Vêtu d'un «dengri», un «shanghai» noir, habit populaire en Tunisie, Taoufik Ben Brik a bien voulu s'extirper de sa retraite pour nous livrer ses sentiments sur ce qui agite son pays depuis le 17 décembre 2010 et l'immolation de Mohamed El Bouazizi, «ce guerrier du trottoir» comme il l'appelle. Poète, écrivain, journaliste «en exil» même s'il vit à Tunis, lui qui publie un peu partout (le Courrier international, Libération, le Monde, le Nouvel Observateur, la Croix, etc.), Taoufik Ben Brik est surtout connu pour avoir été un opposant notoire à celui qu'il surnomme «Zaba» ou encore «Ben Avi». Un guérillero de la première heure. A lui seul, c'est un haut symbole de résistance à la «dictature de proximité», comme il dit de Ben Ali et ses «3P» (la police, la pègre, le parti). On se souvient particulièrement de sa grève de la faim de 42 jours entamée le 3 avril 2000 pour dénoncer les graves atteintes aux droits de l'homme en Tunisie. Personnage haut en couleur, féroce, attachant, le verbe haut, caustique, chambreur, grillant cigarette sur cigarette, il nous parle de «son» 14 janvier qu'il relate, du reste, dans un livre-événement, son 10e : Tunisie, La Charge. Il nous fait part également de ses désillusions et de ses colères de journaliste. A 50 ans, il n'a rien perdu de son impertinence créatrice. Langue de bois connais pas… Propos recueillis à Tunis - D'abord, comment avez-vous vécu, Taoufik Ben Brik, cette incroyable journée du 14 janvier ? C'est un peu le couronnement de votre combat contre le régime de «Zinochet»… Je l'ai vécue comme la plupart des Tunisiens. J'étais devant le ministère de l'Intérieur. En fait, j'étais là comme observateur, comme journaliste. Je devais faire un papier sur ça. - Honnêtement, vous attendiez-vous à une chute aussi brutale de Ben Ali ? J'étais sûr que ce jour-là il partirait. Tout était là pour dire qu'il va foutre le camp. Il faut souligner que cette révolution n'a pas été voulue seulement par le peuple. Elle a été voulue avant par le système lui-même parce que Ben Ali a commencé à désorganiser le système. C'est comme si dans le système solaire, la lune fait ce qu'elle veut, Saturne fait ce qu'il veut… En Tunisie, il y a toujours un ministère et son ombre. Il y a le ministère de l'Intérieur, et au Palais de Carthage, il y a des ministères de l'Intérieur. A chaque clan, son ministère. Le «système Ben Ali» voulait se débarrasser de Ben Ali. Il était devenu un caillou qui faisait grincer la machine, et il fallait s'en débarrasser. Il faut savoir que le système Ben Ali est une constellation organisée autour des «3P» : la pègre, la police, le parti et tout autour, il y a d'énormes satellites. Il ne faut pas oublier que l'Amérique a toujours été là, de même que la France, à travers leurs services de renseignements. Moi je crois que Ben Ali a carrément été poussé pour commettre la gaffe qu'il ne fallait pas, c'est-à-dire les tueries, surtout celles de Tala et de Kasserine. Personnellement, je suis persuadé qu'ils ont marchandé avec lui, et ça, je l'ai écrit. Ce n'est pas seulement l'armée, la police ou les grands conspirateurs de l'Etat. Les Etats-Unis et la France aussi étaient dans le coup. Ils ont marchandé. Ils lui ont donné un milliard et demi et sa femme a foutu le camp avec. La plupart de ses gendres ont quitté le pays avant le 12 janvier. - Toujours est-il que l'événement détonateur aura été l'immolation d'El Bouazizi. Le pays était sur une poudrière, le peuple tunisien était déterminé à en découdre, toutes ces villes de l'intérieur, «portuaires de la révolution» selon votre formule, et auxquelles d'ailleurs vous dédiez votre dernier livre… C'est vrai que les gens tendent aujourd'hui à minimiser cette étincelle. Tout d'un coup, les gens qui étaient couards deviennent des vaillants et des braves. Il fallait aller au-delà de la peur parce que s'immoler, ce n'est pas à la portée d'un petit bourgeois scolarisé qui a sa villa à Gamarth. D'ailleurs, il ne s'est pas immolé chez lui, il l'a fait sur la place publique. C'est donc un acte public, c'est un acte qui a un parfum de religiosité. Une religiosité non pas «religieuse», mais une religiosité lumineuse, bouddhiste presque. S'immoler, c'est une façon de dire : Voyez, moi, je suis capable de me faire encore plus de mal que le mal que vous comptez me faire. Donc je peux aller plus loin dans la souffrance. Le peuple n'en pouvait plus. Ben Ali a enlevé toute humanité aux Tunisiens. Il les a rendus