour certains à s'approvisionner en théâtre européen pour en faire des adaptations – notamment celles de Molière –, inscrivaient presque naturellement leur démarche thématique dans la mise en avant-scène de personnages directement inspirés des archétypes de leur société. En effet, ils empruntaient à ces derniers leurs traits essentiels, appuyaient jusqu'à la caricature sur leurs tics et élocutions, insistaient sur les défauts qui les accompagnaient pour justement tenter de traduire les expressions vivantes d'un peuple qui bouge. Situées sociologiquement et historiquement dans le temps et l'espace, les pièces de cette période charnière s'inscrivaient volontairement dans un théâtre à la fois déridant et didactique, un théâtre qui aide à vivre et à s'identifier par le biais de tranches de vie emmenées sur la scène par le truchement d'interventions où le tragicomique domine à outrance. Les pièces sont consommées comme on a l'habitude de consommer les dires du «goual» des souks tournants ou hebdomadaires. Le personnage principal interprète généralement son rôle sur un canevas qu'il enrichit au fil des représentations et surtout du retour d'écoute de celles-ci. A bien des égards, la pièce, notamment en tournée, se joue comme un feuilleton. Elle est organiquement faite pour être jouée. Moralisantes ou humoristiques, les répliques ou lambeaux d'expressions elliptiques, irriguées par moments par des dictons populaires et proverbes, se placent d'emblée sur le registre de la photographie élargie. Jouant selon l'humeur du moment, le spectacle est pour ainsi dire en constante métamorphose. Généralement, les œuvres de ces comédiens chansonniers, «hlaïki», n'aspirent à aucune espèce d'abstraction, ne cherchent nullement à dénouer des définitions trop étrangères à leur goût. Ils ne sont ni dans la grandiloquence, ni dans la redondance verbale. Leur unique désir est de se faire voir et entendre, même si par moment ces baladins du geste amplifié et de la parole débridée ont recourt à l'héritage technique de l'autre pour exprimer leur désir de communiquer. On joue dans la salle de l'autre pour tenter de s'éloigner des habitudes de cet autre. On copie sur la structure de l'autre mais on refuse de rester la photocopie de l'autre, de trop s'encombrer de ses costumes, de ses époques et de ses canons esthétiques. Cependant, il convient de signaler que cette façon de faire le théâtre ne voulait nullement dire que ces animateurs de théâtre autochtone se plaçaient d'emblée sur le terrain de remise en cause frontale envers leurs collègues européens. Ils étaient beaucoup plus dans la quête d'une singularité que dans la confrontation directe. Ce qui les intéressait le plus, c'était de trouver un accès spécifique vers une démarche de partage dans ce théâtre à résonance populaire, une forme de discours théâtralisé qui leur permettrait de renouveler la fable en divertissant le plus grand nombre. La fable qui les connaît, la fable répétée, pas celle jugée «sophistiquée» venue d'outre-mer. En effet, les pièces qu'ils montaient, et dont beaucoup viraient à la farce une fois offertes aux publics, restaient réfractaires aux corsets du conformisme des pièces jouées par la minorité européenne ou encore celles de la métropole en tournée dans les grandes villes d'Algérie. Le motif principal des hommes-orchestres de ce théâtre, dans le choix de tel ou tel thème, n'était pas d'insister trop sur la technique, consignée dans les canons du théâtre classique. Ce qui les motivait le plus, c'était d'ouvrir aux exclus qui leur ressemblaient, les deux battants du théâtre en tant qu'art fraîchement débarqué chez eux. Les émotions qu'ils prodiguaient sont intimement liées aux préoccupations de ces exclus. Les mises en scène, au sens européen du terme, n'étaient pas non plus toujours des préoccupations cardinales dans leur option dramatique. Acquis à l'autopsie du quotidien dans ses charmes désuets et surtout ses laideurs écarlates, les écrivains-acteurs étaient plus à l'aise dans l'instinct que dans l'intellect pour exprimer l'homme de leur temps, hypocrite ou sincère, respectable ou bigot, noble ou ignoble, usurier ou avare, dégénéré ou jaloux de son image. Nous sommes dans un théâtre temporel à code originel retouché, un théâtre à effet de miroir dont le ton, parodique à bien des égards, bouscule les convenances, libère l'expression, montre les ridicules de la société autochtone par le biais de personnages «typisés», facilement identifiables. Un théâtre de représentations fragmentées, chahutées, à l'intérieur duquel circule une âme collective d'où sont lancés des clins d'œil affectifs à des personnages insolites. Un théâtre qui sait tenir et