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Notre mal développement : Une fatalité ou notre responsabilité ?
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Publié dans El Watan le 03 - 11 - 2011

Dans quelques mois, nous célébrerons les 50 ans de notre indépendance, et cela devrait être une occasion inespérée de procéder à un bilan. Cependant, se poser un instant et faire le point n'est utile que si l'on ose regarder la vérité en face, quels que soient les sentiments qu'elle nous inspire, effroi, regret ou amertume. Il faut beaucoup de courage pour affronter la réalité et beaucoup de force pour ne pas s'effondrer. C'est sans doute la douleur de réaliser l'étendue de nos échecs, ou le fait de devoir désigner des coupables, qui nous prive d'un bilan qui serait salutaire. Pourtant, lorsque l'on observe l'Algérie, ce qui est le plus frappant, c'est l'impression d'une société totalement égarée, engagée dans une fuite en avant, pour nulle part. L'heure de l'introspection ne semble malheureusement pas encore venue.
L'Algérie donne l'impression d'être une sorte de bateau fantôme à la dérive, et personne n'en a conscience, parce que personne n'ose regarder ni par-dessus bord ni les instruments de mesure qui, pourtant, s'affolent depuis longtemps. Fantôme parce que mes compatriotes semblent avoir renoncé à leurs rêves, même les plus simples, et un homme sans rêve n'est-il pas un homme mort ?
Un chèque en blanc a été fait à nos aînés, à l'aube de l'Algérie libre. Quels chiffres peut-on y lire 50 ans plus tard ? Les 100 000 à
300 000 morts de la guerre civile des années 1990 ? Les centaines de suicides de jeunes Algériens qui continuent d'endeuiller
l'Algérie ? Les centaines de harraga qui se noient chaque année, préférant risquer leur vie plutôt que de rester dans notre pays ? Notre Algérie serait-elle donc devenue une prison à ciel ouvert ?
Au-delà de ce bilan «macabre», celui auquel assistent les vivants est bien pire sans doute. Le bilan économique et social est peu reluisant, eu égard aux espoirs que l'on nourrissait pour l'Algérie à l'aube de son indépendance. Dans les années 1960, personne ne pariait sur la Corée du Sud et l'on prédisait à l'Algérie de devenir une puissance qui compte. Cinquante ans plus tard, la Corée du Sud est classée dans les 50 premiers pays en termes de PIB par habitant et l'Algérie, loin derrière à la 126e place. Nous pourrions nous livrer à une énumération sans fin des statistiques froides, traduisant nos faibles performances économiques, notre incapacité chronique à édifier une société de progrès. Mais ce qui est le plus important, c'est la réalité sociale qu'elles traduisent, celle que vivent des millions d'hommes et de femmes, condamnés à souffrir en silence, incapables de se faire entendre, d'exprimer leur désir frénétique d'en finir avec le mal-vivre qui les étreint chaque jour un peu plus.
La «réalité» qui m'interpelle le plus, c'est celle que vit notre jeunesse, car outre le fait qu'elle représente 70% de la population de notre pays, elle est le premier baromètre de l'état de santé d'une nation. L'état de la jeunesse, la façon dont on la traite et sa perception de l'avenir, voilà ce qu'il suffit d'examiner pour comprendre le bilan catastrophique auquel nous sommes parvenus en un demi-siècle de politique du gâchis. Que nous dit notre jeunesse ? Nous n'en savons rien à vrai dire, car nous ne l'écoutons pas, pire, nous ne l'entendons pas. Je suis allé à sa rencontre, je l'ai écoutée et j'ai réalisé à quel point notre faute était lourde face à cette jeunesse dont nous avons bradé le présent, et pire, l'avenir. A y regarder d'un peu plus près, ces millions de jeunes Algériens sont notre seule richesse et au lieu de la cultiver, nous l'avons réduite à une vie de frustrations en tous genres, gaspillant un potentiel immense que pourraient nous envier bien des peuples bâtisseurs.
Forts de cette jeunesse aux ressources immenses, nous pourrions nous enorgueillir d'avoir des fleurons de l'industrie mondiale et des scientifiques de renom. Au lieu de cela, nous en sommes réduits à tirer une fierté d'avoir construit des routes et des immeubles, oubliant qu'elles sont le fait de la technologie développée par les autres peuples, de leurs entreprises et même de leurs travailleurs. C'était à nous de choisir ce que nous ferions de notre richesse humaine et nous avons, bien évidemment, fait le mauvais choix, celui de la médiocrité. Un homme ne vaut que par ses réalisations, qu'avons-nous donc réalisé en 50 ans ? Quelle a été notre contribution à l'humanité ?
