Le corps de la garde communale connaît ces derniers jours des soubresauts provoqués par un mal longtemps contenu et «apprivoisé». Le vent de colère qui souffle sur tout le pays n'a pas manqué de toucher cette composante des forces de lutte contre le terrorisme : 10 000 gardes communaux ont pu manifester cette semaine à Alger où, pourtant, les marches demeurent interdites. C'est que le mal que vit la garde communale est profond. Il est le «fruit de l'injustice et du mépris» que n'ont eu de cesse d'afficher envers eux les pouvoirs publics. La garde communale, un corps paramilitaire, a été créée au milieu des années 1990. Elle compterait aujourd'hui quelque 90 000 éléments actifs, auxquels s'ajoutent des dizaines de milliers d'autres écartés, tués, blessés et partis à la retraite. ENGAGEMENT ET SACRIFICE L'article 69 de la loi de finances complémentaire 2010 vient mettre un terme à un débat qui s'annonçait houleux et difficile, tant il devait trancher le sort de ce corps à la lumière de la «paix retrouvée, grâce à la réconciliation nationale». Cette loi prévoit l'ouverture, dans les écritures du Trésor, d'un «fonds pour le financement du redéploiement des agents de la garde communale». Mais ce «redéploiement» vient ajouter une couche supplémentaire au mécontentement larvé des gardes communaux. Ils ont justement manifesté pour dire qu'ils ne se laisseront pas faire aussi facilement, mais aussi et surtout pour faire entendre leurs revendications. Nous nous sommes rapprochés de quelques-uns de ces combattants dans la wilaya de Boumerdès pour voir de près de quoi ils se plaignent. Ici, le corps de la garde communale compte aujourd'hui 1524 éléments répartis sur 59 détachements dans les 33 communes du département. Comme leurs collègues à l'échelle nationale, ils dénoncent cette «terrible injustice qui fait de nous de la chair à canon», pour reprendre les propos d'un élément de l'est de la wilaya de Boumerdès qui a requis l'anonymat. «On nous a mis, ces jours-ci, en quartier consigné, pour nous empêcher de protester et d'aller marcher à Alger. Mais viendra le jour où le pouvoir s'apercevra qu'il avait commis une grosse erreur en nous considérant comme des citoyens de seconde zone», ajoute-t-il. Car dans cette région particulièrement touchée par le terrorisme islamiste, les gardes communaux ont été à l'avant-garde de la lutte antiterroriste. Plus d'une centaine d'entre eux ont trouvé la mort dans des embuscades ou des attentats terroristes les ciblant directement. «C'est sur nous que les forces de sécurité comptent lors des opérations de ratissage et dans la lutte antiterroriste en général, car nous avons une bonne connaissance du terrain. Vous pouvez vous-même le constater : nous sommes toujours au-devant. Au niveau des points de contrôle routier, nous sommes toujours aux extrémités, tandis que les autres corps de sécurité se mettent au milieu. Au demeurant ceci ne pose pas de problème parce que nous nous sommes engagés pour cela. Ce qui est inacceptable, c'est de faire de nous un genre de citoyens bons uniquement pour la mort», déplore Saïd, qui travaille depuis 10 ans dans la région des Issers. Il rappelle que le 14 février dernier, une centaine de gardes communaux, exerçant dans la région de Boumerdès, ont organisé un sit-in devant le siège de la wilaya pour réclamer leurs droits. L'action a été rééditée au début de ce mois de mars juste avant la marche organisée à Alger. Le premier noyau de la garde communale dans la wilaya de Boumerdès a été formé par 7 citoyens, en 1994, dans des conditions particulièrement difficiles. Il s'agissait de Arous Lounès, Dafal Mohamed, Guessiouer Saïd, Amarache Mohamed, Dorbane Mohamed, Rafaâ Ali et Doukhandji Mohamed, ancien moudjahid. Seuls Arous, Rafaâ et Doukhandji sont encore de ce monde. «Trahis et abandonnés» Dafal et Guessiouer ont été enlevés par les terroristes, torturés durant 22 jours, puis tués, avant même la mise sur pied de cette première cellule. Ils venaient tout juste de finir une formation accélérée sur les armes automatiques et ils n'étaient pas encore armés. Les terroristes sont venus les chercher à leur domicile. Dorbane, lui, sera tué en 1996 en allant récupérer leurs os dans un maquis de Beni Amrane, après qu'un terroriste repenti leur eut indiqué