retenir et traduire sans fioritures des ambiances plébéiennes du moment, des bruits de la ville localisés, ses perceptions politiques, une sorte de réalisme poétique frondeur, bâti sur la sagesse et les fabliaux populaires. Dans ce théâtre, le comédien-pivot est porte-voix d'une fronde, peut être défenseur d'une cause, témoin à la bravade gentille, médiateur aligné, transfuge, montreur de misère psychique, enfin une sorte d'intermédiaire où se mêlent lapsus volontaires, balbutiements convulsifs, imagerie populaire, dérision à la pelle et confusion joyeuse des genres. D'une certaine manière, on retourne au peuple ce qui vient de lui, sa propre image. Une image grossie pour les besoins de la cause à travers des pièces généralement gaies, plus portées par la démonstration verbale que dramaturgique. Ils faisaient leur la définition du grand dramaturge belge de la première moitié du XXe siècle, Michel Ghelderode, qui affirmait : «Le motif profond du théâtre est d'exprimer l'homme de son temps.» L'histoire arabo-musulmane a été, elle aussi, régulièrement convoquée pour la construction de ce théâtre qui se voulait un peu différent de ce qui était importé d'Europe. Cependant, cet emprunt n'était pas nécessairement pris des livres d'histoire mais bel et bien cueilli dans «le répertoire» d'héritages et legs moraux, jalousement gardés par la population autochtone. Reconstituée par recoupements très souvent hasardeux, il faut le souligner, à travers notamment des réminiscences, récits oraux, allégories anciennes et écritures saintes, cette attitude était également perçue comme une sorte de révolte du comportement face à une réalité bouillonnante qui incitait à faire de ses liens d'appartenance psychique une formidable fabrique de mythes et légendes. Celle-ci se voulait capable d'affuter la dignité bafouée en entretenant une hérédité fantasmatique à travers des «actualisations-réactualisations» obligatoirement tournées vers ce fameux retour aux sources. Un retour obligatoirement imbibé d'épopées chimériques, exaltantes, exemplaires. Un retour qui consoliderait l'éveil, appuierait une reconnaissance, soulignerait une subjectivité patrimoniale, adhèrerait à un combat autonomiste commun. Toutefois, il faut préciser que les partisans de ce type de théâtre qui, pour certains montaient leurs textes dans un arabe littéraire châtié, étaient plus dans l'adhésion sentimentale à l'ancienne que dans la reconstitution exacte des fonds culturels communs convoqués. Les artistes autochtones ne réécrivaient pas l'histoire mais l'illustraient à travers des faits jugés saillants, coloriaient à l'occasion ce qu'il y avait à colorier. Une manière chez eux de tenter d'échapper aux exemples prodigués par la colonisation, de contourner les interdits de temps peu cléments en se réfugiant dans un temps ancien, celui des fascinations principalement initiées par les courants de la Nahda arabe. Dans ce recours réhabilitant, les épopées au parfum épique ressuscitées (réinventées ?) aidaient à doser l'inspiration de ces artistes de l'instantané qui, pour faire exister leur algérianité, faisaient ainsi appel à la collaboration de leurs ancêtres, de naissance ou d'appartenances, vrais ou légitimés, prédécesseurs enjolivés pour montrer leur différence et faire barrage aux mots d'ordre frontalement intégrationnistes dans ce grand chambardement politique accéléré par le mouvement de Libération nationale de cette fin de la Seconde Guerre mondiale. Le mythe véhiculé par l'histoire, ou plus exactement par des survivances charriées par l'histoire, leur servait aussi bien de tribune narrative à la diffusion d'imageries pieuses liées à la morale traditionnaliste et surannée que de remparts sur lesquels ils s'adossaient afin de moins craindre les incertitudes du moment. A cet égard, l'espace théâtre, pour certains d'entre eux, devenait un art de l'invocation par excellence, un dépositaire privilégié des deux béquilles de la personnalité : la religion et la langue arabe. Un contrepoint aux modèles de civilisation distillés par le théâtre français foncièrement dominateur. En somme, la pratique théâtrale est placée aux avant-postes de ce qui était supposé représenter l'identité du peuple spoliée du droit fondamental à la citoyenneté. Alignée sur des concepts idéologiques, cette pratique brandira son appartenance au vif de la mêlée sociale et à chaque fois que ses promoteurs partisans jugeaient le moment opportun à dire leur conviction. Ainsi, apparaît-elle comme le lien par excellence où pourrait grandement se concilier le destin local à un destin communautaire, dont la matrice essentielle serait la langue et la religion et les rituels qui vont avec.