Les liesses populaires qui se sont déroulées lors de la dernière Coupe du monde de football, avec le drapeau de notre pays qui s'est retrouvé fièrement brandi par nos compatriotes partout dans le monde, m'ont fait réaliser à quel point nous avons perdu toute confiance et toute foi en nous-mêmes. Là encore, affronter la réalité en face permet de la comprendre. Notre contribution au savoir universel est nulle, que ce soit dans le domaine culturel ou dans les domaines scientifique et technologique. L'Algérie figure encore et toujours dans le peloton de queue de tous les classements internationaux.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Jusqu'à quand continuerons-nous à accepter d'être l'ombre de nous-mêmes ? Les plus fatalistes d'entre nous, et je crois savoir qu'ils sont très nombreux, trop nombreux même, voudraient nous persuader que l'histoire de l'Algérie post-indépendance ne peut que nous conforter dans l'idée que notre pays a été frappé par la malédiction. Ainsi, nous aurions commis une sorte de péché originel que nous devrions expier avant de prétendre enfin à vivre pleinement la liberté que nous avons reconquise au prix de tant de sacrifices. C'est cependant une solution de facilité, la solution du résigné, voire celle du condamné.
Notre tragédie n'est peut-être simplement que de notre propre fait ? Prenons le pétrole. Dans notre cas, il est une malédiction parce qu'il a permis l'instauration et la pérennisation d'un ordre social qui s'avère totalement antidéveloppement. Pour autant, en soi, nos ressources en hydrocarbures pourraient constituer un formidable levier de développement. Elles permettraient par exemple de financer, à moindre coût social, des grands projets et toutes les réformes structurelles nécessaires pour bâtir un tissu économique compétitif (l'administration, l'éducation, le système bancaire, la modernisation des entreprises, etc.).
Une véritable politique de développement, accordant un rôle stratégique au secteur des hydrocarbures pour le financement de la croissance aurait pu nous permettre, en l'espace de 10 ans, de doubler notre PIB. Mais c'est une tout autre histoire que nous avons vécue. On ne peut qu'observer le paradoxe entre l'accumulation de réserves de change (à des niveaux jamais atteints dans notre histoire) d'un côté, et de l'autre la détérioration de la situation sociale, atteignant un niveau préoccupant pour la cohésion de notre société. Comment l'injection de dizaines de milliards de dollars dans l'économie a-t-elle pu déboucher sur des émeutes et un malaise social aussi profond ? Plusieurs facteurs permettent de le comprendre et d'expliquer pourquoi cette situation n'est paradoxale qu'en apparence.
En premier lieu, il y a l'absence de réformes structurelles dignes de ce nom, qui auraient pu permettre la création et le développement d'un nombre suffisant d'entreprises nationales. En second lieu, il y a notre ordre social, qui repose sur la domination de la société par l'Etat, la restriction des libertés et l'incitation aux comportements de rente et non de production. En troisième lieu, la destructuration de la société, le délitement de la confiance sociale nous ont rendus incapables de penser et d'œuvrer collectivement dans tous les domaines (économique, sociétal, et politique). La perte de nos valeurs morales, qui en est un corollaire, a laissé place à un comportement opportuniste qui s'est généralisé à tous les échelons et toutes les sphères de la société.
En quatrième lieu, notre manque de foi en nous-mêmes : nous ne croyons pas en ce que nous faisons, et c'est ce qui explique nos échecs dans tout ce que nous entreprenons, ou presque. Enfin, la dernière cause de nos malheurs, et non des moindres, est notre déresponsabilisation collective, le renoncement à nos devoirs premiers les uns envers les autres, et de fait, envers nos propres enfants.
Le terme «responsabilité» a, depuis longtemps, disparu du vocabulaire des Algériens, aussi bien ceux qui sont aux commandes du pays que les simples citoyens. Lorsque l'on tente de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là, tout le monde se réfugie derrière un «ils», composé d'individus imaginaires en réalité, qui devraient endosser seuls la responsabilité de notre descente aux enfers. Il n'y a pas de complot ourdi par une poignée d'hommes qui auraient pour ultime objectif de nous maintenir sous le joug de leur domination destructrice. Et quand bien même ce serait une réalité, c'est certainement notre déresponsabilisation collective qui leur a laissé le chemin libre.
