Pas d'interdiction claire. Mais pas de visa non plus. Cette année encore, les touristes étrangers dans le Tassili et l'Ahaggar se comptent sur les doigts d'une main. Les agences sur place s'alarment de l'avenir des quelque 10 000 personnes qui vivent du tourisme dans la région. Les autorités, elles, refusent d'entrer dans ce débat. De notre Envoyé à Tamanrasset «Depuis le début de l'année, seule une dizaine de touristes sont arrivés à Tamanrasset ! confie le responsable d'une agence touristique de la ville. Nous subissons d'une part la décision unilatérale des autorités de fermer l'accès à la plupart des sites de la région pour raisons de sécurité. Et d'autre part, le refus des consulats algériens de délivrer des visas aux touristes étrangers désirant se rendre dans le Sud. Cela montre clairement la décision des autorités de vouloir tuer le tourisme d'aventure, pratiqué ici depuis vingt ans…» Boutiques d'artisanat désertées, campings vides, commerçants désœuvrés… A Tamanrasset, cet hiver comme celui d'avant, il manque des touristes dans le décor. Et hier, les membres de l'Association des agences de voyages et de tourisme de Tamanrasset ont décidé de médiatiser leur dramatique situation. Au cours d'une conférence de presse, une «motion de sinistre» a été rédigée et transmise au directeur du tourisme, au wali et au ministre du Tourisme. Car l'avenir de leur activité est en danger et avec celui de 8000 à 10000 personnes – soit environ 10% de la population locale – qui vivent essentiellement des revenus du tourisme. Depuis deux ans (voir chronologie ci-contre), la plupart des agences de la wilaya puisent dans leurs fonds propres pour ne pas mettre la clé sous le paillasson. Cette année encore, elles s'attendent à revivre une nouvelle saison touristique catastrophique car les premiers chiffres en leur possession ne laissent rien présager de bon. Parade Depuis deux ans, le nombre de touristes a connu une chute inexorable. Estimé à plus de 4000 en 2009, le chiffre aurait chuté de moitié en 2010 pour atteindre les 1400 en 2011. Face à cette situation, les agences de tourisme dénoncent le blocage des visas aux étrangers. «Il n'y a pas de restriction sur le mouvement des touristes étrangers au sud du pays, a pourtant déclaré le ministre, Smaïl Mimoune, en décembre dernier. Mais les agences de voyages qui les accueillent sont tenues d'informer les services de sécurité sur les itinéraires à suivre pour éviter de tomber entre les mains des groupes terroristes d'Al Qaîda.» Puis, le 14 décembre dernier, les autorités ont procédé à un rétropédalage et ont annoncé de nouvelles mesures qui laissaient entrevoir une petite lueur d'espoir pour les professionnels du secteur. «On nous demande maintenant de déposer quinze jours avant la date fixée une demande dans laquelle il doit bien être spécifié le parcours emprunté durant le circuit, confie Azzi Addi, président de l'Association des agences de voyages et de tourisme de Tamanrasset. Puis cette demande est directement remise à la direction du tourisme, qui la transmet à la wilaya, ensuite aux autorités militaires, au ministère de l'Intérieur et enfin aux Affaires étrangères pour qu'ensuite le visa soit retiré dans le consulat de résidence du demandeur.» Cette nouvelle procédure permettrait en fait aux autorités de continuer à entraver le tourisme sans que l'Algérie passe pour un pays fermé. «Alors c'est vrai, ils ne refusent plus les visas pour venir ici, explique le propriétaire d'une auberge qui a requis l'anonymat. Ils ont trouvé la parade. Les Algériens accordent le visa après la date prévue pour le début du circuit. Ce qui oblige le touriste à annuler son séjour dans le Sud et aux tours opérateurs, de payer les frais d'annulation.» «Double peine» A Tamanrasset, la décision de fermeture des sites s'explique très clairement : elle est directement liée à la crainte des autorités militaires de devoir faire face à un nouveau kidnapping mené par AQMI, qui s'est spécialisée dans l'enlèvement de touristes depuis les millions d'euros qu'elle aurait obtenue pour la libération de 32 d'entre