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Le Qatar, un redoutable sous-traitant
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Annus horribilis, expression déjà utilisée par la reine d'Angleterre pour qualifier l'année 1992 et peut l'être aussi par l'ensemble des dirigeants arabes pour caractériser l'année 2011.
Le quotidien britannique Times désigne Mohamed Bouazizi comme personnalité de l'année. L'opinion internationale n'est plus indifférente à la rue arabe. Dans ce contexte, un monarque tente de se protéger et œuvre même à tirer profit de cette dynamique printanière arabe pour mériter un brevet de civilité, notamment pour services rendus aux puissances occidentales : il s'agit de l'émir du Qatar. Promouvoir la démocratie dans la majorité des pays arabes sans l'appliquer sur son propre territoire, telles sont la prouesse et l'ambiguïté de la politique qatarie.
«La démocratie sans l'aimer» aurait pu écrire Bernard-Henry Lévy. Avec une prétention à peine masquée de disputer la suprématie de la diplomatie saoudienne forte de ses richesses pétrolières et de la protection (voire de la possession) des deux lieux les plus saints de l'Islam : La Mecque et Médine, le Qatar est l'un des premiers pays (avec les Emirats arabes unis) à notifier au secrétaire général des Nations unies leur contribution aux opérations militaires, conformément aux obligations fixées par la résolution 1973 supposée protéger la population libyenne.
L'émir qatari trouve dans ces révoltes arabes le moyen de construire une diplomatie agressive contre les dictatures, mais au service de la politique occidentale. Doha est ainsi la première capitale où s'est rendu le leader islamiste, Rached Ghannouchi, après la victoire de son parti Ennahdha au premier scrutin libre, non seulement de la Tunisie, mais aussi de tous les pays du «printemps arabe». Bien entendu, même avec un vote islamiste, on ne peut parler de régression de la démocratie puisqu'elle n'existait pas dans tous ces pays. Il ne faut pas non plus se laisser aller à l'euphorie post-révolutionnaire. Avec sa chaîne d'information Al Jazeera, Doha détient une arme de propagande redoutable, véritable machine de guerre contre les pays cibles qui sont exclusivement des Républiques et non des monarchies.
Cet émirat n'a ni traditions révolutionnaires ni un réel projet progressiste. Disposant d'énormes fonds, il achète l'influence et entretient des relais au sein des mouvances islamistes jugées modérées. Tous ces islamistes du «printemps arabe» sont «participationnistes», ils veulent et vont prendre le pouvoir par les urnes, braconnage politique sur les terres des démocrates. Fini le temps des élections pièges à musulmans, d'autant plus qu'ils n'ont pas été les initiateurs de ces manifestations, mais ils ont toujours incarné le contre-système. La récupération ou le contrôle, même partiel, des nouveaux dirigeants islamistes octroie à l'émirat une centralité sur l'échiquier politique arabe.
L'émir Cheikh Hamed ben Khalifa Al-Thani, qui dirige le Qatar depuis 1995, met son pays en situation de sous-traitance pour contribuer à réaliser la version actualisée du projet du Grand Moyen-Orient, mais plus recentrée sur les Républiques arabes pour en faire une sorte de «petite Afrique du Nord». Les pays du Levant constitueront l'étape suivante, éventuellement. Etre acteur principal de la restructuration du monde arabe est surtout un bon moyen de se préserver des peu souhaitables changements, telle est l'une des motivations de cette diplomatie relayée notamment par Al Jazeera. Comme l'ensemble des pays arabes, le Qatar était plus que réfractaire au projet du Grand Moyen-Orient. Annoncée par Georges W. Bush, cette politique à partir de deux pays tests, l'Afghanistan et l'Irak, elle vise à propager la paix et la démocratie par un effet domino dans tout le monde arabe.
Eliminer Saddam Hussein et les talibans est une approche de démocratisation par le haut. Cependant, le chaos apparu dans ces deux premiers pays, doublé des résistances des dirigeants arabes à ce remodelage, ont rendu caduc le dessein du Grand Moyen-Orient. Maintenant que l'aspiration démocratique s'est violemment exprimée par les populations et clairement soutenue par l'Occident, de nouveaux acteurs «locaux» peuvent servir de relais pour instaurer des régimes supposés représentatifs dans les Républiques arabes. Dans cette dynamique, le Qatar se veut indispensable pour conduire à bien ce projet de démocratisation par le bas. L'enjeu est à la fois le leadership du monde arabe nouveau et être l'interlocuteur privilégié de l'Occident : autrement dit, la survie et la pérennité du régime.
Doha se dresse comme capitale de la démocratie arabe. Paradoxalement, nous notons le silence relatif d'Al Jazeera vis-à-vis de l'Arabie Saoudite qui se permet même le luxe en plein «printemps arabe» d'envoyer ses chars au secours du régime bahreïni. Sous prétexte d'un accord de coopération sécuritaire qui lie les pays du Conseil de coopération du Golfe. Les experts de la chaîne qatarie nous expliquent qu'il s'agit du strict respect d'un pacte régional. Alors qu'il est clairement stipulé que les interventions armées intra-golfiotes ne sont envisageables qu'en cas d'agression extérieure, on est loin des opérations de maintien de l'ordre, sauf à considérer les chiites bahreinis comme des éléments étrangers. Pourtant, ce sont des Arabes et non des Perses, alors que la présence des sunnites au Bahreïn date d'à peine deux siècles. Deux poids, deux mesures. L'autre pilier de la machine de guerre du Qatar qu'est le Cheikh Youssuf Al-Qaradawi, déclare qu'au Bahreïn, on ne peut pas parler de révolutions mais de «fitna», la messe est dite.
La couverture par Al Jazeera de la chute de Ben Ali est un morceau d'anthologie. Avec l'immolation de Mohamed Bouazizi, cette chaîne construit un véritable récit dans la pure tradition anglo-saxonne du story telling. La fabrication de l'icône immolée doit beaucoup à Al Jazeera qui joue sur tous les registres émotionnels. Bouazizi devient le mythe fondateur de la deuxième République tunisienne. L'hôpital des grands brûlés de Ben Arous, en région tunisoise, porte désormais son nom. Faute de goût ou d'humour involontaire, l'Egypte, poids lourd du Proche-Orient, n'est pas épargnée par le carpet bombing médiatique de cette télévision, encore moins la Syrie, pays central du Levant. Et l'Algérie ? Important pays du Maghreb, elle se vautre dans un âge de glace d'une autre époque alors que la région s'enflamme.
L'Administration américaine actuelle ne souhaite plus être seule en première ligne pour soutenir cette redistribution des cartes de la région. Elle est plus que ravie du soutien de l'Europe, France et Grande-Bretagne en tête, auxquelles s'ajoute le très précieux activisme de l'émirat du Qatar. Puisqu'un pays arabe, musulman de surcroît, se donne le premier rôle, on ne peut cette fois-ci parler de choc des civilisations ni dénoncer l'unilatéralisme américain. Les intentions affichées sont donc pures et les intérêts préservés. Doha, dotée d'une exceptionnelle manne financière se transformant parfois en aide humanitaire, certes intéressée mais bien ciblée, devient une arme d'islamisation massive.


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