Ainsi, un bilan aussi lourd que le nôtre, en vies humaines, en existences sacrifiées, en jeunesses brisées et volées, ne manquera pas de provoquer des renvois de balle. Chacun se tournera vers son voisin pour lui demander des explications, au lieu de chercher en lui-même les raisons de son échec, de notre échec. Personne ne veut endosser la moindre responsabilité, mais tout le monde revendique sa part de pouvoir, voilà ce qui caractérise la situation tragicomique dans laquelle nous nous trouvons. Ce qui est sans doute le plus dramatique, c'est le fait que «l'élite» ait également renoncé à toute responsabilité, par manque de courage et d'imagination, mais sans doute aussi parce qu'elle est également victime de la perte de foi collective dans les capacités de notre peuple.
Au final, c'est une sorte de comportement autodestructeur qui s'est emparé de nous, collectivement. Tout se passe comme si nous étions psychologiquement sous la domination d'une peur de réussir, de prétendre au bonheur, qui nous pousse instinctivement à adopter des comportements d'éternels perdants.
Tout comme chacun de mes compatriotes, je suis totalement atterré par la quasi disparition de la fierté qui était la nôtre au sortir de la guerre de libération. A l'étranger, je constate avec amertume à quel point nous paraissons insignifiants, pire, méprisables. Pourtant, je sais que notre potentiel est immense, j'ai foi en notre peuple, et je le crois capable, tel le phénix, de renaître de ses cendres. Mais, il ne faut plus nous contenter de vœux pieux, nous devons devenir les acteurs de notre destin. A l'heure où nombre de peuples du Maghreb et du Moyen-Orient ont eu recours à la force pour s'affranchir du diktat de l'obscurantisme, nous savons que notre siècle des lumières ne pourra pas émerger d'une nouvelle ère de violence.
La voie de notre changement ne peut être que pacifique, négociée entre toutes les parties prenantes, pour bâtir ensemble un nouveau projet collectif, un nouveau contrat social, dont un nouvel Etat serait le dépositaire. Ma grande crainte réside dans l'incapacité dont nous avons fait preuve jusqu'ici pour essayer de nous comprendre les uns les autres et nous faire confiance. Je vois un avenir sombre sans un sursaut collectif, car la société algérienne est en ébullition. Tôt ou tard, la fraction de ceux qui n'ont rien à perdre ni à craindre deviendra telle que la violence extrême viendra encore endeuiller nos foyers et nous faire prendre un retard irrattrapable dans tous les domaines et hypothéquera encore un peu plus notre avenir.
L'heure est grave, il est temps de cesser de nous comporter en éternelles victimes. Nous sommes tous coupables, coupables de nous être abandonnés au fatalisme, d'avoir renoncé à notre dignité, à nos rêves, d'avoir accepté de brader l'avenir de nos enfants. Nous avons des comptes à rendre à notre jeunesse. Nous lui transmettons un flambeau éteint, une Algérie devenue l'ombre d'elle-même, vulnérable à toutes les convoitises et soumises à tous les aléas.
Notre ennemi aujourd'hui est à rechercher en nous-mêmes et nulle part ailleurs. Il réside dans nos démons internes, notre suspicion les uns envers les autres, notre déresponsabilisation collective, un matérialisme et un individualisme que nous subissons, à défaut d'un véritable projet collectif qui nous permettrait de nous projeter dans une Algérie où chacun de nous trouverait sa place, dans le respect, en harmonie avec les autres.
Aucune alternative n'émergera pour nous détourner de la funeste trajectoire que nous avons empruntée, sans une introspection profonde, sans une prise de conscience collective que le pire est à venir et que nous avons tous beaucoup à perdre. Notre salut viendra d'un sursaut collectif. Il n'y a pas de sauveur qui surgira par miracle pour nous sauver de nous-mêmes. Ce n'est que lorsque nous reprendrons confiance en nous, les uns dans les autres, que nous pourrons faire prendre à notre pays un nouveau départ. Nous devons nous demander dans quelle Algérie nous voulons vivre, et construire notre propre modernité, sans conflit, en harmonie avec les valeurs de tolérance, de fraternité, de courage, et de compassion que véhicule notre religion, dans le respect de l'autre et de sa liberté.
Nous n'avons pas d'autre choix que celui de réussir la refondation de notre nation, pour la faire enfin entrer de plain-pied dans le XXIe siècle et lui faire rejoindre le concert des nations développées et en paix avec elles-mêmes.


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