l'endroit où ils avaient été abandonnés. L'un des fondateurs de ce noyau, Arous Lounès, se rappelle : «Juste après nous, un moudjahid a lancé le groupe d'Ouled Moussa, à l'ouest de la wilaya.» Mais tous ces gens se sentent aujourd'hui «trahis et abandonnés, tandis que les ennemis de la patrie bénéficient d'un traitement de faveur». Pendant que l'Etat parle de leur «versement» dans d'autres métiers, les gardes communaux axent le débat sur leur situation induite par «l'injustice et le mépris». «Depuis le milieu des années 1990, nous travaillons sans aucun statut. Nous sommes tous des contractuels soumis au diktat des autorités. Beaucoup de nos collègues ont été licenciés juste pour avoir dénoncé certaines pratiques ou pour avoir osé réclamer un minimum de droits», nous affirme un autre garde communal de Chabet. Un autre ayant exercé la fonction de chef de détachement relève : «Après 16 ans de service dans le corps et avec un total de 38 ans de travail, je suis parti en retraite avec 26 000 DA par mois pour une famille de 10 enfants. Pis, il y en a qui sont partis en retraite avec 10 000 DA par mois. C'est honteux !» Ces hommes ne se plaignent pas seulement de n'avoir rien gagné, mais surtout d'avoir «tout perdu». «J'étais cadre dans une entreprise en 1994. En m'engageant dans la lutte antiterroriste, j'ai dû abandonner ma maison au village, mes terres, mes projets et tout ce que j'avais. Lorsque des terroristes nous ont attaqués en 1999, un de mes enfants a été grièvement touché et garde à ce jour une balle dans son corps. Pire, suite à l'attentat ayant ciblé l'entreprise Razel, en juillet 2008, mon fils, qui travaillait comme agent de sécurité, a été arrêté et emprisonné durant près d'une année. Cette ultime insulte à ma famille m'a beaucoup touché. Je suis parmi les pionniers de la lutte antiterroriste dans la wilaya de Boumerdès, mais on arrête mon fils pour terrorisme !», dénonce M. Arous. Notre interlocuteur insiste que les gardes communaux n'ont même pas droit à un mois de congé annuel : «De 1995 à 1999, on nous accordait 15 jours de congé par année. De 2000 à 2010, on est passés à 21 jours. Aujourd'hui, on décide de dissoudre, simplement, ce corps.» L'injustice et l'exploitation dans ce corps est telle que «plus de 3000 éléments ont été radiés du corps dans la wilaya de Boumerdès», selon une source bien informée. «On s'est même permis de mettre dehors des victimes du terrorisme qui ont été déclarées relativement invalides, avec seulement quelques centaines de dinars par mois. Et certains ont mis deux ans pour régler leur situation avec l'assurance sociale», s'indigne un autre garde communal. M. Arous s'élève contre le manque de considération et l'ingratitude affichée à l'adresse de ces hommes : «Aujourd'hui, on se retrouve dans une situation inadmissible. Ma fille, par exemple, mariée à un autre garde communal, n'a pas où abriter ses enfants. Les autorités les ont chassés d'un sous-sol à Ammal et c'est un cousin qui a mis à sa disposition une habitation précaire au village», déplore-t-il. Et de s'interroger : «Devrait-on laisser s'exposer à l'insécurité un garde communal, père de famille, qui touche moins de 20 000 DA par mois dans l'Algérie d'Al aïza oua al karama ?» Les gardes communaux, avec qui nous avons discuté, sont unanimes à réclamer une «nette augmentation des salaires, l'établissement d'une prime de risque conséquente, l'augmentation de la prime de panier, le solde de comptes au départ à la retraite et l'augmentation des retraites pour les éléments qui sont déjà sortis». Ils insistent aussi sur le congé annuel et les journées de récupération. Si jamais le corps venait à être dissous, les gardes communaux réclament un départ en retraite anticipée, refusant ainsi d'être «virés» dans d'autres secteurs ou intégrés dans d'autres corps. Ils disent attendre du concret de la part de l'Etat, bien que bon nombre se disent sceptiques et interprètent les propos de Daho Ould Kablia comme «une réponse négative à nos doléances». «En écartant les revendications d'indemnisation et de revalorisation des retraites, l'Etat refuse de reconnaître que beaucoup d'injustices ont été commises à notre égard», nous dit-on. «De toute manière, on ne va pas s'arrêter en si bon chemin», concluent nos interlocuteurs.