L'IRIS est l'Institut des relations internationales et stratégiques, basé dans la capitale française. Maître de conférences à l'école de Sciences-po de Paris, M. Abderrahim est également professeur associé à la California University. Dans cet entretien, il estime que «la chute d'El Gueddafi provoque une nouvelle donne stratégique». -Quels seront les premiers chantiers du futur gouvernement libyen ? Il me semble que dans ce genre de situation, il faut d'abord rétablir la sécurité pour permettre à la population de vaquer à ses occupations. Ensuite, il s'agit pour l'instance provisoire de relancer l'appareil économique du pays, afin d'éviter un chaos total. Le CNT vient de présenter un agenda politique, lors de la rencontre des «Amis de la Libye», à Paris. L'organisation d'élections aura lieu dans 20 mois. -Le plus difficile commence : rassembler des tribus et des personnalités qui n'ont jamais pu s'unifier ? Et quelle sera l'attitude des dirigeants du CNT ? Vont ils se retirer ou être candidats ? Compte tenu du fait que la plupart d'entre eux sont des transfuges de l'ancien régime, je pense qu'ils devraient s'effacer pour éviter tout risque de règlement de comptes. Les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne craignent désormais la prolifération d'armes et les nuisances de groupes salafistes. -Pensez-vous que les rapports de force seront équilibrés pour éviter une guerre civile ? Rien n'est moins sûr. Même si je ne le souhaite pas aux Libyens. Mais il y a plus de 140 tribus en Libye. Ce pays n'a jamais été constitué en Etat et ce n'est pas une nation. Les risques de fragmentation sont réels. Tout dépendra de la capacité des responsables du CNT de convaincre leurs compatriotes de participer à la fondation d'un pays nouveau, dans une démocratie réelle. A propos des islamistes, il n'y a pas de doute sur le fait qu'ils constituent un courant important, ce qui ne signifie pas qu'il est dominant. Mais pour l'heure, il est impossible de mesurer son influence. En revanche, les armes, qui ont été mises en circulation par les différents acteurs du conflit, représentent un véritable risque de déstabilisation des pays environnants. -L'Union africaine refuse de reconnaître le CNT en tant que représentant du peuple libyen. Quelle analyse pouvez-vous avancer sur ce positionnement ? Il faut rappeler que la Libye a été un gros contributeur de l'Union africaine et qu'El Gueddafi a financé de nombreux projets en Afrique. Certains sont toujours en cours d'exécution. L'inquiétude est double ; tout d'abord l'organisation panafricaine craint que cette intervention constitue un précédent, et que d'autres pays puissent être à leur tour menacés. L'Afrique du Sud est très mécontente parce qu'elle a essayé par deux fois une médiation, pour tenter de trouver une solution politique à la crise. Par deux fois, les Européens s'y sont opposés. Je pense que dans quelque temps, ce pays reconnaîtra le CNT, mais pas dans l'immédiat. Quant à l'Algérie, je trouve qu'il y a une certaine cohérence entre l'attitude et les principes traditionnels de la diplomatie algérienne : non-ingérence et respect de la souveraineté. Par ailleurs, l'Algérie a été accusée à diverses reprises d'avoir laissé passer des armes vers la Libye. Jusqu'à présent, personne n'a pu apporter de preuves. -Des compagnies commencent déjà à signer des contrats, tous secteurs confondus. Qui seront les pays les mieux servis et ceux qui seront boycottés par le futur gouvernement libyen ? Je ne connais pas la teneur des négociations qui se déroulent dans les coulisses, et dans ce genre de situation, personne ne s'exprime jusqu'à la signature des accords. Ensuite, on peut imaginer que la France, en pointe dans ce conflit, ne sera pas absente des grands chantiers dans la reconstruction de la Libye. -Comment se dessine l'avenir de la Libye et du Maghreb ? Pour la Libye comme pour le Maghreb, c'est une page nouvelle qui va s'écrire. Ma conviction est que la chute d'El Gueddafi provoque une nouvelle donne stratégique. Pour le Maghreb, pour l'Afrique et pour la Ligue arabe. Si la transition se déroule convenablement et que la Libye retrouve la stabilité et se dote d'institutions viables, la question de l'UMA pourrait se poser en des termes nouveaux. Et quelle place pour l'Algérie dans ce nouveau contexte régional ? Les enjeux pour la France sont très différents. L'Algérie c'est beaucoup d'histoire et de passion. La Libye c'est beaucoup de perspectives économiques. A Paris, on va sans doute réfléchir à une nouvelle politique de gouvernance en Méditerranée. Tout cela va prendre du temps, et l'on ne mesure pas encore totalement les effets de cette intervention militaire. -Des membres de la famille d'El Gueddafi (épouse, fille, deux fils) sont entrés en Algérie, officiellement pour y transiter seulement. L'Etat algérien indique les avoir acceptés pour des raisons humanitaires. Quelles seront les conséquences d'une telle décision dans les futures relations avec le prochain gouvernement libyen, d'essence CNT ? La polémique autour de l'accueil de la seconde épouse du colonel El Gueddafi et de ses trois enfants a provoqué des tensions avec le CNT qui a réclamé des excuses à l'Algérie. C'est excessif et je suis convaincu que les différends vont s'aplanir. Je voudrais tout de même rappeler que bien d'autres chefs d'Etat déchus ont trouvé refuge à l'ét$ranger après leur chute. On peut nommer le shah d'Iran reçu en Egypte ou bien Mobutu réfugié au Maroc où il est mort. Les relations internationales sont essentiellement dominées par les intérêts des Etats. Il me semble qu'il ne faut pas exclure l'idée que la famille d'El Gueddafi puisse être une carte et un enjeu dans de futures négociations avec le CNT.Ce qui me paraît le plus important aujourd'hui, c'est que les autorités algériennes disent ce qu'elles veulent et quels types de relations elles souhaitent établir avec leur voisin libyen.