eux, kidnappés en 2003. «Nos problèmes ont commencé après cette affaire et se sont accentués avec la disparition mystérieuse de la touriste italienne dans le sud de Djanet en février 2011, confie Mohamed Bey Ahmed Benmalek, patron de l'agence Emener (guide en touareg, ndlr). Depuis ces deux rapts, les autorités militaires ont par mesure de précaution préféré tout cadenasser pour ne prendre aucun risque.» Cette décision algérienne avait été suivie par celle de l'Etat français qui avait interdit à ses ressortissants de se rendre dans cette région. «C'est la double peine, commente, amer, Sofiane, jeune propriétaire d'une agence de tourisme. Nous continuons à en payer encore aujourd'hui les conséquences. Car la décision des autorités françaises a été très suivie par les autres ressortissants de la communauté européenne.» Chez Point Afrique, important tour opérateur vers le Sud algérien, le communiqué du Quai d'Orsay a beaucoup contribué à faire chuter les demandes d'inscription vers Tamanrasset. «Depuis deux ans, nous ne proposons plus de circuit vers le Sud parce que la demande est trop faible, a confirmé une responsable du tour opérateur, jointe par téléphone. Nous n'arrivons plus à faire le plein de passagers…» Pour Andréa Bahmann, chef de produit chez Hauser Exkursion, un important tour opérateur allemand, le comportement des autorités algériennes est «incompréhensible». L'agence, qui pouvait encore, il y a quelques années de cela, transférer 300 touristes, ne prévoit cette année que le déplacement d'une centaine d'entre eux. Mme Hauser pointe du doigt toutes les entraves auxquelles l'agence et le client doivent faire face pour obtenir un visa. Fichier régional «Nos clients nous disent maintenant qu'ils ont le sentiment que l'Algérie ne veut pas d'eux. Je ne comprends pas comment avec la crise libyenne, les autorités algériennes ne tentent pas de saisir cette chance pour récupérer les touristes qui ne peuvent plus aller en Libye ou en Syrie.» Coincée par ses frontières avec la Libye, le Mali et le Niger, Tamanrasset subit les bouleversements que connaît la région. Otages de cette situation, les professionnels du tourisme en subissent les répercussions de plein fouet. «Les agences de tourisme semblent être les otages d'événements géostratégiques dont elles sont les premières victimes, reconnaît un cadre du ministère du Tourisme. Tant que la frontière avec la Libye n'est pas entièrement sécurisée, on ne leur permettra pas de reprendre leurs activités.» La psychose de l'enlèvement a poussé les autorités à demander dernièrement aux agences de leur communiquer les renseignements sur le personnel qu'ils emploient pour constituer un fichier régional. «Certains employés ont été complices de kidnapping qui ont eu lieu, justifie le wali de Tamanrasset. Il faut que les autorités procèdent à des enquêtes pour circonscrire le risque.» Mises devant le fait accompli, les agences jouent la carte de l'apaisement. Consciente de la situation qui prévaut aux frontières, elles veulent être considérées comme des acteurs à part entière et estiment mériter un peu plus de considération. «On ne nous a jamais dit que les sites étaient interdits pour des raisons de sécurité ! révèle avec dépit le président de l'Association des agences de voyages de Tamanrasset. On ne l'a appris qu'à la suite d'un article dans un quotidien. C'est quand même aberrant que les premiers concernés par cette décision n'en soient même pas informés !» Avec ses collègues, ils réclament maintenant un écrit officiel qui leur permettrait, auprès des tours opérateurs étrangers avec qui ils sont sous contrat, de justifier l'arrêt des circuits dans la région. Le wali de Tamanrasset, Saïd Meziane, reste sourd à leur demande. «Pourquoi leur remettre un écrit ? s'interroge-t-il. Tous les tours opérateurs savent que le tourisme saharien est fortement décommandé pour certains circuits. Ils n'ont pas besoin d'un papier pour justifier cela…» En plus des ambiguïtés de l'Etat, les professionnels dénoncent une aberration : les sites touristiques interdits aux étrangers ne le sont pas pour… les