lâches, mouchards, minables. Il a fait de nous des animaux enfermés dans une réserve immense. Il faut dire qu'on ne s'est pas soulevés seulement contre Ben Ali mais aussi contre l'Etat. L'Etat pour les Tunisiens, c'est un poste de police, un tribunal et une prison. Moi je n'ai connu que ça. - Vous êtes un symbole de résistance au régime répressif de Ben Ali. Vous avez longtemps porté quasiment seul le fardeau du peuple tunisien. Le 14 janvier, vous ne vous êtes pas dit je ne suis plus seul, tous les Tunisiens sont désormais des Taoufik Ben Brik ? Non, non, au contraire. Je me suis senti bien seul ce jour-là. C'est que, avec le départ de Ben Ali, je perds ma muse. J'ai écrit des tonnes d'articles sur lui, des livres sur lui. J'avais quelqu'un sur qui déverser ma haine. La haine, on ne peut pas la réserver à n'importe qui. Du coup, changer de sujet m'est très difficile. Moi je n'ai écrit que sur Ben Ali pratiquement. Je m'identifie un peu aux humoristes américains, Bruce Lenny, Woody Allen… Pour eux, les présidents sont de bons clients. C'est après tout notre travail. Le président, il faut le démolir, le ridiculiser. C'est une façon de le rendre humain. Surtout que nos présidents à nous deviennent… je ne sais pas comment… «El Presidente». Ils ne restent pas des Présidents. Ils gonflent et deviennent tout d'un coup des Nosferatu, des anthropophages, des Hannibal L'Eclair. Ils se délectent de notre chair vive. Maintenant, je n'ai plus de véritable sparring-partner. Je suis comme ces lutteurs Sumo, il me faut des poids lourds. Là, la prise est maigre. Ce sont tous des poids mouches, avec ces Ghannouchi, Caid Sebsi, etc. - On vous a d'ailleurs reproché d'avoir rabaissé Yadh Ben Achour… Je dis ce que j'ai à dire, et eux, ils font ce qu'ils ont à faire. Pourquoi, je leur dois quelque chose ? Wella chaddine aliya esma la tih (ils empêchent le ciel de me tomber sur la tête ?). Mon travail, c'est d'en découdre avec le système. Eux, ils sont de l'autre côté de la palissade. Moi, je suis comme une sentinelle, une vigie, un sniper. Tu passes, je tire. Aux autres de faire l'éloge de ces messieurs. Alors, au moins qu'on me laisse ça. Je suis seul à cet exercice, qu'on me fiche la paix ! Tout le monde fait l'éloge de Yadh Ben Achour (président de l'instance supérieure de la réforme politique, ndlr). Ils disent de lui que c'est un type respectable, de bonne famille. La belle affaire ! Est-ce qu'on a besoin d'un type respectable, de bonne famille, bourgeoise, hautement bourgeoise ? Les seuls qui ont fait la révolution, ce sont les enfants de la balle, c'est les pieds nus, ceux qui ont chargé Tunis capitale à main nue. C'est les habitants des cités poudrières, c'est des villes entières qui ont marché comme Kasserine, villes portuaires de la révolution. Les véritables guerriers de cette révolution restent aux aguets, restent en dehors, le sabre brandi. Les autres, ils ont déjà remis leurs armes en échange de «bassboussettes». Moi ils m'ont approché, ils veulent me caser. Mais je ne vais jamais me caser ! Je ne suis allé voir ni Ghannouchi ni ce Béji Caid Sebsi. Ce ne sont pas eux qui ont fait la révolution. J'ai un mépris incommensurable pour ces gens-là. Il nous faut des Evo Morales, des Lula, des gens qui nous ressemblent. Il faudrait des gens qui ne portent pas de cravate. Cette révolution, personne ne la voit comme une révolution unique et exclusive. Pourtant, c'est une révolution énorme. Elle a bousillé la planète entière, a fait marcher une nation entière de l'Atlantique à l'océan Indien. Les gens ne voient pas que nous avons fait une révolution qui est meilleure, qui précède toutes les autres révolutions. C'est une révolution du XXIe siècle faite par des hommes du XXIe siècle par les moyens du XXIe siècle, avec un esprit du XXIe siècle. Et cette révolution ne peut pas être encadrée par un cours de droit constitutionnel. Mais on s'en fout de la loi ! La loi vient toujours pour encadrer le hors-la-loi. La révolution, c'est cette belle anarchie, ce chaos formidable et splendide qu'on veut enterrer. - Vous avez annoncé votre candidature à l'élection présidentielle. Quel sens donner à cette annonce ? C'est de l'ironie, de la provocation… ? Avant tout, c'est pour désacraliser la fonction présidentielle. Si Taoufik Ben Brik peut prétendre à se porter candidat à la Présidence de la République, alors tous les citoyens tunisiens peuvent le faire. Pour le reste, je dirais juste : «Wait and see et Yes we Can !» (rires). - Vous estimez que le métier de journaliste n'existe pas en Tunisie pour avoir été banni sous Ben Ali, et vous vous présentez comme un «journaliste en exil», même si vous vivez à Tunis… Dites-moi, est-ce que je peux parler, est-ce que je peux écrire ici ce que je suis en train d'écrire comme je le fais en France ou même en Algérie parfois ? C'est impossible à faire ici. - Pourtant, après le 14 janvier, les journaux tunisiens se sont lâchés… Au fond, c'est un problème qui ne concerne pas que la presse. Le système Ben Ali est toujours là. Il est même resplendissant et flamboyant. On n'a rien arraché, ni le pouvoir soldatesque et l'armée ni rien du tout. On n'a pas le baroud, on n'a pas les «flouss» (l'argent), on n'a pas la justice, on n'a pas l'administration et on n'a pas la presse. - Avez-vous été approché par des journalistes qui vous dénigraient sous Ben Ali pour demander pardon comme l'a fait Abdelaziz Jeridi qui a carrément fondu en larmes devant Sihem Bensedrine ? Par ailleurs, il y a le cas de Mohamed Krichen, le confrère d'Al Jazeera, qui a engagé des poursuites contre les propagandistes de Ben Ali qui le pourfendaient. Etes-vous prêt à tourner la page ? Eprouvez-vous de la haine envers les journalistes qui vous ont sali ? Non, pas du tout, pas du tout. Je n'ai pas de haine. En fait, ces gens-là, je leur dois quelque part un quart de ma célébrité. Il ne se passait pas une semaine sans qu'il y ait un portrait salé de moi dans leurs journaux de caniveau. D'ailleurs, je deviens triste lorsqu'ils me lâchent un peu. Ils m'ont fait de la publicité, et je leur dis merci. - Vous disiez donc qu'au fond, rien n'a changé dans la presse tunisienne. Vous ne percevez vraiment aucun changement ? Elle se montre quand même plus critique… Je ne peux pas croire que des chiens de garde qui ont longtemps été les chiens de garde de Ben Ali deviennent tout d'un coup des chiens errants et enragés. Comment peuvent-ils devenir aussi vite des journalistes vaillants et courageux ? J'aurais préféré qu'ils restent eux-mêmes, c'est-à-dire des gens qui appartiennent toujours à la garde blanche. J'aurais eu pour eux un peu d'estime. Un peu de décence, quand même ! Il aurait fallu que ces gens vident les lieux. Si vous me demandez pourquoi vous ne travaillez pas dans un canard tunisien, je vous répondrais : mais il n'y a même pas de place. Toutes les places sont prises. Il n'y a même pas de strapontin, pas même dans le poulailler. D'ailleurs, je n'ai pas de carte de presse. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Pour moi, le journaliste doit rester libre de toute attache. - Vous refusez d'être encarté, «encravaté»… Complètement ! Est-ce que c'est la carte de presse qui va attester que Taoufik Ben Brik est journaliste ? Je les envoie chier, et je ne veux pas entendre parler d'eux. La vérité est que je n'aime même pas les côtoyer. Ce ne sont même pas des journalistes. Ils n'ont jamais fait leur métier de journaliste. - Un nouveau code de la presse est en gestation. La reconfiguration du paysage médiatique tunisien n'a pas besoin d'une loi sur l'information selon vous ? Pour moi, il faudrait juste calquer l'article 1 (le premier amendement) de la Constitution américaine, c'est tout. C'est le droit à l'expression. En fait, moi, dès qu'on me parle de textes de loi, je me braque. Pour moi, le journaliste est un hors-la-loi. Qu'ils fassent leur loi ! Qu'est-ce que ça veut dire une année ou deux années ou six mois de prison ? On les fait, c'est tout ! En vérité, on les emmerde plus qu'ils ne nous emmerdent. En nous faisant brimer ou emprisonner ou embastiller, ils ne font qu'amplifier notre parole. Nous sommes les hors-la-loi, les bandits d'honneur, de ce siècle. Les poètes de ce siècle. Les poètes d'un écrit éphémère qui atterrit chez le poissonnier, qui sent le poisson après, ou la viande ou les fruits… Le journaliste a une marchandise lumineuse et précieuse. Les autres, à côté, vendent du vent, de la pacotille. - Avez-vous gardé des séquelles de vos détentions et vos grèves de la faim en prison ? Je souffre d'une maladie orpheline. Mais, vous savez, il y a des gens qui ont gouverné la planète entière assis sur une chaise roulante. Et si vos lecteurs vous prenaient au mot : «Aux armes les oubliés», ce mot d'ordre qui orne la jaquette de votre livre ? (Rires) Ça serait fantastique ! Je niche au 9e étage d'un immeuble et je baroude avec ma plume comme d'autres baroudent avec le baroud lui-même.