Algériens ! «Argus du kidnapping» Et ils se demandent malicieusement si pour AQMI, les touristes algériens sont mal appréciés à «l'argus du kidnapping». «C'est vrai qu'il y a moins de risques quand le touriste a la tête d'un Algérien, justifie le wali de Tamanrasset. En revanche, une tête blonde est rapidement repérée dans la région et devient une cible potentielle pour les kidnappeurs.» Face à une situation qui risque de perdurer dans la région, les autorités ressortent des cartons une énième nouvelle politique touristique. Le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, vient d'annoncer, en décembre dernier, la construction de nouvelles infrastructures haut de gamme en direction d'une clientèle locale. Ces nouvelles annonces laissent sceptiques les professionnels du tourisme qui rappellent les spécificités de ce tourisme et le coût élevé de ce genre d'aventure qui mobilise, pour chaque circuit, une centaine de personnes : guides, artisans, chameliers, bouchers… «Ils n'ont pas été capables de développer le tourisme balnéaire, maintenant ils pensent pouvoir le faire dans le Sud, affirment, dépités, les membres de l'Association des agences de voyages. Malgré tout, nous voulons que les autorités sachent que cette nouvelle politique touristique ne se fera pas sans nous. Nous voulons être partie prenante dorénavant dans les décisions qui seront prises.» ******************************** Mohamed Bey Ahmed Benmalek, l'incontournable «guide» : Ne dites surtout pas à Bey Ahmed qu'il est très grand. D'abord, c'est une évidence quand on mesure plus de 1,90m. Ensuite, il a dû subir, tout petit, les railleries de ses copains, obligés de tendre le cou pour lui adresser la parole. Ce matin, il porte la tenue traditionnelle des Touareg et affiche un air inquiet. Assis à son bureau, il relit une nouvelle fois l'allocution qu'il doit prononcer dans le local de l'Association des agences de voyages et de tourisme de Tamanrasset, dont il est membre. Il va soupeser chaque mot et biffer ceux qui pourraient porter préjudice à l'association. Ne jamais tenir des propos qu'on pourrait regretter plus tard, telle est la devise de Bey «le prévoyant». Changement de décor. Un restaurant dans le centre de Tam. Attablé devant un plat africain, le maïnama (viande d'agneau grillée servie avec des épices), Bey pose sur son interlocuteur des yeux scrutateurs. La voix est douce et le propos direct. Mohamed Bey Ahmed Benmalek, l'Homme bleu, veut bien qu'on lui dresse son portrait mais prend soin de ne jamais trop se dévoiler. Une autre devise de Bey, «le secret». Paix sociale Pour l'état civil, Bey est né en 1965. Enfant d'un père arabo-berbère et d'une mère touareg. Il est issu d'une famille très influente dans la région de Tamanrasset. A la maison, on parlait arabe et tamasheq. Le français est venu plus tard. Il l'a appris à l'école. Diplômé en 1995 en géologie, il a d'abord occupé un poste au sein du Commissariat à l'énergie atomique, puis, en 2000, lance avec un associé une agence de tourisme. En 2001, il décide de voler de ses propres ailes et crée l'agence Emener (qui signifie «guide» en targui, ndlr). Depuis cette date, il est devenu un personnage incontournable dans le tourisme local. Nouvelles salves de questions. Bey se débride quelque peu et consent à entrouvrir une petite partie de sa vie. Non, il n'a jamais eu à subir le rejet de ses copains de fac du fait de sa couleur de peau, mais ils lui ont fait ressentir qu'il était différent. «J'avais l'impression de venir d'une autre planète. En plus, ce qui était dingue, c'est qu'ils ne savaient même pas où Tamanrasset se trouve. C'est peut-être à ce moment-là que j'ai compris qu'il fallait aider ma ville à être connue.» Le tourisme, il y est venu par conviction. Par la nécessité de faire quelque chose de vital pour la ville. Il lui fallait prouver aux «gens du Nord», qu'il était capable de lancer une entreprise viable. Aujourd'hui, il emploie une centaine de personnes entre Tamanrasset et Djanet. L'avenir ? Pas réjouissant, il l'admet. «D'autant qu'ici, le tourisme maintient la paix sociale…»